Les personnages Ryan et Brown

© Crédits photo : Kakao Talk / Line. Montage : Ophélie Surcouf.

Comment les émojis asiatiques ont fait le succès des applis de messagerie

Vu de France, difficile d’imaginer que le business model d’une entreprise repose sur des émojis et autres stickers. C’est pourtant le cas de plusieurs d’entre elles en Asie. Marketing de pointe et bon timing sont au cœur de ce succès, mais notre cerveau et notre manière de communiquer ont aussi leur rôle à jouer.

Temps de lecture : 7 min

Voici Ryan, le lion (à gauche), et Brown, l’ours (à droite). Ces personnages sont des super stars en Asie. Les enfants se disputent leurs peluches et les jeunes rêvent de coques de téléphone à leur effigie. Sont-ils les héros d’un dessin animé ? D’une bande dessinée ? Pas tout à fait.

À l’origine, Ryan et Brown sont… des émojis, ou plus précisément des « stickers », tout droit venus des applications de messagerie coréennes KakaoTalk (Ryan) et Line (Brown). Les utilisateurs peuvent s’envoyer des versions statiques ou animés de ces personnages dans leurs conversations, acheter ou (s’)offrir des collections de nouveaux émojis, ainsi que des centaines de produits dérivés à leur effigie, développés devant le succès de ces deux personnages. Une possibilité loin d’être anodine lorsque l’on sait que KakaoTalk est utilisée par 93% des utilisateurs de smartphones en Corée du Sud et que Line — créée par Naver le concurrent direct de Google en Corée — est l’application au plus grand nombre d’utilisateurs actifs mensuels (non-jeu, classement AppAnnie sur l’année 2018) au Japon et à Taïwan.

Une jeune femmes pose avec l'ours Bryan dans un magasin Line Friends. Crédits : Ophélie Surcouf. 

En comparant avec les applications populaires en France — Messenger (Facebook), WhatsApp, Telegram, etc – il est difficile d’imaginer que les émojis puissent être à l’origine du succès d’une application de messagerie. Ce sont pourtant eux qui ont permis aux deux entreprises coréennes de fidéliser les utilisateurs et de bâtir leur empire dans toute l’Asie.

 

Interfaces des applis Line et KakaoTalk. Crédits : Line / KakaoTalk. Montage : Laszlo Perelstein.

Une relation particulière aux émojis et au « mignon »

Pour Gabriele de Seta, chercheur en anthropologie à l’académie de Sinica, à Taïwan, le succès de ces applications est d’abord dû à un marketing cohérent. Le premier facteur est ce que l’on appelle platform locking on, en français l’équivalent reviendrait à dire que l’on « verrouille les utilisateurs sur la plateforme ». « C’est une stratégie commune chez tous les géants du Web. Qu’il s’agisse de Facebook, WhatsApp ou de l’application de messagerie chinoise WeChat, le but est de garder les utilisateurs sur leur plateforme. Pour y arriver, ils doivent proposer quelque chose d’unique et d’original, résume-t-il. C’est aussi pour cela qu’ils se copient tous les uns les autres. »

Émojis du Moma. Crédits : Docomo INC . 

Que toutes les applications aient en commun de proposer des émojis n’a rien de surprenant. L’histoire des communications en ligne est complexe mais l’une de ses constantes est le poids de l’image sur le texte, souligne Gabriele de Seta dans son étude Biaoqing, the circulation of emoticons, emojis, stickers, and custom images on chinese digital media platform. En 1998, le Japonais Shigetaka Kurita développe 176 émojis (du japonais « e », image et « moji », personnage) pour l’entreprise de télécoms DoCoMo. Apple s’en inspire dix ans plus tard pour développer sa première gamme d’émojis à destination des utilisateurs japonais de l’iPhone. Et depuis 2010, l’Unicode définit les émojis standards disponibles sur les logiciels de messageries, les réseaux sociaux et les applications de smartphones. Les applications doivent donc se démarquer via d’autres fonctionnalités pour sortir du lot : GIFs (suite d’images animées en une courte séquence), bitmojis (des personnages personnalisables) ou… stickers.

Aucune application n’a réussi à aussi bien intégrer à son image de marque les stickers que Line et KakaoTalk.

Sur l’application Line, ces derniers ont fait leur début dès 2011, une première alors dans le monde. Le concept a depuis été repris par la plupart des applications de messagerie comme Messenger en avril 2013. De son côté, Apple a attendu septembre 2016 pour ajouter un magasin d’applis à iMessage, permettant notamment l’accès à une plus large variété d’émojis, ainsi qu’à des stickers. Mais aucune n’a réussi à aussi bien l’intégrer à leur image de marque que Line et KakaoTalk.

« [Cette réussite] est aussi liée à la longue histoire des personnages mignons dans ces pays, analyse Gabriele de Seta. Chaque ville a sa propre mascotte au Japon comme en Corée, et tout le monde connaît les Pokémons ou Hello Kitty. » La culture du kawaï (Japon) ou de l’aegyo (Corée) remonte : l’une des caractéristiques principales des usages technologiques en Asie est d’ailleurs « d’humaniser les espaces technologiques en les personnalisant et en les rendant mignons », pointe Larissa Hjorth, co-directrice du laboratoire de recherche en ethnographie numérique de l’université de RMIT, en Australie, dans son étude Gifts of presence: a case study of a South Korean virtual community (Cyworld’s mini-homphy, 2009). Rien d’étonnant, donc, à ce que Line et KakaoTalk aient d’emblée investi de gros efforts derrière la création de leurs personnages animés. « Facebook n’a pas été bon pour créer de nouveaux personnages et les connecter à son image de marque, ajoute Gabriele de Seta. Pas un seul ensemble de stickers ne me vient en tête lorsque je pense à Facebook alors que ceux de Line ou Kakao sont iconiques. »

Crédits photos : Line Friends - Naver.

L’animation des sentiments

La force qui propulse les stickers trouve aussi ses racines dans notre manière de communiquer et leur impact sur nos émotions. « Les gens utilisent les émojis pour exprimer des sentiments quand les mots leurs manquent », estime Angela Guzman. La startupeuse a co-créé la toute première gamme d’émoticônes développés en 2008 sur l’iPhone et a depuis travaillé avec AirBnb et Google sur l’expérience utilisateur de leurs produits. « Un émoji traduit un maniérisme ou un geste physique. Parfois il crée la différence entre une déclaration dramatique et un trait d’humour. »

L’apparition des émojis est un peu trop récente pour que les résultats d’études soient concluants mais il est déjà possible d’y trouver des ébauches de réponses permettant d’expliquer pourquoi nous nous attachons et nous identifions à eux si facilement. La première raison se résume à un chiffre : seulement 7 % de notre manière de communiquer vient des mots. Ainsi, en passant de l’oral à l’écrit, 93 % de ce que nous disons se perd. Selon Alecka Camp, chercheuse en psychologie à l’université de Westfield, aux États-Unis, nous utilisons donc en partie les émojis pour remplacer ce chaînon manquant de notre communication. « Ça et peut-être la paresse du Millénial », ajoute-t-elle en riant. « Plutôt que d’écrire un message pour expliquer que je ressens cette émotion en particulier, je vais trouver une image qui résume tout à la fois. » Un rôle qu’un sticker comble d’ailleurs bien mieux qu’un émoji, puisqu’il peut représenter plus largement une action et son ressenti.

Stickers de l'application KakaoTalk. Crédits : KakaoCorps.

Chercheuse en psychologie à l’université d’Edge Hill, en Angleterre, Linda Kaye précise de son côté que ces petits personnages nous permettent souvent d’éviter les malentendus et transmettre l’ironie ou l’humour. « Par exemple, nous utilisons l’émoji joyeux pour être sûrs de bien se comprendre », explique-t-elle en se basant sur ses études sur Facebook. Elle et son équipe sont également en train de faire plus de recherches pour déterminer à quel point les « émojis » affectent nos émotions. Car notre cerveau réagit plus vite aux mots représentant des émotions qu’aux autres : « heureux » est ainsi intégré plus vite que « table » ou « chaise ». Une réaction plus vive aux émojis pourrait ainsi induire que ce sont bel et bien des mots « émotionnels ». 

Des recherches menées sur le cerveau au Japon par Masahide Yuasa semblent aller dans la même direction. Le chercheur en neuroscience a constaté que les émoticônes activent la partie du cerveau répondant aux stimuli émotionnels (le gyrus frontal inférieur droit). « L’étude des émojis est intéressante pour essayer de comprendre la partie émotionnelle de notre cerveau », remarque Masahide Yuada. « Comme ils utilisent des images, cela permet de mieux comprendre le rôle du verbal et du non-verbal dans nos interactions. »

Les sticks auraient le même impact qu’un personnage de dessin animé sur notre cerveau.

Avec leurs animations beaucoup plus travaillées et des histoires développées, les stickers asiatiques permettent aux utilisateurs de projeter d’avantages d’émotions dans leurs messages. Pour le chercheur, ils auraient le même impact qu’un personnage de dessin animé ou de bande dessinée sur notre cerveau.

Les émojis continueront-ils toutefois d’être populaire ? Kakao note déjà dans les usages de ses utilisateurs que les « 30 ans et plus » sont très fidèles aux premiers stickers proposés sur la plateforme alors que les moins de 30 ans sont beaucoup plus volatiles et sujets aux tendances du moment. « Je trouve intéressant la manière dont les émojis ont grandi », observe Angela Guzmann, la co-créatrice des émojis d’Apple. « Il y en a tellement aujourd’hui qu’il est parfois difficile de trouver le bon. J’ai un peu peur que cela devienne compliqué d’utiliser les émojis avec autant de choix… » Pour Gabriele de Seta, une autre application de messagerie asiatique aurait trouvé la parade : WeChat en Chine. « Sur l’application, vous avez une galerie avec un nombre défini d’émojis, émoticones, GIFs, images, etc. que vous pouvez ajouter. Une fois la limite atteinte, il faut supprimer un émoji pour le remplacer par un autre. » Le chercheur esquisse un haussement d’épaule et renchérit : « Je suppose que les entreprises sont toujours à la recherche du prochain "truc". »

La tendance du moment ? En décembre dernier, l’application coréenne Zepeto était la première application de réseau social téléchargée sur l’App store aux États-Unis. Son concept : prendre une photo de soi et la voir transformée en avatar 3D… à son effigie

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