Comment s’est imposée l’expression « mariage pour tous »

Comment s’est imposée l’expression « mariage pour tous »

Par qui, quand et comment s’est imposée l’expression « mariage pour tous » lors des débats sur la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe ? Une étude transmédias répond à ces questions.

Temps de lecture : 10 min

Les médias traditionnels peuvent relayer un événement comme le construire en définissant un fait selon un certain cadre(1). Les débats de société n’échappent pas à ce double mouvement médiatique : il y a débat de société quand des faits extérieurs aux médias, relevant de l’action de groupes d’opinion, se trouvent rapportés. Il y a également débat de société quand les médias décident de donner de l’importance à une controverse. Le débat accompagnant le vote de la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe(2) fait partie de ces phénomènes. Dès lors, peut-on mesurer le relais donné au cadrage proposé par les militants de l’une et l’autre partie de même que la part de construction médiatique du débat ? Quel cadre pèse finalement le plus sur les manifestations médiatiques du débat : le cadrage militant ou les contraintes médiatiques(3) elles-mêmes ? Pour répondre à ces questions, nous nous appuierons sur une collecte de données réalisées avec OT-Média(4), à savoir 1933 flux web auxquels s’ajoutent l’Agence France Presse (AFP) et un certain nombre de télés radios, ainsi que sur le traitement de ces données(5).

Circonscrire et désigner le débat

Dans un débat de société ou un mouvement social, le premier enjeu de lutte porte sur les éléments de langage qui vont définir les termes du débat, et ainsi proposer une certaine appréciation de la réalité en jeu. Les conflits autour du mariage pour tous n’échappent pas à cette tendance. Sans d’abord nous prononcer sur les valeurs modales de chaque expression, nous observerons l’existence et le déploiement dans les médias des syntagmes  utilisés pour désigner le projet de loi : « mariage entre personne de même sexe », « mariage homosexuel » et « mariage homo », « mariage pour tous », « mariage gay ». Nous ajouterons à ces expressions le pendant, le syntagme mimétique « manif pour tous ».

Issu de l’engagement 31 du candidat François Hollande à la Présidence de la République, le projet de loi ouvrant le droit au mariage pour les personnes de même sexe est présenté en Conseil des ministres le 7 novembre 2012 par Christiane Taubira. La loi sera promulguée quelque six mois après, le 18 mai 2013. Dans l’intervalle, le débat parlementaire se double d’une opposition dans la rue, qui commence à se structurer au mois de novembre à travers plusieurs manifestations. Cet article se fonde sur les données collectées du 1er août 2012 au 31 décembre 2012 afin de prendre en compte les étapes de la mise en œuvre de la promesse de campagne : la demande d’avis consultatif auprès du Conseil d’État(6), la discussion du projet de loi en Conseil des ministres, et son dépôt auprès de l’Assemblée nationale. Cette première période d’analyse intègre en outre les premières manifestations des opposants au mariage homosexuel : 17 novembre (collectif « La Manif pour tous »), 18 novembre (Civitas), 8 décembre 2012.

 Le projet d’un mariage entre personne du même sexe s’est vu contesté par la droite, l’extrême-droite et par certains cercles religieux  

Le corpus d’études porte sur la presse en ligne, la radio et la télévision avec un focus particulier sur les médias web. Parmi ces sources, nous nous intéresserons en particulier aux médias associés à une certaine orientation politique. Projet de la majorité socialiste, le projet d’un mariage entre personne du même sexe s’est vu contesté par la droite, l’extrême-droite de même que par certains cercles religieux, chrétiens, juifs ou musulmans. Le Figaro et Le Point sont associés à la droite ; Libération, Le Nouvel Observateur et Le Monde à la gauche ou au centre-gauche. La Croix, parfois classé parmi la presse de droite, est avant tout un titre de la presse chrétienne, c’est-à-dire que son orientation se lie à une perspective religieuse (et non pas politique). Le Parisien, de même que les journaux gratuits (Métro, 20 minutes) échappent quelque peu à ces clivages droite-gauche. L’Agence France Presse (AFP) se situe à part et continue d’incarner la neutralité journalistique. Cela permettra alors de voir si et comment l’orientation préalable, ou cadrage initial, du média influe sur la reprise ou le traitement de l’information. Nous choisissons également pour cette étude de faire porter la plupart de nos analyses quantitatives et qualitatives sur les titres des articles, espace textuel de l’intentionnalité informationnelle.

 L’expression « mariage pour tous » est mentionnée avant notre période d’analyse. Elle s’associe étroitement au projet du candidat Hollande lorsque celui-ci affirme sa volonté d’ouvrir « le droit du mariage pour tous les couples », reprenant ensuite cette tournure à d’autres moments de la campagne présidentielle. L’expression « mariage pour tous » ne prospère cependant pas à ce moment-là dans les médias, avec pour les huit premiers mois de 2012, entre 3 et 11 occurrences par mois. Le gouvernement reprend ensuite à son compte la thématique(7). Dans les médias, l’expression se déploie alors progressivement. Pour un total de 1 347 occurrences pour notre période, on dénombre 35 occurrences en septembre, 203 en octobre, 583 en novembre et 548 en décembre. Le retour de vacances du gouvernement est marqué par un triplement des occurrences.

On peut observer la manière dont chaque syntagme se lie à une autre expression, dans le temps et en termes de fréquence. Par exemple, la notion de « mariage homosexuel » se lie dans le temps à diverses mentions de personnalités, Christine Boutin, le Cardinal Vingt-Trois, François Hollande (avec un plus grand nombre de cooccurrence avec le « Cardinal Vingt-Trois » qu’avec « Hollande »), mais aussi à des problématiques juridiques : « référendum », « amendement », « Cour suprême ». Cette représentation temporelle des co-occurrences permet également de voir que c’est au cours de la troisième période que « mariage homo » et « mariage gay » vont se lier à une dimension explicitement critique.

En amont de notre période comme au cours du second semestre 2012, d’autres syntagmes connaissent la faveur des médias, qu’ils relaient la parole d’autres politiques, de l’opposition ou que ce choix ait été discuté en conférence de rédaction. Sur l’ensemble de la période, toujours sur une analyse des titres d’article, tout média confondu, c’est l’expression « mariage homosexuel » qui comptabilise le plus d’occurrences avec un total de 2 453 et domine les autres syntagmes jusqu’en novembre – avec respectivement 134, 370, 488 et 1 159 occurrences pour août, septembre, octobre, novembre avant de tomber à 302 occurrences en décembre.

Le syntagme « mariage gay » est le deuxième le plus utilisé sur l’ensemble de la période, avec 2 157 occurrences, et devance largement, lui aussi, le syntagme « mariage pour tous » jusqu’en novembre. « Mariage homo » connaît quelques succès avec 854 occurrences de titre. Le syntagme issu du projet de loi, « mariage entre personnes de même sexe » est minoritaire avec 116 occurrences de titre, la longueur de la tournure ne favorisant pas son existence journalistique.

C’est en décembre que les occurrences du syntagme « mariage pour tous » deviennent majoritaires, marquant une certaine réussite de la communication gouvernementale à l’aune des débats parlementaires.La couverture de ce débat n’est cependant pas uniforme selon les titres de presse. En prenant en compte tout article contenant au moins l’une des expressions désignant le mariage pour tous sur notre période de référence, on constate que Le Figaro a consacré 8 % de ses articles à ce débat, Libération 7 %, La Croix 9 %, Marianne 9 %, Le Nouvel Observateur 13 %, mais Le Monde seulement 4 %, Métro, Le Point, L’Express étant à 5 % et 20 minutes à 3 %.

Ce que titrer veut dire

Essayons d’affiner cette perspective en interrogeant la fortune de l’expression « mariage pour tous » selon la couleur politique du média : la presse de gauche est-elle la seule à reprendre l’expression ou la reprise est-elle plus générale ?
 

 Il faut combattre une injustice par le retour à une égalité qui aurait dû déjà être  

Le Gouvernement et la Présidence de la République ont assumé deux expressions : celle du projet de loi, « ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe » et celle des discours sur ce projet, « mariage pour tous ». La première expression, ou sa variante « mariage entre des personnes de même sexe », est descriptive et tend de ce fait à la neutralité. Elle ne définit pas le mariage selon l’orientation sexuelle, à la différence de l’adjectif « homosexuel », « gay » ou « lesbien », mais se contente de décrire ce qui apparaît : les personnes ainsi autorisées àagrave; se marier ensemble seront de même sexe. Hors-contexte médiatique, la valeur modale de la seconde expression, « mariage pour tous », est ontologique déontique de même qu’elle contient une connotation universalisante – autrement dit, elle renvoie à un impératif qui concerne tout le monde. Elle se différencie donc de l’expression à valeur neutralisée employée dans la loi. Le syntagme « mariage pour tous » sous-entend certes qu’il est destiné aux couples de même sexe mais sous-tend également une valeur modale de l’ordre du jugement axiologique moral et éthique positif. En effet, si ce nouveau mariage est pour tous, il bénéficiera alors, pour reprendre les défenseurs du projet, à l’ensemble de la société par l’évolution des mœurs et la progression de la tolérance  de même que par l’égalité ainsi permise(8). Ce syntagme n’est, hors-contexte médiatique, pas neutre. Il s’appuie en effet sur le cadre cardinal(9) des droits de l’homme(10) : il faut combattre une injustice par le retour à une égalité qui aurait dû déjà être.

 Le mariage pour tous serait contre nature et une loi ne saurait contrevenir à cet ordre naturel  

L’expression « mariage pour tous » conçue par ses partisans comme méliorative a servi d’appui, en raison de son caractère généralisant, à la critique. Se déploie alors ce qui peut s’envisager comme une lutte des cadres illustrée par l’apparition du syntagme anti, mimétique et universalisant, « manif pour tous ». Il implique des valeurs modales ontologiques aléthiques  (c'est-à-dire renvoyant aux lois naturelles, ici le nécessaire) et axiologiques morales, nourrissant l’argumentaire suivant : le mariage pour tous, ne pouvant servir de cadre à la procréation, serait contre nature, or une loi ne saurait contrevenir à cet ordre naturel. Voici le second axe cardinal invoqué dans le débat : celui de l’ordre naturel, référence évitant de s’attaquer directement à l’idée d’égalité contenue dans l’expression initiale. La lutte discursive opère un glissement de l’argumentation vers un autre cadrage pour n’avoir pas à critiquer l’égalité.

Plusieurs syntagmes renvoient, eux, au caractère spécifique de ce mariage, visant un groupe de personnes déterminées. Le substantif « mariage » se trouvera associé à la désignation de l’orientation sexuelle des personnes : « mariage homo », « mariage homosexuel », « mariage gay ». L’interprétation a priori et hors-contexte des valeurs modales de telles expressions paraît plus délicate. Elles sont en effet polysémiques dans leur visée. Ces syntagmes peuvent se trouver utilisés par les partisans du projet de loi, revendiquant le droit à la différence d’orientation sexuelle. En outre, bien que spécifiant les personnes visées par le projet de loi, ces syntagmes restent finalement assez descriptifs dans la mesure où ils désignent la réalité : le mariage selon le code civil comme la jurisprudence(11) implique des relations sexuelles entre les époux. L’expression « mariage gay » a, de plus, l’avantage journalistique d’être courte, ce que confirme Gilles Wullus, directeur de la rédaction de LGBT Têtu, qui affirme également que le terme gay est moins sexualisant que le terme homosexuel.Toutefois, l’expression est aussi utilisée par les détracteurs du projet, en particulier en réaction au caractère universalisant de « mariage pour tous ». Ce serait alors le moyen de rappeler que le projet ne vise en réalité que certaines personnes. Ainsi Monseigneur Vingt-Trois a-t-il pu déclarer, dans une variation négative, qu’il s’agissait du « mariage de quelques-uns imposés à tous »(12).

 

Projection des cooccurrences entre les différents syntagmes du mariage pour tous et chaque média (sur tous les médias) Fig. 2


Prenons deux exemples du contexte sémantique d’emploi de ces expressions pour comprendre la visée réelle de leur utilisation selon les médias. Pour Le Figaro, l’expression spécifiante « mariage gay » domine, présente dans 84 % des titres d’articles portant sur la thématique. Certes l’expression présente l’avantage de la brièveté mais le contexte sémantique véhicule l’idée d’une opposition.

 

Projection des cooccurrences liées au syntagme « mariage gay » dans Le Figaro. Fig. 3

 

Cette politique permet de renforcer le positionnement du journal et d’agir comme signal au lectorat(13). Si l’utilisation de l’expression « mariage gay » est saillante dans les titres, nous relevons en corps d’article une alternance d’expression liée notamment aux contraintes journalistiques et stylistiques : ainsi de plus de 100 occurrences de « mariage homosexuel » dans des articles titrés « mariage gay ». « Mariage homosexuel » ne sert toutefois que pour 11 % des titres. Le syntagme « mariage pour tous » trouve peu grâce, peu utilisé dans les titres comme en corps de texte. L’expression est par ailleurs, à l’exception d’une seule occurrence(14), placée entre guillemets, qu’il s’agisse d’un processus de citation ou de distanciation. Le Figaro relaye le débat sans accepter le cadre proposé par les partisans du projet de loi, réduisant le texte à sa simple dimension factuelle voire sectorielle.

 
Le cas de La Croix est intéressant en ce qu’il tend à une forme de neutralité voire de technicité et permet d’illustrer la variabilité de la portée d’un syntagme selon l’émetteur. Le cadrage proposé par un groupe d’opinion tend à s’autonomiser et à perdre les valeurs dont il est porteur. On note la prégnance de l’expression « mariage homosexuel » pour 56 % des titres d’articles sur la thématique, suivie, pour 40 % des titres, de « mariage pour tous », alors-même que la ligne éditoriale ne place pas a priori le journal, ni son lectorat, en faveur du projet. Toutefois l’étude des cooccurrences montre que le sémantisme associé à ces deux expressions relève du descriptif, du constat, de la mise en perspective.

Projection des cooccurrences liées au syntagme « mariage homosexuel » dans La Croix. Fig. 4

La neutralité du journal s’appuie en particulier sur une approche pédagogique présentant débats et opinions en particulier d’experts : médecins, juristes, psychologues. Les occurrences en contexte médiatique n’entraînent donc pas nécessairement un engagement partisan du média(15).

Cette première approche nous permet de voir comment s’articulent les volontés des promoteurs d’événements, qu’ils se situent en faveur ou en opposition du mariage pour tous, et les contraintes médiatiques des assembleurs. Couvrant le début du débat parlementaire, la période prise en compte ne montre qu’une réussite relative du cadrage gouvernemental – cadrage concurrencé par la facilité de l’expression « mariage gay » et son efficacité à faire signe au lectorat critique. Cette réussite reste d’autant plus relative qu’elle peut en outre s’expliquer par le phénomène de retraitement de l’information. Toutefois le syntagme « mariage pour tous » prospère en fin de période, associé à une utilisation neutralisée, indiquant l’acceptation progressive du cadre proposé alors par les promoteurs de la loi. Les premiers mois de l’année 2013 seront cependant forts de l’affirmation de l’expression mimétique « manif pour tous », entrant de front en concurrence avec ce cadre.
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Crédits photo :
Manifestation pour le Mariage pour tous. Razak Paris / Flickr
La Manif Pour Tous. cbercer-tours / Flickr

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