Durant la semaine du 9 mars 2019, la France s’est graduellement mise à l’heure du Covid-19 en imposant, de façon successive, différentes mesures censées ralentir l’expansion de cette épidémie due au coronavirus SARS-CoV-2. Dans les médias, les nouvelles d’émissions aux tournages annulées ou reportées sont rapidement tombées. Et la question du rôle des médias et de leur mission dans ces temps incertains s’est très vite posée.
Depuis plusieurs jours voire semaines, on a pu voir dans les médias se multiplier les initiatives pour transmettre les informations sur l’épidémie, y compris durant la soirée électorale du premier tour des élections municipales — celle de France 2 s’est peu à peu transformée en soirée d’information, avec une infectiologue de la Pitié Salpêtrière présente du début à la fin.
Mais la question cruciale est aussi de savoir comment les journalistes peuvent continuer à travailler, et informer, dans cette situation inédite. Ces derniers sont souvent amenés à être sur le terrain, au contact de personnes potentiellement infectées ou fragiles, et à côtoyer de nombreux collègues dans des rédactions cumulant open space et petites salles de réunions. Que ce soit dans la presse papier, la radio ou la télévision, la décision a rapidement été prise de développer voire généraliser au maximum le télétravail.
Des tests d’ampleur avant la généralisation du télétravail
Chez France Télévisions, un test grandeur nature généralisé à tous les services a été organisé jeudi 12 mars afin d’évaluer la « capacité [du groupe] à assurer [ses] missions en mode télétravail, afin [de se] préparer à une éventuelle contrainte organisationnelle liée au développement de l’épidémie de coronavirus ». Du côté de Radio France, le plan de continuité d’activité a été enclenché dimanche 15 mars. Dans un message envoyé aux employés du groupe, la pdg Sibyle Veil a indiqué que « comme tous les Français, nous sommes appelés à nous déplacer le moins possible ».
Au Figaro, c’est dès le mercredi 10 mars qu’un e-mail (à l’objet somme toute assez clair, « télétravail ») cosigné par Alexis Brézet, directeur des rédactions, et Annie Pican, éditrice du pôle web du quotidien, a été envoyé aux différents services. On pouvait notamment y lire que « les règles de présence dans la rédaction » seraient allégées, les demandes se faisant sur la base de volontariat. Interrogée vendredi 13 mars par téléphone, Anne Pican, explique que le titre s’y préparait depuis quinze jours. « Nous avons commencé par les rédacteurs, tous les journalistes plume, car c’est le plus simple, et c’est de cette façon que travaillent nos correspondants à l’international depuis des années. » Cela s’est fait de manière progressive et différente. « Nous nous organisons de manière assez volontaire, en fonction de ce que souhaitaient les services et les salariés ».
Exemple de fonction parmi tant d’autres au sein d’une newsroom : les secrétaires de rédaction (chargés de l’édition des textes) : « Il existe une culture d’entreprise au Figaro avec pas mal d’échanges entre les équipes, explique Anne Pican. Ils ont donc souhaité organiser une rotation entre eux pour alterner télétravail et présence sur place ». Par ailleurs, les équipes encore présentes ont été séparées dans différents bureaux et des espaces ont été libérés sur différents étages. Le jour de l’entretien, Anne Pican indiquait qu’entre 60 et 70 % de la population du service Web était déjà en télétravail.
Dès que l’Oise a été identifié comme foyer de contamination, le journal s’est interrogé sur les conditions de télétravail. Il a également fallu répondre à une autre question : comment couvrir cette information ? Et surtout, qui envoyer sur place, alors que les employés du groupe habitant dans l’Oise avaient pour consigne de rester chez eux. Au moment de l’interview, aucun employé n’avait été contaminé. « Mais on a tout de suite mis en place les règles sanitaires strictes en demandant aux gens de se laver les mains, minimiser les réunions, ne pas se réunir en nombre dans une petite salle », souligne Anne Pican.
Maintenir les rendez-vous d’information
Guillaume Goubert, directeur de La Croix, nous a expliqué par téléphone le 17 mars que le travail sur un plan de continuité de l’activité (PCA), concernant le fonctionnement de la rédaction ainsi que les autres maillons de la chaîne en aval, avait commencé il y a une quinzaine de jours. « Dimanche [15 mars] soir et lundi [16 mars] nous étions encore assez nombreux au bureau pour traiter des élections municipales. Mais aujourd'hui, nous sommes descendus très nettement d'un cran. Pour ma part, je suis chez moi et j'échange avec mes collègues au bureau. Nous commençons à nous dire que, service par service, il va falloir commencer à faire en sorte que les gens travaillent vraiment complètement à distance. »
Interrogé mercredi 11 mars, le directeur des rédactions de France Info, Jean-Philippe Baille, rappelle que la station France Info est tenue de proposer des rendez-vous d’information de manière continue afin de garantir un accès à l’information au plus grand nombre. « Il faut assurer un maximum l’antenne et mettre le plus grand nombre de personnes, identifiées par nos soins, pour la tenir. Si on ne peut pas bouger, si on est confinés, on ouvrira une ligne quelque part pour être en capacité de téléphoner et appeler à la fois les journalistes, les témoins et les compétents pour pouvoir nous répondre. Tout cela est mis en place, c'est déjà réfléchi. Nous sommes en train d’affecter des moyens techniques permettant à certains de nos journalistes de travailler depuis leur domicile. » Le groupe Radio France est aussi en relation régulière avec le ministère de la Santé « Il y a des points réguliers entre le ministère et le comité de pilotage du groupe, et nous faisons régulièrement des réunions pour dire où nous en sommes, explique Jean-Philippe Baille. Nous avons même ouvert un groupe Whatsapp où l’on échange et pose nos questions ».
Chez France Télévisions, une cellule de veille a été montée avec l’ensemble des directions du groupe. Interrogé le 12 mars, Christophe Tortora, directeur des la rédactions nationale de France Télévisions, explique que celle-ci « se réunit tous les jours à 17 h », pour reporter au comité exécutif du groupe, présidé par Delphine Ernotte. « Le rôle de cette cellule est d’observer l’évolution de la situation et d’instruire toutes les dispositions à prendre au sein de l’entreprise. » Au moment de l’interview, une partie de la direction de l’information travaillait déjà à distance. « Il a été demandé aux rédacteurs en chef du week-end de travailler les mercredi et jeudi de chez eux pour préparer les journaux des vendredi soir, samedi et dimanche. Ceux du 20 h semaine ont travaillé à leur domicile le vendredi »
Les différentes chaînes de France Télévisions sont elles aussi tenues d’avoir un plan de continuité d’activité. « Notre ambition est de maintenir — et même de renforcer — l'ensemble des rendez-vous d'information du groupe sur France 2 et France 3 avec une forte place dédiée à l’interactivité avec le public (via notamment le hashtag #OnVousRépond dans le JT de 20H). Même si nous sommes amenés à travailler en mode dégradé, en cette période d'extrême tension dans le pays, il faut que les téléspectateurs puissent regarder les journaux télévisés et avoir accès aux les informations indispensables, et évidemment à n’importe quel moment de la journée sur la chaîne d’information en continu franceinfo, canal 27. »
Si du personnel venait à manquer, France Télévisions est en capacité de produire différents journaux sur le même plateau
Très concrètement, si du personnel venait à manquer, France Télévisions est en capacité de produire les différents journaux sur le même plateau. C’est d’ailleurs ce que le groupe vient d’annoncer. Et si l’ensemble du personnel à Paris était contaminé et dans l’incapacité de travailler ? « Notre force, c'est que nous sommes présents partout en France et dans ce cas-là, nos bureaux en régions et rédactions régionales pourraient prendre le relais le cas échéant. Nous n’en sommes pas là. Et uniquement 10 journalistes étaient mobilisables, nous répartirions nos forces pour assurer des rendez-vous d’info sur France 2 et sur France 3 afin d’assumer notre mission d'information. » Ainsi, les deux groupes publics devraient dans tous les cas être en mesure de maintenir des rendez-vous d’information réguliers.
Menace sur les tirages de la presse papier
Du côté du Figaro, l’organisation du télétravail permet au titre continuer à produire des articles pour le web. Pour ce qui est du quotidien papier, la situation apparaît un peu plus compliquée, car certains aspects de la production peuvent être sérieusement mis en danger. « La nature même de notre métier est de produire de l'information et de la distribuer par le numérique, nous sommes capables de la livrer, quel que soit le nombre de malades, avec un volume plus ou moins important, et pendant assez longtemps », estime Anne Pican. D’après l’éditrice, le problème se trouve sur les autres supports et formats. « Sur les enjeux de fabrication de contenus audio et vidéo, il sera compliqué de les faire sans les ingénieurs. Et du point de vue industriel, du côté de l’impression du papier, il y a un problème si le personnel de l’imprimerie est malade. »
Au journal La Croix, l'offre vidéo et podcast a été suspendue temdorairement
Guillaume Goubert, directeur de La Croix, voit également d’autres aspects bloquant du côté du papier. Au service d’édition et de ses secrétaires de rédaction, chargés de la mise en page du quotidien, les journalistes « ont besoin d’une connexion à la fibre, de grands écrans. Depuis huit jours nous travaillons à régler ces problèmes, et je pense que d'ores et déjà, s’il ne fallait plus venir au bureau, on y arriverait tant bien que mal. Ce sont des équipes qui ont pour habitude de travailler collectivement, se passer les tâches d'une minute à l'autre, etc. La perspective de travailler seul les préoccupe plus que la moyenne des journalistes de La Croix. Ensuite, il y a un enjeu technique qui n'est pas évident, et c'est là que nous avons une petite incertitude. » Ainsi, si le quotidien ne peut pas être imprimé, l’hebdo pourrait continuer à l’être, et un équilibrage pourrait s’opérer dans les sujets traités. « Nous avons envisagé toutes les possibilités de service dégradé, par exemple de réduire la pagination. Notre but est de continuer à faire un journal [au format] PDF, avec mise en page, afin que les gens puissent continuer à le lire sur tablette ou smartphone. » Dans le même temps, le journal a suspendu son offre de vidéo et de podcast pour cause d’équipes réduites,
Pas de rapatriement pour les correspondants
Quant aux correspondants à l’étranger de chacun des médias interrogés, ils restent dans le pays où ils travaillent. « Ils sont en contact direct avec la rédaction, explique Jean-Philippe Baille, de France Info. Nous leur indiquons les précautions à prendre, nous leur faisons parvenir le matériel nécessaire, comme nous l’avons fait pour notre correspondant à Rome, retourné sur le terrain après être sorti de quatorzaine. »
« Nous maintenons nos correspondants à l’étranger dans les pays où ils sont affectés »
— Christophe Tortora (France Télévisions)
Même mot d’ordre au sein de France Télévisions. « Vu l’état de la situation internationale, nous maintenons nos correspondants à l’étranger dans les pays où ils sont affectés, confie Christophe Tortora, de manière qu’ils puissent continuer à couvrir l’actualité vue de l’étranger. Parce qu’une fois à Paris, il y a de grandes chances pour qu’ils ne puissent plus repartir. Si nos deux correspondants aux États-Unis étaient revenus en France, nous serions dans l’incapacité de couvrir la situation américaine comme nous le faisons habituellement. Notre correspondant à Delhi en Inde, qui était de passage en France, s’est précipité pour retourner là-bas avant que les frontières du pays ne soient fermées. »
Examens de santé et désinfections du matériel
Comment faire pour envoyer des équipes dans les zones touchées par le virus ? « Quand une équipe part dans un cluster (foyer d’infection, NDLR), explique Christophe Tortora, elle passe voir le service médical au préalable, pour vérifier qu’elle est apte. Nous n’envoyons pas sur zone des personnes atteintes d’asthme, des diabétiques, ou des gens fortement d’enrhumés, afin d’éviter le plus de risques possibles. Les médecins du travail de France Télévisions sont entièrement mobilisés du matin jusqu'au soir. » Certains employés ont été mis en quarantaine, soit parce qu’ils sont passés par l’Assemblée nationale, soit parce que leur enfant, de retour de vacances, a pu séjourner dans une zone à risque. Des cas suspects ont été identifiés ces derniers jours et les salariés ont été pris en charge et confinés. Quant au matériel, il est désinfecté après utilisation et avant le retour dans les locaux. « Ça ne sert à rien de ramener le virus à l'intérieur de France Télévisions, les équipes sont dotées des lingettes désinfectantes pour les caméras. Nous n’utilisons plus non plus de micros-cravates, car ils se positionnent trop près de la bouche de l'interlocuteur. Nous leur préférons donc le DO21, un petit micro que l'on désinfecte après utilisation. Ce sont des mesures très importantes pour garantir la sécurité de tous.
Du côté de Radio France, les premières mesures ont été prises par le groupe après l’apparition des zones rouges en Italie. Il fallait, dans un premier temps, « que tout déplacement soit signalé auprès de la présidence ou du secrétariat général de l’information de Radio France ». Si les quarantaines de certains des reporters partis dans le nord de l’Italie ont pris fin, des procédures ont été instaurées pour les journalistes qui doivent se rendre dans les clusters français. « Le journaliste doit passer pas l'infirmerie, on lui fournit un kit avec des gants, un masque, du gel hydroalcoolique. Avant tout départ, mon adjoint ou moi regardons quels peuvent être les risques, nous parlons avec le journaliste et lui donnons des consignes de sécurité ». Des exemples ? « Ne pas toucher la main des gens qu'ils peuvent considérer comme étant malade », ou « faire les interviews en se tenant sur le côté pour ne pas recevoir de postillons sur la figure ».
« J'allais dire que nous avons presque mis en place les mêmes procédures que pour les zones de guerre. Ensuite, le ou la journaliste part faire son travail et avant la fin de sa mission, il est obligatoire qu'il ou elle m'appelle pour me faire un bilan de tout ce qui a pu être fait, et des risques qui ont pu être pris, les zones visitées, etc. » Par la suite, Jean-Philippe Baille établit un rapport qu’il envoie au médecin du travail, avec qui il prend la décision de faire revenir le personnel ou non. Par ailleurs, les CDD et les pigistes ne vont pas sur ces terrains-là, indique le directeur de la rédaction. « Uniquement les titulaires volontaires. »
Des coopérations internationales se mettent aussi en place pour faciliter la communication d’informations entre les médias. Ainsi du côté de France Télévisions, Éric Scherer, directeur de l’innovation et des relations internationales du groupe, a mis en place une cellule de veille de l’UER (Union européenne de radio-télévision). « Nous avons créé, il y a plus de trois semaines, un groupe WhatsApp nous permettant de savoir ce que font l’ensemble des télévisions publiques européennes et d’échanger avec elles sur les bonnes pratiques. », explique Christophe Tortora. Le Figaro, quant à lui, fait partie du Lena (Leading European Newspaper Alliance), une alliance établie en 2015 avec sept autres journaux européens dont El Pais en Espagne, La Repubblica en Italie et Die Welt en Allemagne, avec lesquels il y a eu quelques échanges au sujet de l’épidémie. À l’heure où l’épidémie de Covid-19 due au coronavirus SARS-CoV-2 se répand sur le monde, comme pour les citoyens, le confinement, la communication, l’entraide et la prudence sont plus que jamais les clés du succès pour les médias d’information, tous confrontés à la même problématique.