Contenus créés par les joueurs : le problème de la monétisation des mods

Contenus créés par les joueurs : le problème de la monétisation des mods

Avec les mods, les joueurs ont créé des variantes de jeux vidéo dont le succès a parfois dépassé celui des originaux, ce qui n’a pas manqué d’attirer l’attention des éditeurs et des distributeurs. Mais leur commercialisation se heurte à de nombreux obstacles.
Temps de lecture : 8 min

Les mods, des créations communautaires

La question de la nature du jeu vidéo est un vieux débat, puisque ces productions sont à la fois caractérisées par leur nature logicielle (et donc par les interactions permises à l'utilisateur) et par leur approche narrative. Une notion qui trouve écho dans la construction juridique de l'objet vidéoludique (d'abord considéré par la législation française comme un logiciel puis comme une oeuvre multimédia collaborative) et qui s'illustre de façon particulièrement explicite avec la pratique du modding. On parle de mod pour qualifier des contenus téléchargeables développés par des amateurs et visant à modifier, corriger ou compléter un jeu vidéo (comme lorsque l'on décide de remplacer tous les véhicules de Grand Theft Auto V par des tracteurs, ou de fournir un nouvel arc narratif à l'histoire de Skyrim).
  
L'héritage d'une telle pratique tient à la double nature du jeu vidéo, entre œuvre narrative et logiciel interactif. Difficile de ne pas voir en la pratique du modding une parenté certaine avec des pratiques plus anciennes qui voient les fans s'approprier un contenu culturel, qu'il s'agisse de fanfiction (continuer le récit d'un auteur, comme cela a lieu depuis le XIXe siècle avec les séquelles amateurs des œuvres d’e Arthur Conan Doyle, Daniel Defoe ou Jane Austen) ou de fan edits (des montages amateurs de films visant à restructurer l’œuvre originale, à la manière des remontages de la seconde trilogie de la saga Star Wars, ou plus récemment des films Le Hobbit). Mais la composante logicielle des jeux est également fondamentale pour comprendre le modding. Ce dernier est en bien des points similaire au hacking, qui consiste à « bidouiller », et souvent reprendre à son compte des logiciels existants afin de produire de nouveaux usagesau sein de communautés répondant à de fortes valeurs de coopération et de partage, court-circuitant souvent la volonté originale des auteurs.

 Le mod, initialement, n'est rien d'autre qu'un hack  
Le mod, initialement, n'est rien d'autre qu'un hack, le détournement d'un jeu vidéo. Ce fut le cas des premiers mods recensés en 1983, Dino Smurf et Castle Smurfenstein, ce dernier modifiant les fichiers du jeu Castle Wolfenstein pour transformer les ennemis nazis en Schtroumpfs. Depuis ces balbutiements, le monde du modding a pris son envol, sous des formes très diverses. Les modifications apportées par les fans peuvent aller de la simple skin (un ajout cosmétique fournissant de nouvelles textures à un objet existant dans le jeu, apposant par exemple les couleurs du drapeau confédéré à une des armes de Counter Strike) à la total conversion. Il s'agit alors d'altérer radicalement le contenu d'un jeu pour le transformer dans tous ses aspects. Le mod Counter Strike (1999) convertissait par exemple le jeu Half Life (jeu de tir scénarisé dans un univers de science-fiction) en un jeu compétitif en ligne basé sur l’affrontement entre terroristes et contre-terroristes.
 
Les total conversion, qui travestissent le principe d'un jeu, sont à l'origine des plus grands succès de l'histoire des mods. Counter Strike (avec ses 3 millions de joueur uniques par mois) ou Dota (dont la suite Dota 2 a été le premier jeu a rassembler plus d'un million d'utilisateurs simultanément sur Steam) en sont probablement les exemples les plus marquants. Ce dernier, un mod de 2005 pour Warcraft III changeant radicalement le principe du jeu, a donné naissance à une jouabilité d'un nouveau genre, le MOBA (arène de bataille en ligne multi-joueurs), dont les plus illustres représentants (Dota 2 et League of Legends) figurent sur le podium des jeux multi-joueurs les plus pratiqués en 2016. à la suite du succès impressionnant du mod Dota pour Warcraft III, l'équipe de développement du mod et l'éditeur du jeu originel (Blizzard Entertainment) se sont affrontés, chacun revendiquant le droit d'en proposer une suite en utilisant le nom Dota. Si les mods sont initialement des contenus gratuits produits par des communautés de fans, l'immense succès rencontré par certaines créations n'a pas manqué d'attirer l'attention des éditeurs de jeux, qui entendent bien surfer sur cette vague providentielle.

Le modding, une aubaine pour les éditeurs et distributeurs de jeux

Les éditeurs ne voient pourtant pas toujours d'un bon œil la création de mods pour leurs jeux. En détournant l'objet originel, les moddeurs vont parfois à l'encontre de l'intention originale des créateurs, et peuvent même dans certains cas leur porter préjudice. C'était le cas de Glyder, un mod pour le jeu online World of Warcraft qui permettait d'automatiser un grand nombre d'actions du jeu afin de faire évoluer son personnage sans action du joueur. Le mod fut interdit à l'issue d'une bataille juridique entre Blizzard Entertainment Inc. (éditeur du jeu) et MDY Industries, LLC (auteur du mod), l'éditeur invoquant le non-respect des conditions d'utilisations du jeu. Les jeux en ligne à vocation compétitive interdisent le plus souvent de modifier leur jeu, craignant un déséquilibrage entre joueurs classiques et joueurs « dopés » par des mods.
 
Mais la plupart des éditeurs accueillent à bras ouverts le développement de mods pour leurs jeux. Une étude menée par PC Games News démontrait récemment que la distribution de mods via le Steam Workshop(1) avait un effet bénéfique sur le nombre de joueurs. Les mods étendent la durée de vie d'un jeu en proposant des contenus supplémentaires et en améliorant les graphismes, proposent de nouvelles interfaces et corrigent même parfois les bugs plus vite que ne le fait le développeur. Il est coutumier pour un grand nombre d'éditeurs de presser la sortie de leurs jeux afin d'occuper l'espace de vente représenté par les fêtes de fin d'année et d'anticiper la clôture de l'année fiscale. Avec parfois comme résultat des jeux non-finis, gangrenés de bugs en tous genres et amputés d'une partie de leur contenu. C'est alors que les moddeurs entrent en scène, et proposent à la sortie du jeu des patchs correctifs non-officiels offrant une expérience de jeu nettement améliorée.
 
 
Certains mods peuvent nettement améliorer l'aspect graphique d'un jeu et lui donner un coup de jeune.
 
Ainsi, nombre d'éditeurs ne rechignent pas à encourager la création de mods pour leurs jeux. Il s'agit de laisser libre cours à la créativité de la communauté par plusieurs biais. Tout d'abord en permettant librement la création et la distribution de mods sans opposer de barrières juridiques comme l'enfreinte aux conditions d'utilisation du jeu. Mais également en proposant des outils à même de faciliter le travail des moddeurs. Certains éditeurs se distinguent particulièrement en la matière : Bethesda Softworks (responsable de la série The Elder Scrolls et des épisodes récents de la série Fallout) et Valve Corporation (propriétaire de la plateforme Steam et éditeur de la série Half Life) distribuent généralement, avec la sortie de leurs jeux, de puissants outils à destination des développeurs de mods. Il s'agit de faciliter la création et l'intégration de nouveaux contenus pour permettre la prolifération de mods et miser sur la dimension communautaire d'un jeu.
 
 La question de la valeur monétaire du travail accompli par les moddeurs devient centrale  
Faciliter le travail des développeurs de mods revient à assurer un renouvellement constant des contenus, très semblable à celui que nombre d'éditeurs développent en interne pour les commercialiser sous forme de DLC(2). La question de la valeur monétaire du travail accompli par les moddeurs peut ainsi devenir centrale. Le studio Wildcard (éditeur du jeu Ark: Survival Evolved) a ainsi annoncé en mai 2016 que les auteurs de quelques mods sélectionnés seraient rétribués pour leur travail, tandis que Valve Corporation permet depuis quelques années la commercialisation de skins (textures alternatives pour les armes) sur son jeu Counter Strike : Global Offensive. La vente de skins entre les joueurs contre espèces sonnantes et trébuchantes est depuis longtemps permise et taxée par Valve (avec 10 % prélevé sur chaque échange monétaire entre joueurs), qui redistribue ensuite une partie des profits aux créateurs de skins. Si cette rémunération indirecte pour les auteurs de contenus supplémentaire est pour le moment limitée aux jeux développés par Valve (Counter Strike : Global Offensive, Dota 2, Team Fortress 2), il est clair que les développeurs comme les distributeurs sont à la recherche d'un modèle commercial leur permettant de monétiser la formidable quantité de contenu représentée par les mods.
 
Acteur emblématiques de l'univers du modding, c'est une fois de plus Valve Corporation qui prit l'initiative de franchir une étape supplémentaire dans la monétisation des mods, en les commercialisant directement sur sa plateforme Steam. En Avril 2015, l'entreprise américaine décida à titre d'essai de sélectionner une poignée de mods pour le jeu The Elder Scrolls V : Skyrim afin de les proposer à la vente, avec l'accord de leurs auteurs. Ces derniers touchaient 25 % de chaque transaction, contre 25 % pour Steam et 40 % pour Bethesda Softworks, l'éditeur du jeu. Un partage en défaveur des auteurs de mods, qui souleva un important tollé parmi les utilisateurs. La décision quasi-immédiate de Valve Corporation de mettre fin au programme mit assez clairement en évidence les nombreux problèmes posés par la commercialisation des mods. Car en plus de l'épineuse question de la répartition des revenus, l'abondance de problèmes techniques et juridiques représente pour le moment un frein important à la monétisation de ces contenus.

Le modding face aux contraintes techniques et juridiques

La commercialisation de jeux vidéo est soumise à un ensemble d'obligations vis-à-vis de l'utilisateur, notamment celle de proposer un produit fonctionnel. Si les éditeurs eux-mêmes peinent parfois à proposer des jeux viables sur toutes les configurations possédées par les utilisateurs (cet aspect faisant partie de la plainte déposée en 2011 par l'UFC Que Choisir contre des éditeurs et distributeurs de jeux vidéo), la situation est encore plus complexe lorsqu'il s'agit d'assurer la viabilité technique d'une pléthore de mods développés par la communauté. Permettre la commercialisation de mods reviendrait pour les éditeurs à décentraliser une partie de leur production sans pour autant pouvoir assurer de véritable contrôle qualité ou suivi technique. C'est le cœur du problème soulevé par l'arrivée des mods sur consoles de jeu (alors qu'ils étaient pour le moment réservés aux PC). Inauguré par Bethesda Softworks en juin 2016 pour son jeu Fallout 4, la pratique du modding sur console semble se heurter pour le moment à d'importants problèmes techniques, ce qui explique en partie le refus par Sony de les voir arriver sur sa console PlayStation 4 pour le moment. Les consoles de jeu sont des machines dites « fermées », avec des restrictions pour les développeurs en matière d'accès aux fichiers sources et de possibilités techniques. Afin de véritablement permettre l'essor (et la monétisation) de la pratique du modding sur consoles comme sur PC, il pourrait devenir indispensable de clarifier les compétences respectives des moddeurs et des éditeurs afin de s'assurer que les produits commercialisés soient à la hauteur sur le plan technique.
 
Mod StalkerLa principale clarification à apporter en ce qui concerne la pratique du modding reste cependant juridique. Les mods restent dans une zone grise, souvent tolérés par les éditeurs mais néanmoins vulnérables à la moindre velléité judiciaire de leur part. La composante communautaire et presque underground de la pratique du modding reste fortement imprimée dans les créations proposées, qui font parfois peu de cas du respect de la propriété intellectuelle d'autres auteurs. Les manquements sont parfois évidents, comme lorsqu'un mod reprend l'univers ou les codes graphiques d'une œuvre de fiction (en faisant par exemple apparaître des personnages du Seigneur des anneaux ou de Star Wars dans un mod pour Grand Theft Auto). Mais ils sont parfois beaucoup plus dissimulés. C'est l'une des raisons pour lesquelles le programme de mods payants élaboré par Steam a été abandonné : l'un des mods pour Skyrim proposé à la vente réutilisait dans son code un contenu d'un autre mod (qui est resté, lui, totalement gratuit). Une pratique tout sauf exceptionnelle dans le milieu du modding où réutiliser le contenu d'un autre mod est généralement toléré. La situation se complexifie toutefois lorsqu'il s'agit de commercialiser ces contenus. Se pose alors la question des autres contenus et outils utilisés pour l'élaboration d'un mod, centrale pour répondre à la question : qui en est le propriétaire ?
 
 Le créateur du mod ne possède que ce qu'il a lui-même créé 
L'auteur d'un mod devrait, théoriquement, en être le propriétaire. Cependant, l'utilisation d'outils et de contenus externes rend cette affirmation le plus souvent inapplicable. Le créateur du mod ne possède que ce qu'il a lui-même créé, ce qui exclut tous les contenus du jeu originel réutilisés, tous les outils fournis par l'éditeur, etc. Les droits des moddeurs sont donc très limités, et il faudra attendre l'évolution de la jurisprudence aux États-Unis et en Europe pour pouvoir réellement trancher la question de la propriété intellectuelle. Pour le moment (depuis l'affaire Microstar v. FormGen Inc., traitée par les tribunaux américains en 1998), les mods sont considérés comme des œuvres dérivées relevant du fair use(3). C'est-à-dire qu'il est à priori autorisé de produire un mod, de la même manière qu'écrire et partager une fanfiction est légal. Mais ce droit est limité : il est impossible de commercialiser un mod sans l'accord de l'ayant-droit du jeu, et surtout ce dernier peut décider à tout moment d'en interdire la distribution s'il considère que le mod porte atteinte au fair use de son produit. Les mods ne sont donc légaux que dans la mesure ou les éditeurs les tolèrent. Et s'il est probable que la commercialisation de mods n'en soit pas à son coup d'essai, des batailles juridiques sont probablement à prévoir avant que les moddeurs soient à même de faire valoir leurs droits sur leurs créations.

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Crédits photos :
zAAz | Paris Games Week 2012 | ESWC [Devant Counter Strike : Global Offensive]. James Cao / Flickr. Licence CC BY-NC 2.0
Fallout 3 – Maximum Graphics Mod Overhaul vs. Vanilla Graphics Comparison. Candyland / YouTube
STALKER Complete 2012 [Mod créé par Paul Dolgov]. Paul Dolgov / Flickr. Licence CC BY-SA 2.0

(1)

La plateforme utilisée par le distributeur Steam pour centraliser les mods. 

(2)

Les Downloadable contents sont des contenus téléchargeables, le plus souvent payants, visant à étendre le contenu d'un jeu existant.

(3)

En droit américain, le fair use (usage loyal) représente un ensemble d'exceptions et de limitations au droit d'auteur, permettant l'utilisation d'un contenu protégé sous certaines conditions d'un jeu.

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