Comment le livre de poche a démocratisé la lecture

Comment le livre de poche a démocratisé la lecture

L’historien Kenneth C. Davis livre une chronique détaillée de la révolution du livre de poche aux États-Unis.

Temps de lecture : 8 min

Entre la fin des années 1930 et le début des années 1980, le monde de l’édition aux États-Unis a connu une véritable révolution, celle du livre de poche (paperback). En mettant à la disposition du plus grand nombre des livres au format et au prix réduits, des éditeurs ont contribué en quelques décennies à démocratiser la lecture et à instaurer un marché de masse outre-Atlantique.

Telle est du moins la thèse défendue par Kenneth C. Davis, un historien grand public dont la série Don’t Much About… est habituée à figurer sur la liste des best-sellers du New York Times. Dans Une culture à deux balles, l’historien se penche sur la naissance et la montée en puissance du livre de poche aux États-Unis, sur les hommes et les entreprises qui sont à l’origine de son développement, sur les politiques éditoriales, les circuits de commercialisation et les stratégies promotionnelles à l’œuvre, et sur l’accueil réservé à ces biens culturels par la société américaine.

Publiée pour la première fois en 1984, cette contribution significative à l’histoire de l’édition contemporaine est pour la première fois traduite en langue française. L’ouvrage de Kenneth C. Davis, dont le titre fait directement référence à un article célèbre stigmatisant la piètre qualité de cette nouvelle forme éditoriale(1) , nous rappelle par quelles étapes le livre de poche est passé avant d’acquérir une véritable légitimité culturelle et d’intégrer pleinement notre quotidien.

Des racines européennes

Si les États-Unis connaissent dès le 19e siècle une succession d’initiatives qui investissent le format poche, ces tentatives ne s’inscrivent pas dans la durée. Avec l’entrée en vigueur du Copyright Act en 1891, la protection est étendue aux œuvres étrangères, ce qui donne un sérieux coup d’arrêt aux pratiques irrespectueuses du droit d’auteur auxquelles nombre d’éditeurs de collections bon marché étaient coutumiers. D’un autre côté, l’équilibre économique reste compliqué à trouver, tant du point des coûts que des volumes de production.

En réalité, c’est en Allemagne et en Angleterre que le livre de poche américain puise ses racines les plus profondes. Fondées au 19e siècle à Leipzig, les éditions Tauchnitz ouvrent la voie avec des réimpressions à bas prix d’écrivains anglophones particulièrement populaires. Dans les années 1930, la société est rachetée par l’Albatross, une maison d’édition concurrente lancée par Kurt Enoch et dont le modèle de fonctionnement s’inspire de celui de Tauchnitz, tout en développant une identité graphique et un programme de publications plus modernes. Toutefois, avec la Seconde Guerre mondiale, Kurt Enoch est contraint de tout abandonner pour rejoindre la France puis les États-Unis.

À la même époque en Angleterre, Allen Lane prend la tête de Bodley Head, une maison d’édition bien connue qui appartient à sa famille mais dont la situation financière est jugée préoccupante. Pour la sauver, il imagine en 1935 une marque de livres de poche qui va connaître un succès fulgurant : Penguin Books. Au début, la chaîne Woolworths, spécialisée dans les articles bon marché, joue un rôle décisif en acceptant de commercialiser ces livres dans ses magasins. De multiples collections voient le jour et l’ouverture d’une filiale à New York, où l’allemand Kurt Enoch est invité à reprendre du service, permet d’investir le marché américain.

Lorsque Penguin débarque aux États-Unis, l’entreprise doit cependant faire face à un concurrent d’envergure. Fortement influencé par les réussites européennes, l’éditeur Robert de Graff s’est associé en 1939 à la maison new-yorkaise Simon & Schuster pour mettre sur pied Pocket Books, collection de poche à la croissance remarquable. Le principal coup de force de Robert de Graff a été de faire entrer le livre de poche dans les kiosques à journaux, en misant sur une collaboration avec des distributeurs indépendants(2) . Comme l’explique Kenneth C. Davis, « l’union des livres de poche au système de distribution des magazines ouvrit la voie de la révolution du poche ». Entre 75 % et 80 % du chiffre d’affaires de Pocket Books est alors réalisé via ce vaste réseau de vente, ce qui place l’entreprise au sommet de l’industrie américaine du paperback.

L’essor du livre de poche : une grande contradiction

Le déclenchement de la guerre ne constitue pas un frein au développement du livre de poche, bien au contraire. Non seulement le format poche est adapté aux uniformes des soldats, qui peuvent l’emmener avec eux facilement, mais les modes de production et de diffusion qui le caractérisent permettent également de répondre avec rapidité à une forte demande d’ouvrages ayant la guerre pour sujet. De 1943 à 1946, le programme Armed Services Editions, né d’une coopération entre l’armée et le monde de l’édition, alimente à une large échelle les soldats américains en paperback. Selon Kenneth C. Davis, l’initiative a « conditionné cette jeune génération à se sentir à l’aise avec des livres de poche » et entraîné le véritable décollage de ce segment éditorial aux États-Unis.

Au sortir de la guerre, Pocket Books poursuit son expansion, qui connaît une accélération significative avec le succès spectaculaire de la série des romans policiers d’Erle Stanley Gardner, articulée autour de l’avocat détective Perry Mason. La maison d’édition est rachetée en 1944 par Marshall Field III, un magnat des grands magasins et des médias. Mais la société doit composer avec de nouveaux concurrents, comme Avon, Dell Books, Popular Library ou Ace Books, dont les politiques éditoriales privilégient volontiers la littérature de genre (westerns, romance, policiers, science-fiction). Pendant ce temps, la branche new-yorkaise de Penguin vole en éclats : le directeur, Ian Ballantine, en désaccord avec la maison mère, claque la porte pour fonder Bantam puis Ballantine Books, tandis que Kurt Enoch rachète avec un associé les activités américaines, qu’il renomme New American Library (NAL).

 Les couvertures deviennent de plus en plus sensationnalistes, avec des slogans accrocheurs et des illustrations suggestives 

La période est marquée par de nombreuses transformations et Kenneth C. Davis parle à ce propos d’un « passage au marché de masse ». De nouvelles sources de revenus sont explorées par les maisons d’édition, qui intègrent des publicités dans leurs ouvrages, augmentent les prix, développent le secteur du livre pédagogique, lancent des revues au format poche et accordent une large place dans leurs sélections aux genres les plus populaires. Les couvertures deviennent de plus en plus sensationnalistes, avec des slogans accrocheurs et des illustrations suggestives. En 1950, 200 millions d’exemplaires sont écoulés aux États-Unis et l’éditeur Pocket Books domine toujours nettement le marché Pocket Books : 50 millions d’exemplaires ; Bantam : 38 millions ; NAL : 30 millions ; Dell : 25 millions ; Avon : 15 millions ; Popular Library : 15 millions.

Dans ce contexte, l’édition de poche se présente sous le jour d’une industrie à double face o&ug rave;, comme l’écrit Kenneth C. Davis, s’exprime une « grande contradiction entre ce qui se faisait de plus bas et de moins intellectuel comme fiction d’un côt&eacuteeacute;, et des essais et de la littérature sérieuse de l’autre. » Initié par Robert de Graff avec Pocket Books, le marché grand public a permis de générer et de toucher un lectorat élargi, mais la décennie 1950 voit fleurir de nouvelles collections, plus exigeantes et sérieuses. C’est précisément ce qu’incarnent des initiatives comme Anchor et Vintage, respectivement lancées par Doubleday et Knopf, mais également le travail de l’éditeur Barney Rosset chez Grove Press, devenu célèbre pour son combat en faveur de la publication d’une version non censurée de L’Amant de Lady Chatterley. Au poche de gare s’oppose donc de plus en plus un livre de poche de qualité, aux visées intellectuelles et littéraires.

 

Une nouvelle ère : l’arrivée des conglomérats

 Le problème central était de savoir qui pouvait lire le livre et non pas ce que le livre contenait 

La progression de l’industrie du paperback dans les années 1950 se produit dans une atmosphère répressive. Les éditeurs doivent faire face à une censure s’exerçant directement sur les versions poches des ouvrages, dont la grande disponibilité est pointée du doigt. Kenneth C. Davis rappelle que « le problème central était de savoir qui pouvait lire le livre et non pas ce que le livre contenait ». C’est ainsi que l’on assiste à une vague d’interdictions dans tout le pays à destination de livres jugés obscènes ou indécents. Entre 1952 et 1953, le comité Gathings, issu de la Chambre des Représentants, auditionne des professionnels du livre et aboutit à des recommandations qui ne sont pas suivies par le Congrès mais qui témoignent du poids de la tradition et des valeurs morales. Un peu partout, des groupes religieux et des comités d’autodéfense mènent des actions pour boycotter les lieux de vente et forcer les kiosques à retirer de leurs étagères les livres problématiques. À cette préoccupation portant sur les mœurs, s’ajoute la peur du communisme, qui entraîne de nombreuses mises en cause pour des raisons politiques.

Avec les années 1960, Kenneth C. Davis explique que la génération des pères fondateurs s’en va et que le paperback entre dans une nouvelle ère. Pour la première fois en 1959, les ventes du poche dépassent celles des livres reliés, en valeur comme en volume. Cette progression est principalement due à une meilleure acceptation du livre de poche par les librairies, jusqu’alors réticentes à accueillir ce genre de publications, et à une progression de son usage pédagogique, notamment dans les lycées et les universités. En matière de contenus, le paperback porte de nouvelles tendances éditoriales, comme le roman d’espionnage(3) , la littérature contestataire(4) , l’heroic fantasy(5) , les essais d’actualité et d’information, tout en se faisant l’écho de mouvements sociaux, comme celui des droits civiques(6) .

Structuré autour de cinq maisons principales – Pocket Books, NAL, Dell, Bentam et Fawcett –, le marché capte l’attention de conglomérats extérieurs à l’édition à partir des années 1960. Ces sociétés sont attirées par la réussite économique des éditeurs de poche, par le prestige du monde du livre et par les possibilités de synergie avec leurs autres activités (télévision, cinéma, médias). Ainsi, la NAL est rachetée en 1960 par la compagnie Times Mirror du Los Angeles Times. Quelque temps après, Bentam Books est cédé à la National General, une société d’assurance, avant d’être repris par une holding détenue par la famille Agnelli, propriétaire de Fiat, qui revend à son tour l’entreprise en 1977 au groupe de médias allemand Bertelsmann. En 1972, Warner Communications, qui possède des studios de cinéma, fait l’acquisition de la Paperback Library, qui prend alors le nom de Warner Books. Au tournant des années 1980, les éditions Harlequin se hissent en deuxième position des ventes de poche grâce à leurs séries de romans d’amour et sont rachetées par Torstar, un groupe de presse canadien. Très actif, l’éditeur Random House détient en 1982 Fawcett, Knopf, Vintage et Ballantine.

Nombreuses, ces grandes manœuvres s’accélèrent et à peu près toutes les maisons d’édition de poche font l’objet d’opérations de rachats, qui s’accompagnent d’un changement de pratiques dans le métier, devenues plus gestionnaires et commerciales. Dans le sillage de ces évolutions, Kenneth C. Davis observe sur la période une baisse des ventes unitaires en même temps qu’une hausse vertigineuse des droits d’acquisition des livres, ce qui ne manque pas de se répercuter sur les prix de vente, en forte augmentation également. La course aux best-sellers, l’homogénéisation de la production, l’influence des modes éphémères, amènent l’historien à affirmer avec une pointe de nostalgie que « l’esprit de prise de risque et d’innovation qui caractérisa la révolution du poche semble quasiment éteint ».

D’une révolution à l’autre

En s’attaquant au phénomène du paperback, Une culture à deux balles montre comment l’industrie du livre s’est réinventée à partir des années 1930 avec une formule éditoriale qui a profondément compté dans l’histoire des États-Unis et qui s’est retrouvée au cœur d’une lutte de valeurs. Dans la préface de l’ouvrage, Bertrand Legendre, professeur à l’Université Paris 13 et spécialiste de l’édition contemporaine, rappelle ainsi que contrairement à la situation française, où l’irruption du poche dans les années 1960 a été suivie d’un débat portant sur sa légitimité culturelle et intellectuelle, « celui qui s’est tenu aux États-Unis dans les années 1950 » a surtout été « dominé par des préoccupations morales », liées au maccarthysme, aux traditions religieuses et au respect des bonnes mœurs.
 


1964 - Le livre de poche et le mépris par ina

Désormais installé dans le paysage littéraire, familier du grand public, il semble que le livre de poche ait achevé sa révolution. Tant et si bien qu’il convient de s’interroger : une telle révolution peut-elle se produire à nouveau ? À cette question, Kenneth C. Davis répond « certainement », avant d’ajouter que « l’heure est venue où l’ordinateur a commencé à prendre les matières premières de la révolution du poche – faibles coûts de production, accessibilité, et matériels ou logiciels peu chers – pour créer une nouvelle révolution probablement plus radicale ». Dès 1984, date où cet essai paraît outre-Atlantique, l’historien avait donc pressenti l’importance des technologies informatiques pour le grand public, à un moment où celles-ci commençaient à peine à pénétrer nos foyers.

Souvent présenté comme une alternative crédible au paperback, le livre numérique a explosé aux États-Unis  à la fin des années 2000. Signe des temps, PocketBook désigne aujourd’hui également une marque de liseuses électroniques. Toutefois, en 2015, les chiffres de vente portant sur les six premiers mois montrent que le paperback pèse plus de 35 % du marché américain de l’édition grand public, contre 32 % pour les livres reliés (hardback) et plus de 23 % pour les e-books. Dans un contexte de stabilisation, voire de tassement du livre numérique, l’édition de poche reste donc le premier segment éditorial aux États-Unis.

    (1)

    Bernard DeVoto, « The Easy Chair: Culture at Two Bits », Harper’s, octobre 1954.

    (2)

    Plutôt que de confier la distribution de Pocket Books en kiosques à l’American News Company (ANC), leader national en matière d’approvisionnement des magazines mais inefficace avec les livres de poche, Robert de Graff décide de travailler avec des distributeurs indépendants, dont la montée en puissance va remettre en cause la suprématie de l’ANC. 

    (3)

    Ian Fleming, John Le Carré.

    (4)

    Jack Kerouac, Philip Roth, Harold Robbins, Thomas Pynchon, etc. 

    (5)

    J.R.R. Tolkien.

    (6)

    Frantz Fanon, Malcom X, James Baldwin.

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