Photographie d'un smartphone allumé dont l'écran affiche plusieurs notifications

© Crédits photo : Didier Allard / INA.

Comment les médias se sont fait une place sur les écrans de smartphones

Depuis 2007 et la commercialisation du premier iPhone, les smartphones et leurs applications se sont largement généralisés, révolutionnant le monde de la téléphonie mobile… et de la presse. Parfait support pour fidéliser les lecteurs,  les notifications (ou push) se sont imposées comme un format à part entière.

Temps de lecture : 7 min

« Tout le monde se bat pour l’attention et elle est limitée. » Ces propos tenus par Tristan Harris, ancien salarié de Google, résume l’état de l’économie de l’attention qui s’est développée conjointement aux usages d’Internet et des smartphones. Plus de vingt ans après les débuts de la presse française sur Internet, le Web est devenu un canal d’information essentiel. Depuis 2016, la consultation mobile des sites Internet dépasse celle sur ordinateur, et les mobinautes passent 40 % de temps de plus sur les sites d’information que les internautes traditionnels. D’après une étude réalisée en 2018 par le site d’analyse marketing eMarketer, 90% du temps passé sur mobile l’est sur des applications, dont près de la moitié consacré à une seule appli.

Dans l’objectif de toucher au mieux les utilisateurs mobile (mobile first), la presse s’est donc emparée depuis quelques années des push (ou alertes). Nathalie Pignard-Cheynel, professeure à l’académie du journalisme et des médias de l’université de Neuchâtel, a coréalisé en 2016 une étude sur le sujet, aux côtés d’Arnaud Mercier, directeur des études à l’Institut français de presse (IFP). « Nous avons été frappés par le côté artisanal de la chose. C’était plutôt le stagiaire qui faisait les notifications, sans réel contrôle, sans hiérarchisation ni ligne éditoriale, à part BFM TV qui a une certaine culture de l’actualité en continu », constate-t-elle.

Auparavant, il fallait un quota de notifications par jour.  Certaines pouvaient ne renvoyer vers aucun contenu ou aucun article.

Les premiers envois de notifications étaient souvent très nombreux car il s’agissait souvent de « pusher » le maximum d’alertes mobiles. Depuis, ces pratiques ont changé. « Ce n’est plus trop le cas aujourd’hui, mais auparavant, il fallait un quota de notifications par jour. » À tel point que certaines pouvaient ne renvoyer vers aucun contenu ou article, ce qui n’est presque plus le cas aujourd’hui.

Thibaud Vuitton, rédacteur en chef du site France info, admet des difficultés « à se saisir journalistiquement de cet outil » au démarrage. Mais avec l’expérience et les retours d’utilisateurs, le regard des rédactions sur les notifications a évolué. Au sein de France info, il n’y a plus l’inquiétude « intrusive » du départ. « Envoyer plus d’alertes ne fait pas fuir les utilisateurs. Pour les élections américaines de 2018, nous avons ainsi pushé une quinzaine de fois en une journée, alors que la moyenne habituelle est de sept à huit fois. » Cet apprentissage du « bon push » s’est fait petit à petit et les enseignements ont été nombreux : peu d’utilisateurs se désabonnent des alertes, plus les pushs sont espacés plus ils sont susceptibles d’être ouverts, énumère Thibaud Vuitton. Cette approche empirique a permis d’optimiser l’outil, devenu incontournable.

 

Un push, des usages

À mesure que l’envoi de pushs s’est rationalisé et a évolué, il s’est accompagné d’une prise de conscience. « Aujourd’hui, on le considère comme un format éditorial à part entière », souligne Thibaud Vuitton. Pour accrocher le lecteur, les médias se sont progressivement adaptés à ce canal, multipliant les formats. La Columbia Journalism Review a d’ailleurs dressé une typologie et identifié quatre grands formats de notification : le breaking news, le teaser, le résumé et le supplément de contexte. Analysant pendant trois semaines les alertes de différents médias américains, la revue spécialisée avait noté que le supplément de contexte était privilégié (55 % des notifications).

Au sein des rédactions françaises aussi, les usages diffèrent. Francetv sport profite par exemple de la pause repas pour envoyer à ses utilisateurs un push au contenu léger, quand France info, spécialisé dans l’information en continu, propose des lives pour suivre, heure par heure, une actualité chaude. La rédaction de 20 Minutes a, quant à elle, fait le choix des « rendez-vous », répartis sur différentes périodes de la journée. « C’est une manière d’avoir de l’info rapidement. Cette notion de rendez-vous est importante, cela permet de créer du lien avec le lecteur. C’est quelque chose qui fonctionne », argue Anne Kerloc'h, rédactrice en en charge de la distribution, des réseaux sociaux et des formats au sein du quotidien gratuit.

La stratégie en matière de notifications concerne aussi la rapidité d’envoi et entraîne une course à la publication. « Il y a ceux qui pushent le plus vite possible vers des articles parfois un peu vides et ceux qui, comme Le Monde, se refusent à être les plus rapides et prennent le temps », décrypte Simon Dawlat, responsable de Batch, entreprise française qui se revendique leader sur le marché de la gestion de notifications dans l’Hexagone.

« Nous nous sommes saisis des notifications, mais si elles ne sont plus adaptées demain, nous reverrons notre stratégie. »

L’envoi de pushs peut aussi différer selon le système d’exploitation mobile. Android active ainsi les notifications mobiles par défaut, là où iOS demande l’autorisation à ses utilisateurs. L’une des dernières mises à jour du système d’exploitation mobile d’Apple tente d’ailleurs de surfer sur la vague de la déconnexion numérique en envoyant dorénavant les notifications d’une application par paquets.

Si cette tendance à la déconnexion risque de s’accentuer à l’avenir et pourrait limiter l’efficacité des pushs, cela n’inquiète pas pour autant Thibaud Vuitton. « Plus les gens savent se servir de leur téléphone, mieux c’est. Le jeu, pour nous, est de coller le plus possible aux usages. Nous nous sommes saisis des notifications, mais si elles ne sont plus adaptées demain, nous reverrons notre stratégie. »

 

Des médias anglais et américains innovants

Malgré cette variété de possibilités, les médias français ne font que trop peu preuve d’originalité, estime Nathalie Pignard-Cheynel. « Aux États-Unis par exemple, on utilise les codes de la messagerie avec des émoticônes, un ton léger et incitatif. L’important, c’est de se faire une place sur cet écran, qui appartient au domaine de la vie privée. »

Le New York Times est, lui aussi, très porté sur les notifications. En 2016, le quotidien a mis sur pieds une équipe de 11 personnes dédiées aux pushs. Leur objectif ? Les rendre plus efficaces. Le New York Times peut ainsi adresser des notifications uniquement à ses lecteurs présents dans telle ou telle région en fonction de l’actualité, plutôt qu’à l’ensemble des détenteurs de l’application. À tel point qu’Andrew Phelps, qui dirigeait cette équipe, avait annoncé traiter « le push comme une nouvelle forme de mise en récit ».

Outre-Manche, le Guardian a multiplié les innovations en la matière ces dernières années. Pour l’élection présidentielle américaine de 2016, une notification live permettait d’obtenir de façon détaillée les résultats du scrutin d’un coup d’œil sur son téléphone.

 

Capture d'écran des alertes du Guardian

Cette attention particulière porté aux notifications va jusqu’à donner la possibilité de suivre l’actualité de son club favori ou à demander des retours sur les pushs, dans le but de les améliorer.

 

Un outil de fidélisation

Quelques années après l’introduction des alertes sur les apps de sites d’informations, 15 % des Français en reçoivent chaque semaine. L’institut Reuters pour l’étude du journalisme est parvenu au constat qu'il s'agit de la source d’accès aux médias en ligne ayant connu la plus forte croissance au cours de ces trois dernières années.

Pour autant, les pushs ne sont pas un pourvoyeur massif de trafic vers les articles, comme le confirment les chiffres de l’entreprise Batch. « Le taux d’ouverture des notifications médias se situe en moyenne entre 1,5 et 4 % et il peut monter jusqu’à 10 %, voire 15 % parfois, mais aussi descendre très bas », détaille Simon Dawlat, le fondateur du groupe.

Il est facile d'oublier ses applications, et les notifications permettent de les rappeler au bon souvenir, même si elles ne génèrent pas de trafic.

Cette statistique n’est cependant pas le seul objectif poursuivi par les médias dotés d’applications mobile. Thibaud Vuitton, de France info, y voit un marqueur éditorial permettant à son titre de se différencier et un outil de management permettant de mobiliser toute la rédaction autour du push, notion importante dans le cadre d’un média d’information en continu. Surtout, cela permet de viser la part la plus fidèle des lecteurs, qui a téléchargé l’application.

C’est aussi sur cet aspect d’attachement que la chercheuse Nathalie Pignard-Cheynel insiste, car les notifications sont avant tout un moyen de maintenir le lien avec un lectorat mobile cinq fois plus fidèle via application que celui venant des réseaux sociaux. « Cela permet aux médias d’avoir une présence et de garder le contact avec les utilisateurs. On oublie souvent ses applications, et les notifications permettent de les rappeler au bon souvenir, même si elles ne génèrent pas de trafic. »

Cinquante nuances de notifications

Outre les alertes, d’autres canaux se multiplient avec plus ou moins de succès, au gré des différents usages mobile. Ainsi, l’apparition des agents conversationnels(1)  sur Messenger en 2016 avait fait naître des espoirs au sein de nombreux médias, qui y avaient vu un nouvel outil pour capter l’attention des lecteurs. Deux ans plus tard, ces chatbots n’ont pas confirmé les espoirs placés en eux et le magazine spécialisé Wired a même annoncé leur mort courant 2018.

« C’était aussi un moyen de donner de l’info à nos lecteurs de manière plus intime: sur sa messagerie privée Facebook », souligne Damien Allemand, responsable digital de Nice-Matin. Le journal a lancé en avril 2017 son chatbot, Tibot, pour finalement l’arrêter l’année suivante. « L’usage des bots est très très limité », commente Thibaud Vuitton.

Aujourd’hui, ces chatbots se limitent à des demandes pré-enregistrées, ce qui restreint l’expérience de l’utilisateur, même si cela permet aussi d’être assuré du bon déroulement de la conversation puisqu’elle devient automatique. Seuls 20 Minutes, LCI ou encore France info ont conservé un agent conversationnel, réduit au strict minimum. Le chatbot de 20 Minutes fournit l’horoscope chaque matin, l’édition du jour en format PDF ou permet tout simplement… de discuter. Anne Kerloc’h explique en être très fière « d’une part parce qu’il a été développé en interne et d’autre part parce qu’il a été désigné par Facebook US comme étant l’une des applications les plus téléchargée en la matière ».

Certains médias français se sont aussi lancés depuis plusieurs années dans l’envoi d’articles sur Whatsapp. Libération a par exemple créé des conversations pour les événements sportifs importants, comme lors de la dernière Coupe du monde de football ou des Jeux olympiques de Rio. De son côté, 20 Minutes alimente quotidiennement ce canal de communication, à la façon d’une newsletter. Le problème ? « Sur WhatsApp ce sont des communautés limitées, entre 3 000 et 10 000 personnes. Mais nous avons un très bon taux d’ouverture sur ce support », constate Anne Kerloc’h.

Ces expérimentations passent par des échecs. Mais ils ne peuvent être parfois que temporaires. Si la technologie s’améliore et que les usages changent, il est possible que les chatbots soient de nouveaux utilisés par les médias. L’exemple de Quartz, média économique américain dont l’application mobile basée sur une conversation de type chatbots fait figure de référence, prouve qu’il est possible pour certains d’entre eux de perdurer, s’ils sont originaux, adaptés aux formats et respectent les codes des messageries (gifs, émoticônes, etc.).

« Le truc, ce n’est pas de capter l’attention du lecteur, c’est d’être là où le lecteur va. Et quand il aura de l’attention à accorder, on sera là pour répondre à cette demande », résume Thibaud Vuitton. Même si, parfois, ce n’est pas l’outil technologique le plus moderne qui s’impose sur la durée, comme le prouve la persistance des newsletters.

    (1)

    ces interfaces qui permettent de dialoguer avec le lecteur

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