Capture d'écran d'une vidéo enquête de Le Monde retraçant l'origine du tir qui a éborgné Manuel Coisne le 16 novembre à Paris sur la place d'Italie

Capture d'écran d'une vidéo enquête de Le Monde retraçant l'origine du tir qui a éborgné Manuel Coisne le 16 novembre à Paris sur la place d'Italie.

© Crédits photo : Le Monde / Youtube. Capture d'écran.

Comment Le Monde a enquêté sur l'éborgnement d'un « gilet jaune »

Comment Manuel Coisne a-t-il été éborgné lors d’une manifestation de « gilets jaunes » à Paris, sur la place d’Italie ? Dans une enquête vidéo, Le Monde répond à cette question. Une tâche d’ampleur, qui a nécessité plus de 300 heures de travail, nous expliquent Arthur Charpentier et Charles-Henry Groult, journalistes au quotidien du soir.

Temps de lecture : 11 min

Samedi 16 novembre 2019 à Paris, place d’Italie. Manuel Coisne participe à une marche des « gilets jaunes ». Alors qu’il parle avec d’autres participants, l’intérimaire reçoit un projectile au niveau de l’œil. L’impact a été filmé et la séquence, brutale et choquante, rapidement partagée sur les réseaux sociaux. Le service vidéo du Monde a enquêté afin d’éclaircir les circonstances de l’évènement. En est ressortie une enquête vidéo, la deuxième du genre pour le quotidien. Interview avec Arthur Carpentier, journaliste au Monde et Charles-Henry Groult, responsable au service vidéo du journal.

Comment en êtes-vous venu à faire cette vidéo sur cet événement du 15 novembre, place d'Italie ?

Arthur Carpentier : Plusieurs éléments nous ont amené à réaliser cette enquête. Tout d’abord, l’image a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux, mais avec très peu de contexte. Il y avait quelque chose d’interpellant, d'extrêmement violent, à voir ce manifestant qui semblait totalement pacifique perdre son œil à cause d'un projectile sorti d’on ne sait où. Ensuite, lors du travail de pré-enquête auquel nous procédons régulièrement afin de voir s’il est possible de travailler sur un sujet, nous avons découvert d’autres images — notamment certaines tournées par des journalistes du Monde —, qui nous permettaient de tirer des premiers fils. C’est donc en raison de la viralité de l’image, des questions qu’elle suscitait et de l’émergence d’une piste à explorer que nous avons décidé de nous lancer dans cette enquête.

En quoi consiste ce travail de pré-enquête ?

Arthur Carpentier : Il s’agit d’un travail préliminaire assez rapide et superficiel, qui vise à repérer les matériaux utiles. En l’occurrence, de voir si des éléments pouvaient nous aider à déterminer la nature du projectile et son point de départ. Il s’agissait aussi d’établir l’heure des événements afin de voir s’il existait d’autres vidéos prises dans les alentours, à même de nous aider à comprendre. C’est l’un des avantages de ce genre d’enquête en source ouverte : il y a toujours énormément d’images diffusées sur Internet. Au fil de nos recherches, nous trouvons des vidéos prises dans les alentours au même moment, qui montrent des tirs de grenades. C’est le signe qu’il faut persévérer et s’y consacrer pleinement.

Combien de temps vous a-t-il fallu pour produire cette enquête vidéo ?

Arthur Carpentier : En cumulant le temps de travail de toutes les personnes qui ont contribué d’une façon ou d’une autre à cette vidéo, environ 300 heures ont été nécessaires. Au total, sept journalistes ont participé, ne serait-ce que pour donner un coup de main ponctuel. J’ai mené seul le travail d’enquête, essentiellement en sources ouvertes, avec des recherches importantes en ligne, sur les réseaux sociaux et les plateformes vidéo. Cela m’a pris environ une centaine d’heures.

Plusieurs personnes au journal se sont ainsi succédé pour essayer de « détruire » notre reconstitution

Ensuite, une autre centaine d’heures a été consacrée à vérifier la solidité de nos résultats. Plusieurs personnes au journal se sont ainsi succédé pour essayer de « détruire » notre reconstitution. Nous avions procédé par élimination, il était donc nécessaire de vérifier que les raisonnements étaient les bons, que nous n’avions pas omis d’informations, que nous ne nous étions pas fourvoyés. Ce sont principalement Asia Balluffier, Donald Walther et Charles-Henry Groult qui ont participé à cette étape. Dans cette centaine d’heures, j’inclus également beaucoup de temps passé avec Nicolas Chapuis, journaliste au service police/justice, qui nous a aidés à gérer toute la partie « non-open source ». C’est-à-dire, tout simplement, à échanger avec la police et l’avocat de Manuel Coisne.

Pour finir, la mise en image de notre enquête a nécessité une centaine d’heures de travail, avec deux motion designers qui s’y sont consacré à 100 % pendant une bonne semaine. J’ai travaillé avec eux pour comprendre comment ils voyaient les choses et pensaient pouvoir mettre le récit en images, aussi bien du point de vue technique que de la compréhension de l’information.

Pourquoi procéder à une enquête en sources ouvertes sur cet évènement ? Cette méthode n’avait pas été employée pour la première vidéo, réalisée par Asia Bullaffier et Antoine Schirer, qui s’intéressait aux circonstances de la manifestation au cours de laquelle Olivier Beziade a été grièvement blessé le 12 janvier à Bordeaux.

Arthur Carpentier : Il y avait déjà beaucoup d’images de Bordeaux lorsque le travail a commencé sur la première vidéo. Notamment celle du tir et de la chute d’Olivier Beziade, clé de voûte de l’ensemble, mais aussi trois ou quatre autres, donc plus de matériaux. Dans le cas de ce qui est arrivé place d’Italie le 16 novembre, nous nous sommes intéressés à l’évènement très tôt, à un moment où beaucoup moins d’images ont été diffusées. Il a donc fallu aller les chercher.

Ensuite, étant donné l’étendue de la place d’Italie, la distance qui sépare la blessure du tir, ainsi que la masse assez opaque de manifestants entre les deux, nous ne pouvions pas nous contenter des seuls témoignages. Il aurait été très compliqué, voire impossible, de trouver quelqu’un disant : « J’ai vu ce CRS tirer, j’ai suivi du regard la grenade et je l’ai vue arriver ici. » Nous avions besoin d’images prises un peu partout sur la place qui puissent servir de « points de relais » pour synchroniser l’ensemble et nous permettre de situer les faits. En réalité, nous avons utilisé beaucoup plus de vidéos que ce qui est montré dans l’enquête finale.

Toutes les images utilisées pour cette vidéo proviennent-elles d’Internet ? Comment les avez-vous récupérées ?

Arthur Carpentier : Il y a différents cas de figures. Lorsque les images étaient déjà disponibles en ligne, nous avons contacté les auteurs, en demandant s’il était possible d’accéder aux rushs originaux. Pour avoir une meilleure qualité, mais aussi pour vérifier les métadonnées et s’assurer qu’il n’y avait pas eu de montage. Tous les auteurs nous ont donné leur autorisation pour utiliser leurs images. Sur certaines d’entre elles, apparaissaient des personnes en train de filmer, et nous les avons contactées pour visionner ce qu’elles avaient filmé à un moment donné de la journée. Nous avons aussi eu accès à des images tournées par des journalistes de l’agence Line Press, pour lesquelles de manière classique, nous avons acheté les droits.

Quels outils avez-vous utilisé pour vos recherches ?

Arthur Carpentier : Les moteurs de recherche : Google, bien entendu, Yandex, qui marche différemment pour la recherche inversée d’images, mais aussi ceux des réseaux sociaux. Tous ont des capacités assez incroyables lorsque l’on arrive à comprendre leur fonctionnement. Nous avons aussi eu recours à Google Earth et au Street View de Google Maps pour estimer les distances et les positions des différents acteurs sur la place. Et bien sûr, des outils d’analyse de l’image.

Il faut être très prudent, car l’image n’est ni infaillible ni objective 

Cette méthode d’enquête peut donner des résultats impressionnants, comme le reportage de la BBC « Anatomy of a killing », diffusé l’année dernière. Existe-t-il des inconvénients à procéder ainsi ?

Arthur Carpentier : Cela demande un travail de recherche extrêmement minutieux, très long, qui nécessite une bonne organisation et une rigueur certaine. L’autre problématique est la qualité des vidéos trouvées puis utilisées dans le cadre de l’enquête. Beaucoup sont très pixélisées ou ont des perspectives modifiées — dans le cas de celles qui ont été prises par des « fisheyes ». Il faut donc être très prudent, car l’image n’est ni infaillible ni objective. Nous avons emprunté plusieurs fausses pistes dans notre travail. À un moment donné, nous avons utilisé un flux vidéo diffusé en direct afin de synchroniser l’audio d’une autre séquence. Mais à cause d’un problème de connexion, le flux en live avait sauté durant trois secondes, ce qui créait un décalage que nous n’avions pas détecté immédiatement. Finalement, c’est comme pour tout autre genre d’enquête, il faut avoir la même attitude prudente, toujours interroger les images, les mettre en perspective, ne pas les prendre au pied de la lettre.

Vous l’évoquiez, le son est très important dans cette vidéo. C’est un élément capital dans l’évocation de ce qu’il s’est passé sur la place.

Arthur Carpentier : Les éléments que l’on donne s’articulent autour de deux grands axes. D’une part, la localisation géographique de l’origine du tir, d’autre part, la synchronisation temporelle entre le départ du projectile et le tir. Une fois le tir isolé, la seule manière de bien faire comprendre ce qu’il se passe dans les deux secondes jusqu’à l’impact est non seulement de comparer les images, mais aussi de superposer le son. Celui-ci a l’avantage de faire ressortir les moments importants, principalement la détonation au départ et le bruit étouffé du choc, qui interpellent peut-être plus que l’image.

Étant donné la nature sensible du sujet, y avait-il des précautions particulières à prendre ?

Arthur Carpentier : Je ne crois pas que nous ayons eu à prendre de telles mesures, en tout cas pas plus que lorsque l’on s’intéresse à un drame humain. Cependant, nous avons veillé à présenter avec la même rigueur ce qu'il se passait du côté de Manuel Coisne et du côté des forces de l’ordre au moment et à l’endroit d’où le tir a été effectué. Il fallait aussi bien montrer que Manuel était en pleine discussion au moment de l'impact que le fait que le groupe de sept CRS était pris sous des jets nourris de projectiles.

Quels ont été vos contacts avec la police durant cette enquête ?

Arthur Carpentier : Les policiers n'ont pas souhaité s'exprimer sur ce cas en particulier, une enquête ayant été ouverte. Nous leur avons posé des questions assez précises sur le cadre plus général d'utilisation des armes, en particulier concernant le lance-grenades Cougar. Dans une enquête sur les actions des forces de l'ordre, il est difficile d’accéder aux instructions et notes qui encadrent réglementairement l'utilisation des armes de force intermédiaire, notamment pour l’appareil en question ici. La police nous a aidés en confirmant notamment l'angle de tir réglementaire à 45°, qui est l'élément clé de l’affaire. [Il s’agit d’un tir de grenade vers le haut, le projectile adoptant ensuite une trajectoire en cloche. Dans la vidéo produite par Le Monde, le tir du CRS est tendu, bien plus aligné avec le sol, presque à l’horizontale, NDLR.]

Capture d'écran d'une vidéo enquête du Monde retraçant l'origine du tir qui a éborgné Manuel Coisne le 16 novembre place d'Italie à Paris
Capture d'écran de la vidéo du Monde retraçant l'origine du tir qui a éborgné Manuel Coisne. Crédits : Le Monde / Youtube. 

Nous connaissions cette consigne par quelques sources pas aussi fiables et solides qu'une réponse officielle du service de communication de la police. Sans confirmation officielle, nous aurions eu un peu plus de difficultés à raconter les évènements et à donner toute son importance à cette information.

Depuis quand Le Monde réfléchit-il à ce genre de vidéo enquête ?

Charles-Henry Groult : Nous réfléchissons à en faire depuis janvier 2019. Et depuis septembre, nous pensons non seulement à la manière de les faire, mais aussi à la structure de l’équipe pour être en mesure d’en produire davantage. Il ne faut pas que ce soient des one shots, une succession d'épisodes en fonction des informations intéressantes qui tomberaient, mais que l'on puisse, avec une certaine régularité, proposer du contenu d'enquête de très grande qualité.

Pour cela, il fallait bien évaluer les temps de production, les outils, les logiciels, mais aussi les compétences nécessaires, en motion design par exemple. Ces deux vidéos nous ont beaucoup appris sur tout cela. Les besoins d’un service vidéo pour de l’enquête sortent en partie de l’ordinaire, avec par exemple la cartographie et la modélisation 3D. Cela implique aussi de collaborer avec d'autres personnes au sein du journal : le service police justice pour cette vidéo, mais aussi avec le service international dans le cadre de projets à paraître dans les prochains mois.

Nous arrivons à percer en tant qu’acteur vidéo important, et non pas juste comme la section vidéo d’un journal connu pour autre chose

Pour l’instant, il s’agit de faire différemment avec ce que nous avons déjà réalisé. Les vidéos d’explication sont notre cœur de métier. Ici, c’est l’équivalent d’une grosse vidéo d’explication. C’est non seulement soutenable, mais aussi souhaitable. C’est très bénéfique en ce qui concerne l’impact et la visibilité de la production vidéo du Monde. En utilisant nos compétences pour produire des vidéos nécessaires sur des sujets sensibles, nous arrivons à percer en tant qu’acteur vidéo important, et non pas juste comme la section vidéo d’un journal connu pour autre chose.

Quels enseignements tirez-vous de ces deux vidéos ?

Charles-Henry Groult : La première leçon est que l'enquête est un domaine qui nécessite beaucoup de temps, a fortiori en vidéo. Le montage est un processus très chronophage, chaque correction à effectuer prend beaucoup de temps. Pour bien le faire, il faut vraiment se donner le temps. Par conséquent, nous ne pourrons pas rester sur un modèle qui serait l'équivalent d'un gros explainer. Nous allons devoir partir du principe qu’il s’agit d’un autre genre de format, plus lourd.

Le deuxième enseignement, très positif, est qu'il y a un espace à prendre dans le journalisme en ligne autour des enquêtes vidéo. Il existe beaucoup de formats de haute qualité et d'enquête à la télévision, par exemple. Mais sur des formats d'enquête vidéo avec une démarche de « police scientifique », un peu sur le modèle de ce que fait le New York Times avec leurs Visual Investigations avec le laboratoire britannique Forensic Architecture, il y a un besoin. Les commentaires très positifs nous l’ont confirmé. Là nous avions des compétences que l'on pouvait utiliser et nous nous sommes rendu compte qu'il y avait un espace pour nous.

Le motion design n'illustre pas le propos, mais apporte des éléments de preuve

Une autre leçon de ces premières enquêtes vidéos est l’importance cruciale du motion-design comme outil d'administration des preuves.  Dans les deux vidéos, mais surtout la première, le motion design n'illustre pas le propos, mais apporte des éléments de preuve. Dans la vidéo de Bordeaux, les séquences en modélisation 3D existent parce que l'on a besoin de combler les vidéos manquantes. C’est notamment le cas d’un plan filmé par une caméra de surveillance auquel nous n’avons pas eu accès.

Dans la deuxième vidéo, cela se traduit par l’illustration de la trajectoire des grenades. Il y a eu trois essais de motion design sur ce point précis. En tout, il y a dû y avoir cinq ou six allers-retours sur le choix de la couleur, mais nous nous sommes aussi posé la question de savoir si nous devions uniquement montrer le départ du tir, ou s’il fallait suivre la trajectoire rouge jusqu'à l’impact. Nous avons aussi évoqué le fait que si nous ajoutions la trajectoire, nous risquions de recouvrir le tir, ce qui aurait pu faire naître le soupçon que nous avions créé un tir qui n’existait pas. C’est pourquoi nous avons ajouté de la transparence sur l'effet pour que les gens désireux de suivre la trajectoire image par image puissent quand même voir le projectile.

Quels indicateurs regardez-vous pour déterminer si vos vidéos d’enquête sont un succès ou non ?

Charles-Henry Groult : Ce n’est pas très différent de ce que nous regardons d’habitude. Le nombre de vues ne nous intéresse pas le plus, nous prêtons plus d’attention au pourcentage moyen de la vidéo regardé. Nous sommes aujourd’hui à 60 %, ce qui est énorme, car nous faisons de plus en plus de vidéos qui vont au-delà des 10 minutes, ce qui signifie que les gens restent 6 minutes sur nos contenus. Bien entendu, nous nous intéressons aussi aux réactions politiques à la suite de nos révélations, c’est un paramètre de mesure de l’efficacité de notre propos.

Ces vidéos ne sont donc pas juste des expérimentations, mais un exercice que vous allez renouveler ?

Charles-Henry Groult : Nous aurions pu parler d’expérimentation s’il s’était agi d’une tentative nous apprenant des choses qui auraient irrigué d'autres formats. Là, nous sommes vraiment dans une stratégie de construction d'un format complémentaire pour Le Monde qui a vocation à être renouvelé. Il s’agit de dire que le journal existe aussi dans le domaine de l'investigation en images, visuelle. Maintenant que l'on a publié nos premières productions de ce type, l'enjeu est de maintenir notre qualité et notre avance pour proposer des contenus qui sont à la hauteur de ce qui est attendu de nous. Notre objectif est d’en publier plusieurs dans l’année, dont une ou deux d’ici le printemps.

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