Comment les attentats ont bouleversé nos échanges sur les réseaux sociaux

Comment les attentats ont bouleversé nos échanges sur les réseaux sociaux

Le 7 janvier 2015, la nouvelle de l'attaque contre Charlie Hebdo se répand sur les réseaux sociaux. Rapidement, la sidération s'empare des plateformes, notamment Twitter, Facebook et Instagram, et modifie la nature et la forme des échanges. Retour sur ce phénomène avec Joël Gombin.

Temps de lecture : 9 min
Joël Gombin est un politologue français, co-fondateur de Datactivist, une société coopérative qui a pour mission de rendre l'open data utile et utilisé. Il s'est intéressé, dans le cadre d'un chapitre du livre Le défi Charlie (Lemieux éditeur, 2016) au bouleversement du web politique au lendemain des attentats contre Charlie Hebdo.
 
Quel était l'objectif de l'étude que vous avez menée avec Bérénice Mariau et Gaël Villeneuve  ?
Joël Gombin : Cela doit évidemment beaucoup aux circonstances. Il se trouve qu'à l'époque, je travaillais déjà, avec une société qui s’appelle Antidox, sur un « baromètre de la haine en ligne », qui s’intéressait à différentes expressions, racistes, antisémites, sexistes, homophobes sur internet, en particulier sur Twitter. Nous nous intéressions aux questions d'opinion en ligne, d'expression sur les réseaux sociaux, notamment d'expression haineuse, etc. Et donc, lorsque les attentats du 7 janvier se sont produits, nous nous sommes tout de suite dit qu’il fallait faire quelque chose, afin de pouvoir voir ce qui se passe sur internet, sur les réseaux et sur Twitter en particulier. Nous avons essayé de faire sens de tout ça en essayant de dégager quelques enseignements et en s'intéressant notamment à la temporalité. Il nous a en effet semblé que ce moment avait été marqué par des étapes successives assez claires : les attentats, leurs conséquences, la traque des terroristes, les réactions politiques, les manifestations. Et cette temporalité a pu être observée sur les réseaux sociaux.
 

Pouvez-vous revenir sur les réseaux que vous avez étudiés dans ce cadre ?
Joël Gombin : Notre source principale était Twitter, puisque nous avions un dispositif qui nous permettait de capter de manière exhaustive, ou quasi exhaustive, les contenus qui y étaient postés. Compte tenu de la volumétrie des tweets qui ont été émis à ce moment-là et des limites techniques fixées sur l'API de Twitter, qui font qu'on ne peut pas récupérer plus de 1 % de l'ensemble des flux Twitter à un moment donné, on sait qu'il y a probablement une partie des tweets qui ont échappé à notre collecte. Ce qui a un impact sur le volume de tweets dont nous faisons état et qui est sans doute un peu en deçà de la réalité. Mais ce n'est pas dramatique du point de vue de l'analyse du contenu. Twitter est la plateforme sur laquelle nous nous sommes principalement appuyés, à la fois parce que c'est celle sur laquelle l'accès au contenu est le plus facile et parce que nous avions déjà une infrastructure qui fonctionnait à notre disposition. Notre deuxième source sont les groupes privés sur Facebook qu'on observait. Là l'échantillonnage avait été fait de manière plus qualitative, en amont des attentats, il n'a pas été fait pour observer ça. Enfin, troisième type de source : les images qui ont été tirées à la fois de Twitter, de Facebook et d'Instagram pour procéder à une analyse plus sémiologique.
 
 
Pouvez-vous revenir sur le terme de « conjoncture fluide » qui apparaît à plusieurs reprises dans votre texte ?
Joël Gombin : Le terme de « conjoncture fluide » vient de la littérature et de Michel Dobry en particulier, qui l'avait utilisé au départ pour étudier un très grand nombre de situations de crise politique, de crise institutionnelle, etc. Il proposait de substituer au terme de crise, qui est imprécis, celui de conjoncture fluide pour signifier le fait que dans ces situations-là, il y a une fluidité beaucoup plus grande que dans le fonctionnement habituel des institutions et des acteurs politiques.
 L'expression sur les réseaux sociaux était tout à fait extraordinaire, au sens premier du terme 
Il y a des formes de sorties des cadres habituels, d'écarts vis-à-vis des normes qui s'appliquent habituellement, etc. De ce fait, il peut se dérouler dans ces situations des choses qui paraîtraient inattendues ou incongrues d’ordinaire. Il nous a semblé que les quelques jours qui ont suivi les attentats à Charlie Hebdo, ont été précisément marqués par cette forme de fluidité vis-à-vis des normes habituelles. Et en ce qui concerne l'expression sur les réseaux sociaux, on voit bien qu'elle était tout à fait extraordinaire au sens premier du terme et, en même temps, marquée par une grande versatilité avec des cycles émotionnels qui s’enchaînaient de manière très rapide.
 
 
Qu’avez-vous pu observer sur Twitter par exemple?
Joël Gombin : Le premier élément, de manière très claire, c'est la volumétrie tout à fait exceptionnelle qui a été observée à ce moment-là avec un nombre de tweets par seconde ou par minute qui était très clairement beaucoup plus élevé que dans la situation habituelle, avec sans doute beaucoup d'utilisateurs venus sur Twitter à ce moment-là alors qu'ils twittent habituellement très peu ou pas.
 La proportion de tweets qui relayaient des messages haineux ou hostiles était extrêmement faible 
En plus de cela, il y a une spécificité assez claire qui concerne le contenu de ces tweets : ceux-ci étaient dotés d’une charge émotionnelle extrêmement forte. Mais surtout, ce qui nous a beaucoup frappés, c’est que la proportion de tweets qui relayaient des messages haineux ou hostiles était extrêmement faible. Ça nous a d’autant plus frappé qu’avec un baromètre d'observation des propos haineux mis en place depuis quelques temps, nous avions pu observer qu’en général, dès qu’il se passait quelque chose, l'événement faisait l'objet de reprises par des tweets porteurs de messages haineux. Là ça n’a pas été le cas les deux premiers jours et il faut attendre le 10 janvier pour voir apparaître de manière assez significative ce type de messages comportant des #jesuischarliemartel ou #jesuiscoulibaly, etc. Mais ça arrive assez tard en réalité, comme s'il y avait eu vraiment une période de stupéfaction collective qui rendait inexpressible si je peux dire, indicible, ce genre de message.
 
Quel a été le rôle de l'image dans la communication des idées et de l'émotion sur Twitter ?
 
Joël Gombin : Le rôle des images a été très fort et c'est pour ça que nous avons souhaité y consacrer des développements. La communication, que ce soit sur Twitter ou sur d'autres supports d'ailleurs, était très fortement visuelle, ne comportant souvent pas de sous-titre et de texte, avec notamment beaucoup d'images de la place de la République, de la manifestation du 11 janvier, etc. Les images étaient sans doute assez largement un moyen de véhiculer les émotions collectives qui étaient ressenties. De la même manière, on observe qu'à partir du moment où des dissensions commencent à se faire entendre, en particulier à partir du 10 janvier mais encore plus à partir du 12 janvier, les images participent à l'expression de cette dissension avec des caricatures, des montages photos hostiles aux manifestants du 11 janvier, etc. Il me semble que dans un moment présent d'émotion collective, une image était aussi un moyen auquel beaucoup ont recouru pour à la fois transmettre de l'émotion et aussi faire passer les messages qui faisaient l'objet d’un certain opprobre collectif.
 
 
Dans le cadre de l'analyse des images, qu’avez-vous pu observer sur Instagram ?
Joël Gombin : C'était difficile d'un point de vue technique parce que nous n’avions pas à disposition les mêmes outils sur Instagram que sur Twitter pour collecter du contenu et l'analyser, par exemple. Sur Instagram, notre collecte de données a été plus qualitative, nous avons ciblé certains hashtags que nous avions pu identifier et analysé les images. Je ne pense pas qu'on soit en capacité de tirer des conclusions très générales sur l'ensemble de ce média à ce moment-là. Nous voulions plutôt regarder quelles étaient les images qui étaient assez largement partagées et ce qu'on pouvait leur faire dire d'un point de vue sémiologique. Sur cette analyse, il n'y avait pas du tout de vocation d'exhaustivité ou de représentativité éventuelle. Sur Twiter, nous avions plus de visibilité sur la représentativité et sur l'articulation avec d'autres éléments, avec qui les utilisateurs parlaient, les réseaux dans lesquels ils s'inscrivaient, les discours textuels, etc. Sur Instagram il n’y a pas la possibilité de mettre en parallèle ou en perspective avec d'autres exemples. Mais les visuels étaient largement les mêmes que sur Twitter et sur Facebook.
 

Vous avez évoqué à plusieurs reprises la date du 10 janvier comme étant celle d'une résurgence d'un temps contradictoire, à l'encontre du ton consensuel qui s’est imposé sur Twitter après les attentats. Que s’est-il passé le 10 janvier selon vous pour que ce mouvement inverse ne démarre ?
Joël Gombin : C'est difficile à dire, je pense qu'il y a plusieurs éléments. D'abord, il y a une forme d'épilogue avec la fin de la traque et la préparation de la journée du 11 janvier qui a agi comme un élément de légitimation de l'expression dissensuelle, parce qu’il y a plusieurs lignes d'argumentation qui vont contre les notions dominantes qui sont celles du soutien à la manifestation qui commencent à apparaître. Il y a, d'une part la peur d'une réplique des attentats le 11 janvier, la peur que la manifestation soit prise comme cible.
 L’invitation et la participation d'un grand nombre de chefs d'État étrangers à la marche du 11 janvier a été l'occasion de manifester un certain nombre de dissensions 

D'autre part, le fait que le FN n'ait pas été invité ou que certains aient indiqué que la présence de Marine Le Pen n'était pas désirée lors de cette manifestation va rendre possible l'expression d'une dissension venue de l'extrême droite qui était très peu visible jusqu'à lors. En particulier parce que les auteurs des attentats étaient islamistes et donc l'extrême droite, d'une certaine manière, n'avait guère d'autres choix que de communier. L’invitation et la participation d'un grand nombre de chefs d'État étrangers à la marche du 11 janvier est également l'occasion de manifester un certain nombre de dissensions, les thèmes géopolitiques par exemple reviennent dans le débat. Donc je pense que dès lors qu'on sort purement de la communion émotive et que l’on revient sur des sujets concrets, en l’occurrence l'organisation de la manifestation du 11, la dissension peut à nouveau s'exprimer. Cela va être renforcé à la fois avec la manifestation du 11 puis avec la une de Charlie qui sort le 12 et qui va pleinement re-légitimer, je dirais, ou rendre possible la mise en débat du consensus.

 
Un autre élément que vous avez pointé du doigt est qu'à partir du 12 janvier, les publications et les échanges sur Twitter reviennent à peu près à leur état pré-7 janvier. C'est-à-dire que sur Twitter, par exemple le « LOL » est de retour. Comment vous expliquez ça ?
Joël Gombin : Effectivement le constat nous semble assez clair. Pour l'ensemble de la population française, la période après le 7 janvier ne peut pas être exactement comme la période précédente. Dans les pratiques d’énonciations, dans les pratiques discursives. Néanmoins, on observe sur Twitter une forme de retour à la normale dans le sens où le moment de communion qui a été ouvert le 7 janvier s'est très clairement refermé. À partir du 12 (jour où la couverture du premier Charlie Hebdo post-attentat a été présentée, NDLR), on n'observe plus l'unanimité émotionnelle qui était observée les jours précédents, on n'observe plus l’espèce d'impossibilité d'émettre des avis, des opinions discordantes. Au contraire, une forme de routine sur les réseaux sociaux se remet en place, dont la plus significative me semble être le LOL. Or il s’agit d’une activité importante sur Twitter, totalement écartée à partir du 7 janvier et qui revient en force à partir du 12, ce qui nous a semblé être le signe d'une forme de retour à la normale. Je pense que le triple moment de la fin de la traque des criminels, la manifestation du 11 et la parution de Charlie le 12, plus le fait qu’une nouvelle semaine commençait nous fait rentrer dans un cycle personnel et professionnel renouvelé, amenant à cette forme de retour à la normale.
 
Lors du passage que vous consacrez à Facebook (vous avez observé des groupes pro Marine Le Pen et d’autres qui accueillent des amateurs de rap), vous employez l'expression de Dominique Cardon qui définit le réseau social et ses groupes comme un espace en « clair-obscur ». Pourriez-vous nous dire pourquoi cette formule vous paraît opérante ?
Joël Gombin : Le choix des groupes Facebook que vous évoquez, n'était pas du tout lié aux attentats, il avait été fait auparavant, dans le cadre de l'Observatoire que j'évoquais plus tôt. Car nous souhaitions aussi bien étudier une parole d'extrême droite, potentiellement raciste ou en tout cas xénophobe, que des paroles dont on pouvait supposer qu'elles étaient plus proches d'une certaine jeunesse urbaine. Il se trouve que nous avions ces éléments d'observation sous la main et que nous les avons exploités. Mais ce n'est pas nécessairement les meilleures entrées, d'autres choix auraient pu être faits.
 Sur Facebook, il y a une certaine liberté de parole et en même temps il y a des animateurs qui peuvent exercer un rôle de censure 

Ensuite, par rapport à ce que dit Dominique Cardon, ces groupes Facebook ont la caractéristique d'être à la fois des espaces conçus comme privés, c'est à dire dans lesquels une certaine parole peut s'exprimer de manière relativement peu censurée - et c'était bien ce qui nous intéressait - mais dans le même temps nous avons clairement vu que le coût d'entrée était très faible. En fait, il suffit de demander à rentrer dans ces groupes, la validation est quasi automatique. La parole s'en ressent : à la fois il y a une certaine liberté de parole et en même temps il y a des animateurs qui peuvent exercer un rôle de censure, lorsque des dérapages se font violents, ce qui a été très clairement le cas sur les groupes qu'on a observés. Donc de ce point de vue-là, ça nous semblait être des dispositifs d'observation particulièrement intéressants parce qu’il ne s’agit pas nécessairement d’une parole qui vise à la représentation publique de soi, on est plutôt dans une forme d'entre-soi qui permet l'expression d'attitudes qui, dans d'autres situations d'énonciation, n'auraient pas nécessairement pu avoir lieu. Quant à une éventuelle perturbation de cet état de fait sur Facebook, honnêtement, je ne suis pas sûr qu'on ait les éléments pour répondre.


Y-a-t-il a d'autres événements en France durant lesquels on a pu observer de telles distorsions sur les réseaux sociaux ?
Joël Gombin : Les attentats du 13 novembre ont probablement provoqué des phénomènes similaires. Par ailleurs je pense qu'il ne faut pas aussi sous-estimer les transformations des médias eux-mêmes, notamment en ce qui concerne Twitter. Je pense qu'entre janvier 2015 et aujourd'hui, il y a eu des transformations structurelles du média, à la fois dans le nombre d'usagers, dans leur nature, dans leur type d'usage, dans les contraintes techniques imposées par le média, etc. De nombreuses choses ont pu évoluer, rendant la comparabilité sans doute un peu difficile. Un autre élément extrêmement important, c'est qu’à la suite des attentats en janvier 2015, l’apparition d’expressions haineuses, anti-Charlie, a eu un impact sur la régulation des réseaux sociaux en général et de Twitter en particulier. Au moment de l’attaque contre Charlie Hebdo, il y a encore assez peu de filtrage de ce qui se raconte sur Twitter ainsi que de la manière dont les tendances remontent. Il y aura beaucoup plus de filtrage par la suite. Pas nécessairement sur le contenu lui-même, parce que Twitter était assez réticent à le mettre en place, mais au moins sur la manière dont Twitter faisait remonter les trending topics, et ce n'est pas tout à fait neutre. Les trending topics peuvent avoir un effet assez puissant d’emballement autour de certaines thématiques. Un petit jeu s'était mis en place dans certaines com munautés pour arriver à faire remonter un trending topic pour créer un effet de bulle, ce qui a été assez largement régulé par Twitter par la suite. Donc il me semble aussi que la comparaison terme à terme à des moments différents doit être faite avec beaucoup de précautions.
 
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Crédit photo : Authueil (CC BY-SA 4.0)

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