Comment réguler les comportements nuisibles dans les jeux en ligne ?

Comment réguler les comportements nuisibles dans les jeux en ligne ?

Les éditeurs de jeu vidéo sont partagés sur la conduite à tenir face aux dérives verbales et comportementales des joueurs.
Temps de lecture : 8 min

Le lien entre pratique des jeux vidéo et comportements violents semble avoir été relégué au rang de vieux marronnier décrépit, aujourd'hui délaissé par les médias de masse. Il existe pourtant, dans le monde du jeu en ligne, une omniprésence visible des comportements violents. L'anonymat couplé à la composante compétitive de ces jeux donne lieu à des nombreux débordements, regroupés sous l'appellation de comportements antijeu. Allant de la tricherie au harcèlement moral, ces débordements menacent l'activité des développeurs de jeu en ligne en faisant potentiellement fuir nombre de joueurs. Comment les éditeurs tentent-ils de lisser l'expérience de jeu en limitant ces dérives ? Quels mécanismes sont mis en place pour inciter les joueurs à un comportement respectueux et responsable ? Comment, dans des jeux en ligne massivement multijoueurs, limiter l'impact d'un anonymat qui semble autoriser tous les débordements?

Anonymat et compétitivité, un mélange qui tend à déborder

Pour les néophytes découvrant la pratique des jeux en ligne, le premier contact peut s'avérer brutal. Tout apprentissage, y compris d’un jeu, est progressif et l'inexpérience d'un nouveau joueur est souvent très visible face à la pratique approfondie d'un joueur chevronné. Il s'agit en soi d'une mécanique fondamentale du jeu, mais qui devient problématique lorsque les erreurs d'un novice deviennent prétextes à des reproches qui peuvent vite tourner au harcèlement.
 
Présentes dans les sports d'équipe traditionnels(1), les critiques au sein d'une équipe peuvent rapidement être perçues comme des agressions, d'autant plus si elles extériorisent sans recul un sentiment de frustration – courant dans nombre de jeux en ligne très compétitifs (League of Legends, Call of Duty, etc.). Un simple conseil sur le déroulement du jeu, non suivi par le joueur visé, peut rapidement prendre une tournure agressive. Une pratique fâcheuse lorsqu'un joueur qui peine à prendre ses marques finit en bouc émissaire de son équipe.
 
 
 
Les nombreux débordements verbaux lors du championnat européen de Call of Duty sont exacerbés par l'aspect compétitif omniprésent.
 
On parle de harcèlement (harassment) pour qualifier l'acharnement verbal en ligne. Si les qualificatifs sont nombreux pour désigner ces joueurs (toxiques, rageux, flamers…), il ne s'agit cependant pas de la seule forme de comportements problématiques dans les jeux. La pratique du trolling, ou griefing(de l'anglais grief, douleur) consiste ainsi à porter volontairement préjudice à un joueur non-hostile, comme lorsque l'on ouvre le feu sur ses propres alliés dans un jeu de guerre. Le harcèlement, le griefing et d'autres comportements comme la tricherie ont en commun de porter un préjudice à d'autres joueurs et d'être grandement facilités par l'anonymat.
 
Une étude menée dans les années 1970 par le psychologue américain Edward Diener montrait le lien entre anonymat et incivilité chez les enfants (ces derniers se livrant plus facilement au vol et à la délation lorsque leur identité était gardée secrète). Diener mettait en cause le processus de désindividuation, ou mise à l'écart de la conscience de soi liée au fait d'appartenir à un groupe. Des études plus récentes laissent planer peu de doutes sur le lien entre anonymat et comportements antisociaux dans les jeux en ligne. L'anonymat encouragerait les débordements verbaux et la tricherie – ces derniers étant plus courants chez les joueurs de sexe masculin.
 
 Il devient moralement justifiable de contrevenir à une règle lorsque son non-respect semble omniprésent  
Il serait cependant insuffisant de ne considérer les comportements antijeu que par le prisme de l'anonymat. Car les jeux en ligne sont, par essence, des expériences sociales. Les comportements agressifs, tout comme la tricherie, se répandent par mimétisme et deviennent une norme informelle plutôt que des cas isolés. Il devient moralement justifiable de contrevenir à une règle lorsque son non-respect semble omniprésent. Et là où la psychologie recommande une prise en charge individualisée pour les cas de comportements antisociaux, les éditeurs de jeux en ligne n'ont d'autre choix que d'agir sur des leviers collectifs d'incitation.

Réformer, protéger, punir : quels objectifs pour les éditeurs de jeux en ligne ?

Pour un éditeur de jeux, comme pour toute autre entreprise commerciale, le volume de ventes est une composante majeure du succès économique. Il est ainsi vital pour un développeur de conserver une base de joueurs la plus large possible, ce qui peut rendre paradoxales les politiques de sanctions des joueurs agressifs. Il s'agit de sanctionner les écarts de manière subtile afin d'éviter à la fois le départ du joueur sanctionné (écœuré par sa punition) et celui du joueur victime (exaspéré par ces agissements) qui peuvent tous les deux dégrader l’image du jeu.
 
La sempiternelle pratique du bannissement (on interdit la pratique du jeu à un joueur de manière permanente) est ainsi devenue exceptionnelle et souvent réservée aux cas les plus extrêmes. Le bannissement temporaire est plus souvent la norme, même si elle s'accompagne désormais d'un large éventail de mesures.
 
Pour beaucoup d'éditeurs, la protection des joueurs est la priorité dans la lutte contre les comportements antijeu. C'est ainsi que l'éditeur Blizzard a choisi, pour ses jeux Hearthstone et Heroes of the Storm, de limiter au maximum les canaux de communication entre joueurs. Lors des duels du jeu Hearthstone, la seule communication possible avec son adversaire réside dans une série de 6 phrases prédéfinies entres lesquelles il faut choisir (la plupart retranscrivant des émotions neutres ou positives). Dans le jeu d'équipe Heroes of the Storm, la communication avec l'équipe ennemie est impossible, et aucune option de chat n'est proposée une fois la partie terminée. Autant de mesures qui visent à éviter autant que possible les débordements verbaux, en limitant les canaux, voire le contenu de la communication.
 
La communication est pourtant une partie essentielle des jeux en ligne, d'autant plus si ces derniers requièrent une coordination stratégique. C'est pourquoi la limitation des possibilités de communication est souvent une mesure punitive, réservée à des joueurs ayant fait preuve de comportements nuisibles aux autres joueurs. Dans League of Legends, un joueur ayant été sanctionné sera privé de la possibilité d'utiliser la messagerie du jeu durant un certain nombre de parties. DotA 2 va encore plus loin avec le principe des files de basse priorité : les joueurs ayant été sanctionnés se retrouvent placés, durant un certain temps, dans un système de jeu alternatif. Ils n'y côtoient que des joueurs ayant, comme eux, fait preuve de débordements. Surnommé la « file prison », le système proposé dans DotA 2 illustre assez bien l'optique des développeurs de jeux en ligne, basée sur des sanctions visant à la réforme du comportement des joueurs.
 
Car la réforme des comportements semble être l'horizon absolu pour les éditeurs de jeux en ligne. Il permet de s'assurer une communauté de joueur pérenne, en amoindrissant le risque de voir disparaître les joueurs abusifs comme les joueurs lésés. Le renouvellement constant du parc des jeux en ligne voit cependant s'affiner de plus en plus les techniques d'incitation comportementales, avec l'arrivée de psychologues comportementalistes au sein des plus grandes compagnies qui tentent d'articuler sanctions et récompenses pour encourager un environnement de jeu plus sain.

L'équilibre sanction/récompense et le priming dans League of Legends

L'école de psychologie comportementaliste (ou behaviorism), fondée aux États-Unis et en Russie à la fin du XIXe siècle, est aujourd'hui centrale dans les politiques d'incitation comportementale des éditeurs de jeu en ligne. Elle accorde une grande importance au conditionnement par les mécaniques de sanctions et de récompense.

Le jeu en ligne League of Legends propose des parties opposant deux équipes de cinq joueurs. Doté d'un environnement fortement compétitif, le jeu est tristement célèbre pour les débordements verbaux de sa communauté de joueurs. C'est pourquoi l'éditeur Riot Games a créé une division, la Player Behavior Team, chargée d'assainir l'environnement du jeu. Les mesures de bannissement temporaire des joueurs et de restriction des canaux de communication, jugées insuffisantes, ont ainsi été complétées par des mécanismes d'incitation positive.
 
Dans League of Legends, la récompense se joint à la sanction. À la fin de chaque partie, il est possible de laisser un commentaire ou signalement sur les différents joueurs. Ce signalement peut être négatif (comme dans la plupart des jeux en ligne), afin de dénoncer le comportement du joueur dans l'espoir d'une sanction délivrée par le développeur. Mais il peut également être positif et louer l'esprit d'équipe ou la sympathie d'un joueur : les individus ayant accumulé suffisamment d'avis positifs peuvent ensuite arborer une banderole sur leur profil de joueur, permettant de se distinguer – luxe ultime dans un jeu en ligne. Au début de l'année 2015, les joueurs n'ayant jamais reçu de signalement négatif se sont même vu offrir du contenu supplémentaire en guise de récompense.
 
 Le simple fait d'être exposé à certains messages peut influer sur les comportements  
Au principe de sanctions et de récompenses s'ajoutent des incitations comportementales basées sur le principe du priming (amorçage). Le priming consiste à influencer le comportement d'individus à partir de stimuli définis. Le postulat est que le simple fait d'être exposé à certaines images ou messages peut influer sur les comportements. Le service comportemental de League of Legends a ainsi mis en place un certain nombre de messages, affichés sur l'écran avant les parties et invitant les joueurs à un comportement fair-play et respectueux. Ces incitations positives sont censées stimuler de façon positive les comportements des joueurs qui y ont été exposés. Avec, selon l'employé de Riot Games chargé du service, un résultat montrant une baisse sensible des comportements antijeu.
 
Les développeurs de Riot Games ont cependant bien compris que le meilleur espoir pour réformer les comportements résidait dans l'autorégulation par la communauté : permettre au groupe social formé par la communauté des joueurs de juger lui-même les autres joueurs dans une logique de responsabilisation.

Groupes et réputation : l'autorégulation et les mécaniques sociales contre l'anonymat

 
L'omniprésence du harcèlement sexiste dans les jeux en ligne (ici Modern Warfare 3) montre que l'anonymat peut également faire office de mécanisme protecteur
 
Le système de tribunal dans League of Legends est un exemple de mécanisme d'auto-régulation du comportement des joueurs. En se connectant sur une page spécifique, chaque utilisateur peut juger le cas de joueurs ayant fait l'objet d'un signalement négatif. Il s'agit d'examiner l'historique de messagerie de la partie afin de lire ce qu'a pu écrire le joueur, et décider s’il doit ou non être sanctionné. L'engagement de la communauté est ici à son paroxysme, le but étant toujours d'assainir les rapports entre joueurs.
 
La régulation des comportements via l'engagement de la communauté pourrait être une solution de choix pour mettre un frein aux comportements problématiques. Bien des jeux en ligne, notamment les MMORPG, utilisent de véritables équipes de modération qui sont chargées d’infliger des sanctions aux joueurs ne respectant pas les règles. Ces équipes sont souvent bénévoles et recrutées parmi les joueurs (comme Ankama Games qui utilise près de 100 bénévoles pour ses jeux – Dofus, Wakfu, etc –), parfois encadrées et complétées par des modérateurs professionnels.
 
De manière plus générale, le groupe social constitué par la communauté des joueurs peut représenter un antidote naturel à l'anonymat. C'est ainsi que certains jeux en ligne (comme EVE Online, du développeur islandais CCP Games) font le choix de ne pas sanctionner la plupart des écarts de comportements des joueurs. Ainsi les insultes ou le griefing (à travers le vol d'objets virtuels à d'autres joueurs par exemple) font partie de l'expérience du jeu et sont intégrés dans un univers sans concessions où chaque individu est responsabilisé. Avec comme contrepartie la présence d'un système de réputation : si vous décidez de voler un autre joueur alors que vous aviez annoncé des intentions pacifiques, vous ne serez pas puni. En revanche, tout le monde saura que vous êtes un voleur, et plus personne ne voudra marchander avec vous.

Certains jeux en ligne reposent presque entièrement sur les comportements antisociaux. Les jeux de survie en ligne, tels DayZ ou Rust, voient chaque joueur lutter pour sa survie (via la collecte de nourriture, d'eau, d'armes, la construction d'abris). Alors qu'il est possible de s'associer avec d'autres individus pour augmenter collectivement ses chances de survie, nombre de joueurs font le choix de l'agression et du vol (rappelant le célèbre dilemme du prisonnier appliqué aux jeux vidéo). Mais il ne s'agit jamais d'un choix gratuit, puisqu'un joueur connu en tant que voleur ou assassin risque fort d'être abattu a vue lorsqu'il recroisera des membres de la communauté qu'il a lésés.
 
Afin d'inciter à l'autorégulation de la communauté, il est ainsi important de mettre en place un système de réputation, ou du moins de permettre d'identifier clairement les joueurs considérés comme incivils. Mais à cet égard, la mise en place (avortée) du Real ID par l'éditeur Blizzard est peut-être allée trop loin dans la lutte contre l'anonymat. L'idée du développeur californien était d'obliger les joueurs à utiliser leur véritable nom et prénoms afin de poster des messages sur les forums du jeu, avec l'espoir de responsabiliser les utilisateurs et d'assainir leurs relations. Et peut-être de prendre exemple sur les jeux sociaux comme Farmville, qui grâce à l'utilisation d'identifiants Facebook, évitent les dérives du jeu en ligne anonyme. Le Real ID de Blizzard n'a cependant jamais vu le jour, suite à une fronde massive des utilisateurs.

Le projet de lier l'identité virtuelle des joueurs à leur identité réelle a rappelé aux développeurs que l'anonymat n'avait pas que des défauts. Avec l'obligation pour les joueurs d'afficher leur véritable nom, la moindre dispute en ligne pourrait se transformer en chasse aux sorcières, avec l'acquisition d'informations personnelles via les moteurs de recherche...

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Crédit photo :
Game Over. Thomas Hawk / Flickr
 
 
 
(1)

Comme lorsque le footballeur Cristiano Ronaldo s'enrage de voir Álvaro Arbeola marquer un but qu'il estimait lui revenir .

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