Communication et religions : quelle place pour les médias confessionnels ?

Communication et religions : quelle place pour les médias confessionnels ?

Les religions recourent depuis toujours à la communication. Quelle place occupent les médias religieux dans cette approche communicationnelle ? Question complexe, le lien entre religions, médias et moyens de communication restant sous-estimé par beaucoup de chercheurs.

Temps de lecture : 15 min

 

Penser les médias religieux présuppose de réinscrire ces derniers dans la perspective communicationnelle fondamentale des religions, qui mobilisent un vaste ensemble de signes pour porter une loi, une vérité ou une parole invitant à une conduite spécifique. Celles-ci forment en effet un univers de signes et de discours, qui permet tant un échange au sein de la communauté qu’elles constituent ou accompagnent qu’avec des entités ultra-terrestres et immatérielles, qu’elles instancient de la sorte.

 

Définir les médias religieux dans ce dispositif communicationnel que forment les religions (Enzo Pace, 2011) suppose d’effectuer (ou non) une coupure, soit avec la modernité, soit entre des médiations matérielles signifiantes et des programmes médiatiques. Un regard sur l’évolution récente de l’Église catholique permet de comprendre l’élaboration d’une doctrine religieuse à propos des médias et l’invitation régulière à une pratique médiatique. Cependant, la recherche sur les médias religieux reste malheureusement encore insuffisante, et surtout portée sur le numérique, qui renouvelle partiellement la médiatisation religieuse. Les médias religieux apparaissent toutefois comme une façon de contrer l’agenda médiatique, fort critique à leur propos, d’informer et de rassembler les communautés religieuses, internationalisées et mondialisées.

Les religions sont communication

 

 Si l’on entend par « communication » la production et la diffusion de sens, dans une relation d’altérité, les religions s’inscrivent d’emblée dans une perspective communicationnelle 

Si l’on entend par « communication » la production et la diffusion de sens, dans une relation d’altérité, les religions s’inscrivent d’emblée dans une perspective communicationnelle. Ces systèmes sociaux de vie, inscrits dans la culture, se forment et se transmettent par des signes, discours, images, rites et gestes, scènes et situations construites autant que par l’imitation, dans la relation à l’autre. La communication non seulement leur est donc fondamentale, mais constitue ce qui les fait exister, puisque c’est par celle-ci qu’elles forment et diffusent un récit, valorisent ou dévalorisent des images et représentations, permettent à un groupe de partager un lexique propre, font partager des croyances, s’il en est, invitent à la reproduction de rites. Cette communication met en commun, forme communauté (excluante, elle a des bords et une frontière), mais aussi fait exister. Il n’y a pas de religion qui n’ait d’abord été communiquée, rappelait le philosophe Francis Jacques.

 

Les objets immatériels que le religieux fait parfois apparaître tirent leur consistance, sinon leur existence, de leur figuration communicationnelle, en deçà ou au-delà de l’adhésion intérieure qu’y portent les adeptes : un récit vient dire la sortie du peuple hébreu d’Égypte, une image représentera Jésus guérissant, saint François d’Assise ou l’ange Gabriel apparaissant à Marie de Nazareth, un texte vient présenter la « loi » de Dieu. La communication religieuse instancie les figures(1) dont elle décrit l’existence ; elle contribue ainsi à la création de représentations mentales, soit par l’image (communication visuelle), soit par le récit (communication relationnelle narrative), soit de façon juridique (communication par le code et la loi). La parole religieuse fonde – et autorise – l’existence des objets qu’elle annonce.

 

Parfois, l’irrationnel qu’elle propose (le miracle, la guérison, l’action divine…), s’il est pris à la lettre et non interprété, donne une force supplémentaire et spectaculaire à la communication qu’elle assure, car cette communication excède fréquemment « la rationalité », soumettant celle-ci à un « mystère » qui la dépasse. Naturellement, des réappropriations rationalistes existent, qui usent de la catégorie du mythe et du symbole pour « convertir » ces communications et les rendre acceptables.

 

 La communication religieuse se fait volontiers sur le mode de la « Révélation » : la vérité primaire et ultime du monde sera dite, indépendamment de ce que le medium en fait  

La communication religieuse se fait volontiers sur le mode de la « Révélation » : la vérité primaire et ultime du monde sera dite, indépendamment de ce que le medium en fait. Une révélation, c’est, en fait, fondamentalement un « dire », quelque chose qui est dit. La communication tient, en effet, une place conséquente dans la façon dont une religion se présente, par exemple lorsque l’on parle de « religions du Livre », ou de la qualité de la langue, pour le Coran, comme langue pure de Dieu dictée par l’ange, si l’on décrit le dieu chrétien comme « Verbe » incarné (en sa deuxième « personne »), lorsque se trouve nommée la « Parole » de Dieu, etc. Le philosophe Jacques Derrida(2) relevait avec humour que l’Évangile (bonne nouvelle) comme annonce faisait des chrétiens des « journalistes »... Les vecteurs de communication que sont le livre et la langue, la parole, le récit, servent à désigner l’origine de la religion elle-même. Ceci laisse à penser que la religion s’origine dans la communication, une communication qui « invente » (découvre) son objet, et forme communauté de ceux qui parlent cette langue-là, reprennent ces récits-là. Comme le relève le linguiste Claude Hagège(3), la religion est souvent liée à une langue (l’hébreu, le sanskrit, le latin, l’arabe). Elle récuse, proscrit ou codifie les images (Régis Debray, 1999), organise pour les siens, sinon pour tous, des gestes rituels. Vérité reçue et communiquée, une religion invite souvent à la rejoindre, par la propagande (cet ancêtre moderne de la communication qui visait la « propagation » de la foi) et la communication prosélyte, incitative.

Un univers de signes et de discours

 

La religion mobilise donc un ensemble de médiations pour s’imposer auprès d’une communauté et la former, exister dans l’espace public, puis dans l’histoire. Des signes (le poisson, la croix, l’étoile…) la disent. Organisant le récit du récit, la lecture et le commentaire de ses textes ou de la loi qu’elle protège, une religion encourage l’écoute, et donc la parole, l’écrit, et donc, éventuellement, l’étude et l’interprétation, la répétition plus ou moins créatrice. Elle se tisse de communication(s). Sans compter la correspondance, le témoignage – instrumentation communicationnelle du vécu qui « fait preuve » du dieu chrétien –, les conversations qui la font vivre... Pour Jacques Derrida, ces dispositifs communicationnels produisent une « sprectralisation », dans laquelle il voit d’ailleurs le signe d’une « co-appartenance intime entre le religieux et le médiatique »(4).

 

Sans doute,  le mode d’existence communicationnel d’une religion tient-il dans le contrôle que celle-ci opère du lexique, de l’interprétation, de l’image, des rites. Elle régule concepts et représentations, ou s’atomise en interprétations multiples. Un cadre interprétatif forme une école. La diffusion de la parole, interprétative et productrice de textes, est centrale dans sa relation à ses publics. Elle forme un univers de discours pérennisable et dont certaines expressions peuvent être reproduites et n’ont de sens que pour être répétées, déduites ou imitées, sans lien expérimental à la réalité. L’univers langagier peut tenir lieu de monde.

 

Dans leur travail de conception et de production de médiations matérielles et symboliques, qui « font sens », les religions entendent transmettre (Régis Debray, 1997) la loi ou la parole d’une entité supra-matérielle, parfois pensée comme à l’origine du monde : leurs paroles dupliquent ou transposent, reproduisent la sienne. La communication religieuse est dès lors, telle qu’elle se pense, toujours seconde : elle « vient après » celui qui a parlé en premier, et qui est à l’origine même du langage, sinon de l’image (et du monde, qui peut se trouver lui-même pensé comme communication divine). Sans doute les religions tirent-elles de ce déplacement de l’origine, qui les antécède, leur force : elles ne font que répéter, redire, transmettre, et ne sauraient être jugées sur le fond d’un message qu’elles « reçoivent » simplement, et n’auraient en rien créé. Façon implicite de dire la culture et le social, les religions n’ont pas d’ « auteur » (mais des réformateurs, des théologiens et des commentateurs, des porte-parole mandatés), et ne sont que transmission.

 

 Les médiations matérielles forment le vecteur de transmission de sens des religions : un coup de gong peut signifier autant qu’une odeur, un encens, la couleur ou la texture d’un tissu. Les textes et l’image ont aussi une forme matérielle extrêmement précise et codifiée  

Les médiations matérielles forment le vecteur de transmission de sens des religions : un coup de gong peut signifier autant qu’une odeur, un encens, la couleur ou la texture d’un tissu. Les textes et l’image ont aussi une forme matérielle extrêmement précise et codifiée. Les religions proposent aussi, parfois, une relation directe à l’entité absente qu’elles évoquent et racontent : elles fournissent alors le langage, les gestes et les rites d’une relation personnelle à celle-ci (sous la figure de la prière, de la contemplation, ou du dialogue avec le dieu), qui permet même d’entendre la réponse de l’entité immatérielle, dans des signes, des actions, des textes (bibliomancie), des images naturelles (paréidolie), des mots intérieurs.

Où commencent les « médias religieux » ?

 

Il est difficile en vérité de tracer le périmètre de ce qui relève des « médias » religieux : si l’on s’en tient à ce qui relève de l’écriture et de l’image, en exceptant la prédication et le récit édifiant, et les objets de piété qui favorisent la remémoration d’un récit, comme le chapelet, doit-on y inclure les images de piété, les livrets de pèlerinage, les ouvrages saints et de piété ? Ou ne faut-il penser les médias qu’au sens moderne de programmes de communication, soutenus par un modèle économique, conçus pour toucher, informer et accompagner un public ?

 

Dans le premier cas, la relation aux médias est très ancienne, dès la période médiévale, notamment pour le christianisme, dans le second, elle apparaît certainement aux XVIIIe et XIXe siècles, et se trouve fortement industrialisée, professionnalisée et pensée au XXe siècle. Dans cette seconde perspective, les médias seraient les vecteurs de communication que les religions utilisent dès lors que celles-ci s’efforcent de communiquer dans un espace public diversifié, dans lequel elles n’ont plus le monopole ni le contrôle du sens (Bernard Dagenais), mais lorsqu’elles doivent entretenir ou gagner un public à leur cause et soutenir celle-ci.

L’Église catholique et la « communication sociale »

 

La réflexion que mène l’Église chrétienne catholique au moment du concile Vatican II est à cet égard très intéressante. Avec le décret Inter Mirifica (« Entre toutes merveilles... », 1963), elle forme la notion de « communication sociale », qui, à la suite d’une invention terminologique du jésuite Enrico Baragli, désigne l’usage des mass media dans la société contemporaine(5), la façon dont la société est traversée par les médias, et encourage les laïcs à se former aux médias pour promouvoir l’évangile. L’institution reconnaît ainsi, tardivement, le travail médiatique opéré par des religieux et des laïcs, dans le secteur de la radiodiffusion, de la télévision — notamment le dominicain Raymond Pichard (1913-1992)(6), à l’origine du Jour du Seigneur (1949, 1954) et du Comité français de radio-télévision (CFRT). Elle crée une commission puis un Conseil pontifical pour les communications sociales (In fructibus multis, 1964 ; Pastor Bonus, 1988) – devenu, sous l’impulsion du pape François et par le motu proprio L’attuale contesto comunicativo Secrétariat pour la communication en 2015, en regroupant les différents services médiatiques du Vatican –, et organise à la fois une quête pour l’action médiatique ecclésiale, mais aussi une journée annuelle, qui lui sera consacrée. Cette doctrine médiatique est développée par le texte Communio et Progressio (1971), qui prolonge la doctrine conciliaire. Le théoricien des médias Marshall McLuhan (1911-1980) converti au catholicisme, y a d’ailleurs contribué.

 

Cette réflexion sur les médias se trouve régulièrement renouvelée et enrichie par les textes annuels que les papes font paraître le jour de la fête de saint François-de-Sales, en prévision de la Journée mondiale des communications sociales (ces messages se trouvent sur le site web du Vatican, dans la rubrique « Messages » ad hoc de la section consacrée à chaque pape depuis Paul VI). Il se peut que la notion de « communication sociale » tombe aujourd’hui en désuétude, au profit de la seule « communication ». L’Église catholique a, par ailleurs, fortement investi le numérique pour sa communication comme pour ses dispositifs d’information, avec notamment le portail News.va, le site web du Vatican, de Radio Vatican ou L’Osservatore romano… Des associations internationales, comme Signis, créée en 2001, et l’Icom (Organisation chrétienne internationale des médias)(7) rassemblent enfin des professionnels des médias catholiques ou chrétiens.

 

 L'investissement dans les médias est, donc, au XXe siècle considéré comme un investissement légitime de la part des religions, soit à des fins de diffusion et de renouvellement, de réappropriation du message, soit à des fins de culture communautaire. 

L’investissement dans les médias est, donc, au XXe siècle considéré comme un investissement légitime de la part des religions (voir David Douyère, 2015), soit à des fins de diffusion et de renouvellement, de réappropriation du message, soit à des fins de culture communautaire. Dans le christianisme catholique, des laïcs s’investissent fortement dans le champ médiatique, mais aussi des religieux, issus d’ordres plus spécifiquement dédiés, parmi d’autres perspectives, à ce champ (assompsionnistes, dominicains, jésuites). Acteur du renouvellement de la doctrine catholique sur les médias, le père assompsionniste Émile Gabel (1908-1968) a joué un rôle important dans la réflexion sur les médias religieux, refusant qu’ils soient avant tout dispositifs de propagande ou d’entre soi pour proposer un regard chrétien sur le monde et a même élaboré les linéaments d’une théologie des médias(8). Il est curieusement ignoré aujourd’hui, y compris de l’historiographie du journal La Croix – dont il est quasiment absent –, quotidien dont il fut pourtant rédacteur en chef (il en ôta le crucifix de la première page).

 

Introducteur de la pensée de Marshall McLuhan en France, dont il fut un disciple(9), l’oblat de Marie Immaculée Pierre Babin (1925-2012) a également joué un rôle significatif dans le développement d’une culture médiatique catholique. Il a travaillé à promouvoir la mobilisation des médias dans la communication de la foi chrétienne, notamment en créant un institut de formation chrétien aux médias(10) et en s’intéressant très tôt au multimédia et aux médias « électroniques » par le biais de la catéchèse et de la formation des jeunes, en accordant une large place à l’image et à l’expérience émotionnelle.

 

La recherche sur les médias religieux séduite par le numérique

 

La recherche sur les médias religieux nous semble relativement réduite aujourd’hui en France. Après la thèse du théologien moraliste dominicain Carlos Josaphat Pinto De Oliveira, qui inscrivait la réflexion sur religions et médias dans une perspective politique(11), la médiologie d’un Régis Debray qui s’intéressait, cependant, davantage à la religion comme médiation et à la transmission matérielle par le biais de médiums qu’aux médias religieux, sont venus, en sociologie, les travaux pionniers de Jacques Gutwirth, Sébastien Fath et de Jean-Paul Willaime, mais aussi les recherches de Daniel Dayan sur la médiatisation des voyages du pape Jean-Paul II. La veine semble depuis s’être quelque peu tarie. Des recherches portent sur les représentations des religions dans les médias (un colloque « Faits religieux et médias » a été organisé par de jeunes chercheurs à l’EHESS en 2016), des travaux portent, par exemple, sur la représentation du voile dit musulman dans les médias français (thèse de Camila Arêas Cabral, Institut français de presse, 2016), ou sur le programme de « réinformation » que conduit l’extrême-droite intégriste face à une domination médiatique perçue comme idéologiquement inféodée (thèse en cours de Charlotte Blanc, université Bordeaux-Montaigne).


Mais, hormis des travaux sur l’Afrique (comme ceux d’Étienne Damome), les médias « classiques » nous semblent relativement négligés par la recherche. La revue Le Temps des médias s’est efforcée de rassembler quelques travaux sur ces questions (2011). Des chercheurs travaillent dans une perspective plus large que strictement médiatique, soit en s’enquérant des modalités de la communication de la « foi » ou de la « croyance » dans l’espace public (Stefan Bratosin, Frédéric Lambert), soit en travaillant à une sémiologie de sacré (Stéphane Dufour) qui s’inscrit également dans les médias. Des chercheurs comme Lionel Obadia et Philippe Cornu poursuivent une recherche sur le bouddhisme qui touche à des aspects communicationnels et médiatiques. Un segment assez actif de la recherche travaille, notamment en sciences politiques et en sociologie, sur la relation entre le mouvement de la « Manif pour tous », qui s’opposait au mariage entre personnes de même sexe (autorisé par la loi du 17 mai 2013 sur le mariage pour tous, dite « Loi Taubira »), et les médias, notamment numériques. Des travaux ont porté spécifiquement sur la réception des caricatures ou de l’humour en contexte religieux (Frédéric Lambert, Frédéric Antoine). Enfin, en Suisse, un travail important est mené par le sociologue pragmatique Philippe Gonzalez qui porte à la fois sur le traitement du phénomène évangélique — dit pentecôtiste — dans les médias  et sur la mobilisation par ces derniers de la communication en un programme parfaitement construit. Dans une perspective historique, politique, mais aussi sociologique (publics, usages) des travaux sont donc à mener sur ce champ.

 

La recherche semble désormais se concentrer davantage sur les phénomènes liés à la digitalisation (numérisation) de l’information et de la communication religieuse : Isabelle Jonveaux (Dieu en ligne, 2013 et Le Religieux sur internet avec Fabienne Duteil-Ogata, Liliane Kuczynski et Sophie Nizard en 2015), David Douyère (« Les religions au temps du numérique », tic & société, 2015), Mihaela Tudor en France, Andrea Catellani en Belgique, ont développé des recherches dans ce champ « Internet et religion » qui avait été ouvert en France et en Suisse par Jérôme Cottin et Jean-Nicolas Bazin, Jean-François Mayer, animateur du Religioscope, et ouvertes bien plus tôt aux États-Unis.


De nouveaux médias numériques se créent en effet, pour centraliser l’information religieuse (portails catholiques Zenit et News.va, sites musulmans Oumma.com et Saphir News, sites d’information juifs) ou produire une information communautaire, parallèlement à l’utilisation du numérique à fins d’étude religieuse (accès aux textes et commentaires) et de prière (Retraite dans la ville, Notre Dame du web, pour le catholicisme), ou de régulation matérielle des communautés confessantes (sites de paroisses, de diocèses, d’associations et de communautés). La numérisation, qui touche également la médiatisation religieuse, ne concerne à ce jour certainement qu’une partie des publics, qui s’informe auprès de médias imprimés, de la radio, voire de chaînes de télévision spécialisées, d’affiches, et, probablement, de façon orale, au sein de ses communautés de proximité. Pour certains publics, applications d’information pour smartphones, sites web, fils Tweeter et chaînes YouTube jouent un rôle certain, notamment de visibilisation d’un entrelien « communautaire ». L’accent porté sur le numérique risque, toutefois, de conduire à négliger indûment les médias classiques. Les médias s’y intéressent aisément, trouvant là le contraste de la tradition avec la supposée modernité, quand des catholiques créent une application de prière (Click to Pray) ou d’aide à la confession (GoConfess) ou qu’une application permet de connaître les heures d’allumage de bougies du shabbat ou de début du Ramadan. Amusement ou surprise, le religieux se trouve alors réduit à ces initiatives technologiques qui « modernisent » le visage religieux auprès et en vue d’un certain public.

 

Naturellement, l’engouement de jeunes Occidentaux de tous milieux pour une cause politique liée à un islam fondamentaliste djihadiste promoteur d’actes terroristes diffusée par certains groupes sur Internet, intérêt qualifié de « radicalisation » (comme si toute religion n’était pas « radicale » dès lors qu’elle est pleinement vécue dans sa symbolique propre), a conduit également à des travaux, en cours, sur médias numériques et engagement religieux radical, dans une perspective d’endoctrinement politique, ou sur le rôle de l’image par des mouvements radicaux (Asiem El-Difraoui[+] NoteAbdelasiem EL DIFRAOUI, Al-Qaida par l'image : la prophétie du martyre, Paris, Presses universitaires de France, 2013. ). Cette question a d’ailleurs fait prendre conscience à certains du lien entre religions, médias et moyens de communication, lien qui reste cependant sous-estimé par beaucoup de chercheurs.

 

Les médias, une communication religieuse seconde

 

Si l’objectif des organisations religieuses (quand le religieux prend forme d’organisation, ou sous son mode communautaire) n’est pas de produire des médias, l’animation confessante d’une communauté, la fourniture linguistique, iconique et langagière de celle-ci, la fabrication de son « actualité », son animation en tant que culture, qui suppose un partage de ressources la qualifiant, et l’extension nationale et trans-nationale de ces communautés (informations sur Israël, le Vatican, les Chrétiens d’Orient ou de Chine, les « communautés de base » d’Amérique latine, les évangéliques étatsuniens…) conduit les religions à la production et à l’animation de médias qui viennent compléter leur démarche communicationnelle.

 

Il s’agit aussi pour les religions de produire une autre information que celle que les médias laïques produisent à leur sujet, quand le répertoire d’expression journalistique à propos des religions semble circonscrit dans un périmètre délimité par les questions relatives à la sexualité (interdite, contrôlée, abusive ou déviante, dans le cas de la pédophilie de clercs catholiques par exemple), à l’argent, au pouvoir (notamment fasciste), au racisme et à la misogynie. Seule la figure de la persécution (chrétiens d’Orient, « islamophobie », antisémitisme) semble quelque peu sortir de ce champ, et l’évocation ponctuelle d’une communauté religieuse qui se serait retirée dans la montagne pour produire du fromage dans la paix et la joie…

 

L’appropriation médiatique religieuse vise donc à aborder d’autres questions, mais sans toutefois (le plus souvent) atteindre un public autre que de convaincus. Des acteurs religieux (Michel Boullet, Gérard Defois avec le journaliste du Monde Henri Tincq, Bernard Gendrin, Bernard Lecomte, Pierre de Charentenay, Guy Marchessault notamment, pour le catholicisme) ont réfléchi sur les limites et la portée des médias pour les religions, entre difficulté de l’expression et sortie de l’ornière d’assignation. Une nouvelle génération de clercs réfléchit également sur les enjeux du numérique pour une religion dans l’espace public (Pierre Amar, Antonio Spadaro, Éric Salobir, pour le christianisme catholique). Sans doute traiter les questions religieuses comme des questions culturelles dans les écoles de journalisme permettrait-il de pallier cette difficulté, et de réduire l’écart défiant entre médias et religions.

 

 En régime de laïcité, les médias religieux sont tout à la fois circonscrits et observés, et la question religieuse dans les médias à la fois restreinte et contrôlée 

En régime de laïcité, les médias religieux sont tout à la fois circonscrits et observés, et la question religieuse dans les médias à la fois restreinte et contrôlée. Toutefois, il est à noter que, comme l’observait le biologiste Richard Dawkins dans son essai Pour en finir avec Dieu, les religions sont bien plus présentes dans les médias que ne le sont l’athéisme (sauf quand des religions le condamnent) et la laïcité en tant que tels, entendus dans leur valeur positive, comme si ces derniers s’énonçaient fort peu, et beaucoup moins manifestement que les religions.
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Crédit :
Illustration Ina - Alice Meteignier

Références

 

Pierre BABIN, L’Ère de la communication : réflexion chrétienne, Paris, Le Centurion, 1986.


Bernard DAGENAIS, « Les médias ont imposé une nouvelle logique à la religion », Communication et organisation, n°9, 1996.


Régis DEBRAY, Transmettre, Paris, Odile Jacob, 1997.


Régis DEBRAY, Croire, voir, faire, Paris, Odile Jacob, 1999.


David DOUYÈRE, « La recherche en sciences de l’information et de la communication sur le sacré et le religieux », Les Cahiers de la Sfsic (Société française des sciences de l’information et de la communication), n° 9, janvier 2014, p. 107-116.


David DOUYÈREsous la direction de, Le Religieux, le sacré, le symbolique et la communication, Les Cahiers de la Sfsic, n°12, Neuilly-sur-Seine, Société française des sciences de l’information et de la communication, 2016, p. 107-209.


David DOUYÈRE, sous la direction de,Le Christianisme en communication(s), Communication & Langages, n° 189,2016, p. 25-140.


David DOUYÈRE, Stéphane DUFOUR, Odile RIONDET, sous la direction de, Religion & communication, MEI (Médiation & Information), n°38, 2014.


Émile GABEL, La Presse catholique pour quoi faire ?, Paris, Alsatia, 1957.


Émile GABEL, L’Enjeu des médias, éd. par Pierre Fertin, Paris, Mame, 1971.


Frédéric LAMBERT, Je sais bien mais quand même : essai pour une sémiotique des images et de la croyance, Le Havre, Non standard, 2013.


Denis MARÉCHAL, Cécile MÉADEL, Isabelle VEYRAT-MASSON, sous la direction de, Communiquer le sacré, Le Temps des médias, n°17, 2011.
 

MEDIATHEC, Faculté de théologie de Lyon, (dir.)  Les Médias, Textes des Églises [anthologie], Paris, Le Centurion, 1990.


Enzo PACE, Religion as Communication, God’s Talk, Farnham, Ashgate, 2011.

Carlos Josaphat PINTO DE OLIVEIRA, Information et propagande, responsabilités chrétiennes, Paris, Le Cerf, 1968.

 

 

(1)

Gaspard SALATKO, Le Dieu situé, Paris, L’Harmattan, 2017. 

 

(2)

Jacques DERRIDA, Surtout, pas de journalistes ! [1997, 2004], Paris, Galilée, 2016. 

 

(3)

Claude HAGÈGE, Les Religions, la Parole et la Violence, Paris, Odile Jacob, 2017.

 

(4)

Jacques DERRIDA, Ibidem, p. 11.

 

(5)

David DOUYÈRE, « La communication sociale : une perspective de l’Église catholique ? Jean Devèze et la critique de la notion de ‘‘communication sociale’’ », Communiquer, revue de communication sociale et publique, n°3-4, 2010, p.73-86.

 

(6)

André MORELLE, Raymond Pichard, le dominicain cathodique, Paris, Parole et Silence, Lethielleux, 2009.

 

(7)

L’Ucip (Union catholique internationale de la presse), reconnue par Paul VI en 1972, fut un des ancêtres de cette association désormais sortie du giron catholique. 

 

(8)

David DOUYÈRE, « De l’usage chrétien des médias à une théologie de la communication : le père Émile Gabel », Le Temps des médias, n°17, 2011, p. 64-72.

 

(9)

Un livre d’entretiens a paru : Pierre BABIN, Marshall MCLUHAN, Autre homme, autre chrétien à l'âge électronique, Lyon, Chalet, 1978

 

(10)

Pierre Babin crée le Crec, Centre de recherche et d’éducation en communication en 1971. 

 

(11)

David DOUYÈRE, « De la Propagande à une éthique de la communication sociale ? L’approche politique et théologique du père C. J. Pinto de Oliveira », MEI, Médiation & information, n°38, 2014, p. 79-90.

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