Comment les sites médias mesureront-ils demain leur audience ?

Comment les sites médias mesureront-ils demain leur audience ?

Alors qu’ils dépendent de la publicité, les médias en ligne imaginent déjà de nouveaux outils d'analyse pour comprendre leur audience et ses habitudes de consommation.

Temps de lecture : 7 min

« Cet article a bien tourné hier. » Il n’est pas rare, lors des conférences de rédactions web, d’entendre les journalistes se féliciter pour tel ou tel article parce qu’il comptabilise un nombre important de clics. C’est un fait, les statistiques d’audience, que les Américains appellent metrics, ont une place indispensable dans les rédactions web. « Aujourd'hui, explique Erwann Gaucher, qui travaille au pôle numérique de France Télévisions, lorsque le système de rapport automatique a un bug et que les audiences ne sont pas envoyées le matin par mail, les 24 pilotes numériques(1)et leurs équipes appellent dans la minute. »

Une nouvelle culture de l'audience

Pourtant, si les outils de mesures existent depuis longtemps et que les rédactions ont toujours prêté attention à leur audience, c’est avec l’arrivée du suivi en direct des événements et du haut débit sur Internet que le trafic a pris toute son importance pour la presse en ligne. Pour Alice Antheaume, directrice adjointe de l'école de journalisme de Science Po, les élections présidentielles de 2007 ont eu un rôle primordial dans l’intérêt que les médias portaient à la diffusion. « Avant 2007, on n’avait pas cette culture qui nous pousse aujourd'hui à connaître notre audience, on pensait qu'on était mieux placé que le lecteur pour savoir ce qui était le mieux pour eux. » Très vite, on compte le nombre de clics, de visiteurs uniques(2), de pages vues(3), le taux de rebond(4) et l’on installe des tableaux dans les rédactions pour suivre en temps réel l’audience du site. Les journalistes gardent un œil rivé sur les chiffres, et il n’est pas rare que les rédacteurs en chefs changent le titre d’un papier ou l’organisation de la page d’accueil du site pour mettre en avant les contenus qui marchent le mieux. « En tant que marque, on doit tenir notre promesse éditoriale, explique Bertrand Gié, qui gère les nouveaux médias pour Le Figaro, mais on doit aussi donner au lecteur ce qu’il veut. » « Les managers doivent également rappeler qu’il s’agit de mesures du « clic », et que cela ne représente pas une mesure de la qualité journalistique », ajoute Alice Antheaume, qui tient aussi à ce que ses étudiants soient conscients de ces enjeux et puissent exercer leur métier en pleine connaissance de ces usages.

 
Car, par le passé, la course à l’audience a parfois pris une tournure étonnante dans les rédactions. Une polémique a même éclaté en 2009 lorsque l’institut Médiamétrie a publié son Top 50 des sites d’informations pour le mois de décembre 2008. Alors que le rapport montrait des hausses d’audiences surprenantes sur certains sites, le journaliste Emmanuel Torregano, du site electronlibre.info, a critiqué les méthodes de certaines rédactions. Répondant au journal Le Monde, il estime qu’il est possible « d'acheter de l'audience, comme l'on accroît artificiellement les performances d'un sportif. » Dans le cas du site de L’Express, seuls 43 % de son audience venaient de lexpress.fr. Le site avait en fait additionné son audience et celle de ses sites de co-branding (5), L'Expansion et Mieux vivre votre argent. Eric Mettout, aujourd’hui directeur adjoint de L’Express, assume ces techniques : « des sites comme celui du Figaro faisaient la même chose en comptant les audiences de son site Le Conjugueur, pareil pour le Nouvel Obs avec Rue 89. » Il explique également que les médias peuvent « payer pour avoir de l’audience en achetant des mots-clefs à Google pour faire remonter leurs articles dans le moteur de recherche. » En 2009 toujours, le site Rue 89 expliquait qu’un site comme lefigaro.fr travaillait avec LSF Interactive et Mediastay, qui utilisent des méthodes permettant de renvoyer artificellement l'internaute sur le site du figaro.fr. Pour Bertrand Gié, responsable des nouveaux médias au Figaro, « Les mesures, de Médiamétrie notamment, se sont affinées régulièrement » et celle-ci a durci les critères autour du co-branding, imposant désormais que les sites en question évoluent dans le même univers. Ainsi on a vu l’URL du site rue89.com, propriété du Nouvel Obs, devenir rue89.nouvelobs.com. D’autres petites techniques existent cependant pour gonfler ses audiences, comme par exemple le rafraîchissement automatique des pages d’articles, de la titraille accrocheuse (parfois trompeuse), l’achat de messages sponsorisés sur Facebook ou Twitter, ou la production de contenus dont on le succès en ligneest assuré auprès des lecteurs.
 
« Produire du contenu en fonction des mesures d'audience peut être intéressant », nuance Alice Antheaume, en citant l’exemple de la fusillade de Tucson aux États-Unis en 2011, au cours de laquelle la députée Gabrielle Giffords a été blessée d'une balle en pleine tête. Certains médias se sont aperçus que les gens cherchaient alors sur Google des informations sur le mari de Gabrielle Giffords, un ancien astronaute. Il y eut par la suite des portraits sur son parcours, qui n'auraient peut-être pas été faits sans ces outils de mesures. « C’est lorsqu'on calibre les contenus pour faire du clic qu’il y a un problème », selon Erwann Gaucher, avant d’ajouter que « certains sites se spécialisent là dedans, ils ont tout à fait leur place et il est important de les regarder de près pour analyser leurs méthodes. » C’est par exemple le cas du groupe Melty, média dédié à l’infotainment (6) pour les 18-30 ans lancé par Alexandre Malsch, dont les chiffres ne cessent de grandir : 10,8 millions de visites via ses sites web en août dernier, plusieurs centaines d’articles publiés par jour, et un algorithme (le logiciel Shape) qui anticipe les sujets qui feront le « buzz » dans les heures qui viennent. Et si certains professionnels reprochent au groupe et à son créateur d’avoir lancé une ferme à contenus (les content farms américaines), ses résultats sont prometteurs : 7 à 8 millions d'euros de revenus prévus cette année, et 30 millions d'euros en 2016.
 
Seulement voilà, le lectorat des sites du même style que Melty a un grand défaut : il picore des articles à droite à gauche, mais ne reste pas sur le site. Et c’est justement ce que les sites d’informations veulent éviter désormais. Car si les articles à clics ont encore de beaux jours devant eux, certaines rédactions ont déjà changé leur relation aux internautes.

Du web du clic au web de l'attention

Le « Web du clic », tant critiqué, serait même en passe de disparaître pour laisser place au « web de l’attention ». C’est en tout cas ce que croit et espère la société Chartbeat, spécialisée dans la mesure d’audience en ligne, qui travaille avec 80 % des plus grands sites d’informations américains et de nombreuses rédactions françaises. Et comme l’explique son PDG Tony Haile, tout l’intérêt des mesures d’audience désormais est d’être capable de déterminer l’assiduité des lecteurs en ligne. « Plus les gens lisent un contenu, plus ils ont de chance de revenir, et plus ils ont de chance de se rappeler les publicités qu’ils y ont vues. C’est un rapport gagnant-gagnant pour les médias, pour les publicitaires,  et pour le lecteur qui aime suffisamment le contenu pour continuer à le lire. » Et pour savoir si le lecteur va plus loin que le titre et le chapeau, Chartbeat peut vérifie, grâce à un morceau de JavaScript implanté dans le code du site, si l’article est bien l’onglet actif sur le navigateur, quels pixels sont visibles à l’écran et ce qu’ils contiennent, si le lecteur scrolle, bouge sa souris, et s'il interagit avec la page. Chacun des mouvements sur la page est donc analysé, décortiqué, classé afin de déterminer l’« attention » de l’internaute, mais aussi pour proposer de nouveaux arguments de vente d’espaces publicitaires. Selon Tony Haile, pour qui la mesure des pages vues ne prend pas en compte le contenu, le but est d’aller « au-delà du clic pour établir une industrie des médias durable, construite autour de la valorisation des meilleurs contenus sur le web. »

 
Récemment, le journal The Economist, tout comme le Financial Times avant lui, a réévalué ses méthodes de mesure d’audience dans ce sens. Jusque-là, il vendait des espaces publicitaires basés sur le coût par millier de pages vue (CPM, cost per thousand views). Désormais, The Economist misera gros sur le temps passé par les lecteurs sur ses articles. Avec un argument en tête : un lecteur qui passe plus de temps à lire un papier passera aussi plus de temps à voir des publicités. Quand on sait que, selon une étude de comScore, 54 % des publicités en ligne ne sont pas vues et que 55 % des lecteurs passent en moyenne moins de 15 secondes par page, l’enjeu est réel.
 
Erwann Gaucher, de France Télévisions, va plus loin en expliquant qu’il faut se tourner vers un « web de l’attention et de la confiance. » « Le temps passé sur les sites, l'engagement, l'audience, la fidélité à un site sont des indicateurs au moins aussi importants que les visiteurs uniques, si ce n'est plus », explique-t-il. Et pour fidéliser le lecteur, les sites d’informations multiplient les techniques pour retenir leur attention, notamment en cherchant à collecter un maximum d’informations sur eux. « Les rédactions ont besoin de ces chiffres pour travailler sur leur offres et la rendre plus lisible, plus proche des usages, et faire en sorte que les articles atteignent le plus large public possible », explique Erwann Gaucher. « La force de Netflix, c’est la connaissance de ses membres grâce à son algorithme. On va bientôt être aussi fort là dessus », ajoute Eric Mettout, de L’Express, avant d’ajouter : « on pourra bientôt pister notre lecteur avec précision sur sa circulation sur le site. » Pour cela, les rédactions incitent déjà les lecteurs à s’inscrire, à s’identifier avec un compte Facebook ou Twitter, et misent de plus en plus sur les cookies (7)pour mieux comprendre leur consommation d’informations en ligne. Les mesures dites « centrées sur l’utilisateur » (user centric) devraient ainsi prendre de plus en plus d’importance face aux mesures « centrées sur le site » (site centric). « Grâce à ce genre d’analyses, nous récoltons des millions de données très importantes pour savoir si notre audience progresse », explique Bertrand Gié, du Figaro, avant d’ajouter que « Internet est le plus précis des médias pour connaître son audience. Imaginez que vous puissiez tout savoir de la personne qui va acheter son journal papier au kiosque. »
 
Mais ce genre de démarche, consistant à récolter un maximum d’informations sur son lectorat, pose des questions. Selon une récente étude, le magazine Que Choisir expliquait qu’en matière de protection des données personnelles, l’application lemonde.fr était « l’application la moins sûre de ce test », qui comprenait 33 autres applications telles que Twitter, Gmail ou Facebook. Données sur le téléphone, adresse e-mail, nom de l’opérateur, envois d’informations personnelles à des sites tiers, des acteurs du marketing et de la publicité etc. Le Monde collecterait un nombre impressionnant de données, le tout sans en avertir ses utilisateurs.

L'avenir de la mesure d'audience : la temporalité

Et pendant que les médias aiguisent leur connaissance du public, d’autres imaginent déjà l’avenir de la mesure d’audience. La temporalité, à savoir les intervalles de consultation des articles et le temps qui y est consacré, semble être au cœur de ces réflexions. Tony Haile estime que « comprendre, grâce à différents calculs et différents chiffres, le temps que les lecteurs passent à consommer à l’information, est un bon départ. » Chartbeat vient d’ailleurs de décider de rendre public ses méthodes de calcul d’audience afin d’encourager les médias à lever le voile sur leurs propres critères de mesure, souvent opaques. Eric Mettout, de L’Express, explique que l’enjeu est plus grand : « le but est de comprendre quel type de contenu le lecteur veut et surtout à quel moment il le veut. » Pour l’instant, l’internaute est une masse aux contours plus ou moins flous. On sait à quel moment il est le plus souvent connecté sur Internet, qu’il préfère du hardnews (économie, politique,…) sur le chemin du travail, du contenu plus léger le midi, du culturel le soir et des articles plus longs le week-end. Des études de lectorat sont régulièrement réalisées, mais impossible de connaître avec précision chaque internaute qui arrive sur un site. À l’avenir prédit Alice Antheaume, « on pourra anticiper la temporalité de chaque personne dans sa vie quotidienne et donc à quel moment elle a besoin de quoi. Quelqu'un qui travaille de nuit n'a pas les mêmes horaires de consultation que les autres, ajoute-t-elle, il faudra lui fournir les informations qu’il veut à ce moment-là. » Réussir à fournir à son lecteur l’information dont il a besoin tout en s’adaptant à son rythme de vie, c’est tout l’enjeu auquel devront répondre les rédactions.

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Crédit photo :
Capture d'écran du site de Chartbeat

(1)

Il s'agit des responsables des différents sites web du groupe France Télévisions.  

(2)

Nombre d’internautes qui se sont rendus sur tel site sur une période donnée. 

(3)

Nombre de fois où une page Internet est vue. 

(4)

Pourcentage d’internautes qui ont visité une page et ont ensuite immédiatement quitté le site. 

(5)

Ici, le co-branding signifie cumuler les audiences de plusieurs sites d’une même marque. 

(6)

Mélangeant informations et divertissements. 

(7)

Fichier stocké sur l’ordinateur permettant de conserver les données utilisateur. 

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