Hélène Romeyer est professeure en science de l’information et de la communication à l’université de Bourgogne-Franche Comté, membre du laboratoire Cimeos (EA 4177) et spécialiste de la médiatisation des questions de santé. Elle a notamment publié La Santé dans l’espace public (Presses de l’EHESP, 2010).
Que pensez-vous de la médiatisation en France de l'épidémie de coronavirus Covid-19 ?
Hélène Romeyer : D'une manière générale, on peut distinguer plusieurs phases. Au départ, c'était localisé hors de nos frontières nationales, en Chine. Or, ce pays n’est pas le plus transparent au monde, ce qui fait naître la suspicion d’un virus créé là-bas, sur lequel on ne nous disait pas tout. Ensuite, les médias se sont plutôt attachés à comprendre ce qu’était ce nouveau coronavirus. Puis, on a pu voir à la télévision des images assez violentes sur les méthodes de confinement en Chine. C’est finalement le côté policier et très autoritaire du confinement, plus que l'aspect scientifique et sanitaire, qui a été le plus traité.
Mais la médiatisation a évolué en même temps que le virus a franchi les frontières. Nous sommes passés d'un problème presque politique, politico-militaire ou militaro-politique en Chine, à un vrai problème sanitaire une fois que les gens ont compris que le Covid-19 se diffusait hors de Chine et que de plus en plus de gens étaient touchés. Le tournant qui fait du nouveau coronavirus un véritable un problème sanitaire à part entière, c’est le moment où l'Italie a été touchée. C'est un pays européen et c'est surtout limitrophe de la France, avec lequel nous entretenons des échanges très réguliers.
À cela s’ajoute le rythme très rapide des contagions, qui a contribué au cadrage du sujet comme problème sanitaire, en introduisant par ailleurs un discours, classique sur les sujets de santé, autour de la notion de « risques ». Il faut avoir à l’esprit que la méthode de détection a évolué au cours du temps, ce qu’il aurait fallu mieux expliquer. Au départ, on ne testait que les personnes « à risque », c’est-à-dire qui se sentaient elles-mêmes malades et revenaient d'une zone à risques. Progressivement, on a testé beaucoup plus de personnes, ce qui a mécaniquement augmenté le nombre de cas.
Avez-vous noté un changement dans la façon dont les médias traitent du sujet ?
Hélène Romeyer : Je pense que le cap des « 100 cas » en France, le 29 février, a marqué les esprits. Je relève aussi le passage progressif du terme « coronavirus » à Covid-19, le 19 indiquant bien qu'il en existe plusieurs, manifestement. Cette évolution résulte vraisemblablement des efforts des professionnels de santé pour spécifier qu’il s’agit du dernier coronavirus, et pas d’un autre. Mais j’y vois aussi, quelque part, une dimension psychologique. Quand vous dites « Covid-19 », vous ne prononcez plus le mot virus. Il y a, en partie, une stratégie de communication pour éviter les emballements, mais aussi une précision scientifique — les deux se servent ici mutuellement.
Si, jusqu’au week-end du 7-8 mars, la médiatisation était assez maîtrisée, elle tend aujourd’hui à céder un peu plus à la panique. Plusieurs raisons à cela : la progression des cas de Covid-19, les mesures extrêmement fortes de confinement prises en Italie, et le discours volontairement alarmiste de certains partis politiques appelant à la fermeture des frontières et à des mesures de confinement. Avec ces mesures et ces discours, on sent que le discours médiatique glisse à nouveau vers la suspicion et vers le risque. Les autorités tentent d’y répondre en rappelant qu’il y a moins de cas de Covid-19 que de cas de grippe hivernale. Mais ce discours ne semble plus fonctionner depuis les mesures italiennes de confinement. Et à chaque grand événement annulé, c’est la psychose et l’angoisse qui augmentent.
Comment analysez-vous les discours tenus sur cette épidémie et ses conséquences ?
Hélène Romeyer : En France, la santé évoque immédiatement la politique de santé publique, au sens fort du terme. C’est pourquoi le premier type de communication à émerger est une communication publique. Les autorités sont pleinement dans leur rôle et en cela leur communication ne diffère pas d’autres épisodes sanitaires, comme lors du H1N1. Il faudrait toutefois une analyse complète de ces discours pour apporter des précisions.
Ces annonces recouvrent les volets traditionnels de la communication publique. Tout d’abord, le volet information, car il y a tellement d'affaires autour du champ de la santé que la grande suspicion des gens est : « On nous cache des choses ». C’est pourquoi la politique publique de santé se veut la plus transparente possible, avec cette conférence de presse du ministre de la Santé, en personne, tous les jours à 19 heures. Il y a donc un effort de transparence et de points réguliers d’information.
Le deuxième volet de la communication publique en matière de santé est celui de la prévention. Maintenant que ce coronavirus est là et va se propager, que faut-il faire ? Il faut donc rappeler un certain nombre de gestes simples.
Un troisième volet est à relever, plus nouveau et sans doute propre aux nouveaux médias, celui de la réfutation d’un certain nombre de « fake news ». Ces fausses informations, fréquentes sur les problèmes et risques de santé, circulent à une grande vitesse sur les réseaux sociaux. Le risque n'est pas très loin de la peur, pas très loin de l'angoisse. Il est donc très facile de produire de la désinformation autour de ces thématiques-là.
« On parle désormais presque moins du problème sanitaire en lui-même que de l'aspect prévention politique publique et économique »
Dernier volet : la politisation du discours. Ces derniers jours, les oppositions accusent le pouvoir en place de ne pas faire ce qu'il faut, etc., mais sans nous dire pour autant ce qu'il conviendrait de faire. Depuis le début du mois, que ce soit dans les journaux ou à la télévision, sont traitées les conséquences économiques du Covid-19, notamment s’agissant de l'évènementiel. C'est assez curieux, parce que l'on parle désormais presque moins du problème sanitaire en lui-même — les symptômes, la prévention, la recherche de traitement —, que de l'aspect prévention politique publique et économique. Autre thématique que l’on a vu apparaitre, les conséquences écologiques avec l’amélioration de la pollution en Chine par exemple. Ici, le discours sur le Covid-19 sert à démontrer qu’une action sur l’activité humaine et notamment industrielle a une incidence directe sur la pollution. Cette forme de médiatisation a été extrêmement bien servie par des images spectaculaires prises par satellite. Une sorte de démonstration de la preuve par l’image. Néanmoins, même ce discours et ces images ont été rapidement remplacés par un discours à présent de crainte et de risque.
Certains médias se sont intéressés au racisme anti-asiatique suscité ou réactivé par le Covid-19. Est-ce un angle nouveau pour les médias de traiter des réactions d'hostilité voire de racisme que peut générer une maladie apparue à l’étranger ?
Hélène Romeyer : Je crois que les médias en ont toujours plus ou moins parlé, en fonction du climat politique. Par contre, ce que j'ai trouvé plus original par rapport aux cas précédents, c'est l'angle de la dénonciation — ce qui n’aurait peut-être pas été le cas il y a 20 ou 25 ans. Tous les reportages que j'ai en tête ont pointé et dénoncé les discriminations qui reposent sur l’idée que des personnes vivant en France seraient dangereuses du point de vue sanitaire en raison de leur origine étrangère — réelle ou supposée.
On a connu par le passé d’autres discours selon lesquels une épidémie en cours à l’étranger protégerait la France de diverses choses. Pensez aux propos de Jean-Marie Le Pen en 2014, qui arguait que « Monseigneur Ebola » pouvait « régler en trois mois » le « risque de submersion de la France par l'immigration; ».
La médiatisation du coronavirus Covid-19 diffère-t-elle d’autres couvertures médiatiques d’épidémies, comme celles du SRAS, de la grippe A (H1N1) ou d’Ebola ?
Hélène Romeyer : Le H1N1 est le pire exemple que l'on puisse trouver pour la médiatisation, puisque l'on a énormément médiatisé quelque chose qui ne s'est finalement pas passé. Pour ce qui est du dernier coronavirus, je constate une certaine forme de « retenue », les médias ont appris des gros emballements médiatiques qui ont fait plus de mal qu'autre chose. Par exemple, il a fallu que l'OMS qualifie le coronavirus Covid-19 d’« épidémie », le 29 janvier, pour voir le terme s’imposer dans les médias.
« Il y a une prise de conscience par les médias de leur responsabilité »
Une autre spécificité de la couverture médiatique du nouveau coronavirus, par rapport aux précédentes épidémies, est l’effort pour déconstruire plusieurs « fake news », par exemple dans le journal télévisé de France 2, mais aussi dans la presse, sur franceinfo ou dans Le Parisien par exemple. Il faut y voir d’une part une conséquence du travail réalisé par l'OMS et le ministère de la Santé pour lister les « fake news » et y répondre. D’autre part, cela témoigne d’une prise de conscience par les médias de leur responsabilité.
Sylvie Briand, directrice de l'OMS pour la préparation aux risques infectieux mondiaux, avait d‘ailleurs déclaré faire face à « une infodémie ». Cette quantité de rumeurs et de désinformations est-elle inédite ou présente-t-elle des traits inédits ?
Hélène Romeyer : Même en dehors d'une épidémie, les rumeurs et fausses informations sont un grand classique sur tous les sujets de santé — il n’est qu’à voir les mouvements anti-vaccinations sur Internet. Cela tient à plusieurs facteurs. D’abord, la professionnalisation, en matière de communication, de tous les groupes militants. C'est-à-dire que n'importe quel réseau militant a très bien compris les codes et canaux de communication. À cela s’ajoutent les outils numériques : avec n'importe quel ordinateur grand public, vous pouvez poster à peu près ce que vous voulez. Enfin, dès qu'il y a, comme c’est le cas en matière de santé, quelque chose qui a trait au risque, à l'angoisse, cela crée un terreau propice.
En ce qui concerne le coronavirus Covid-19, il faut ajouter qu’il n’existe pas encore de vaccin connu, et que les premiers cas sont apparus en Chine qui, encore une fois, n'est pas le pays le plus transparent. Il reste donc un certain nombre d’incertitudes. On peut ainsi apprendre que quelqu'un a été contaminé alors qu'il n'a été en contact avec personne revenant d'une zone à risque, ce qui signifie qu’on ne maîtrise pas le processus de propagation. On ne maîtrise pas, non plus, la gravité ou la non-gravité : des enfants de un an et cinq ans ont été touchés, sont positifs au test, mais ne présentent aucun symptôme, alors qu'ils font partie des cibles fragiles.
Tout est donc réuni pour favoriser la désinformation et les rumeurs : on ne maîtrise pas le virus, on ne le comprend pas complètement, il vient d'un pays qui n'est pas transparent et l’usage des réseaux sociaux est très développé. L'explosion de l'offre et des outils médiatiques fait que cela prend très rapidement une proportion très importante.
Parmi les rumeurs ou intox circulant à propos du coronavirus Covid-19 : ce serait une création de « laboratoire » composée à partir du VIH, la cocaïne ou l’urine des enfants permettraient de s’en protéger, il faudrait boire de l'eau de Javel pour en guérir…
Hélène Romeyer : C’est proprement délirant. La première « fake news » à avoir circulé concerne effectivement la prétendue expérimentation en laboratoire, qui aurait soit été sortie volontairement, soit aurait mal tourné. Certains prétendent aussi que des pays en guerre, comme la Syrie, ont peut-être sciemment fait sortir ce virus pour détourner l'attention… Ou que la Chine l’a répandu pour qu'on détourne les yeux des protestations à Hong Kong. On peut tout trouver selon les intérêts des différents groupes complotistes. En ce moment, les principales « fake news » concernent les moyens de se protéger ou de guérir du virus.
L'OMS s'est inquiétée assez vite de cette désinformation autour du coronavirus Covid-19. Elle s’est montrée très proactive là-dessus, par exemple en réfutant les rumeurs sur la contamination, la prévention, ou la thérapeutique.
Hélène Romeyer : La professionnalisation de la communication touche aussi les organismes de santé. On sait bien, aujourd'hui, qu'il est essentiel d’avoir la maîtrise de l'information. C’est d’ailleurs pourquoi le ministère de la Santé a, lui aussi, créé son Comité stratégique du service public de l'information de santé, en 2017. Il s’agissait de prendre acte du fait que l'information de santé en ligne n’était ni celle des organismes de santé ni celle de la communication publique, et que cette situation était problématique.
Les travaux de ce comité ont notamment porté sur les sites de santé, les forums de discussion, sur lesquels on trouve parfois n'importe quoi, et qui sont plus à usage marketing qu'à usage de vulgarisation scientifique. Ces efforts sont peut-être vains, mais ont au moins le mérite d'exister. Il y a aussi un comité stratégique d'information de santé numérique, au ministère de la Santé.
Je pense que l'OMS a une démarche similaire, et c'est peut-être une des premières fois où l’on voit cette tentative de contre-discours aux « fake news ». C’est le résultat d’une tendance de fond, d’une prise de conscience progressive plutôt que d’un élément déclencheur.
L’OMS a également agi auprès des grands acteurs de l’Internet. Elle a demandé à Google de faire remonter les informations produites par l'OMS sur le sujet en haut des résultats de recherche — y compris sur YouTube. Elle a travaillé avec Facebook pour cibler les populations à risques et leur envoyer des publicités. Elle envoie des communications assez structurées, mises à jour, aux différents médias. Une telle attitude est-elle nouvelle ?
Hélène Romeyer : Il n’est pas nouveau que l'OMS recourt à Google, à Facebook, ou à d'autres pour communiquer ou faire passer une information. C'est le principe des relations presse, finalement.
« Il est inédit que l’OMS demande directement à Google de remonter dans les résultats »
Par contre, il est inédit que l’OMS demande directement à Google de remonter dans les résultats. Là où des entreprises vont tenter de mettre en place des stratégies de référencement pour être bien placées dans les résultats de recherche, l’OMS peut formuler ce type de demande parce qu'il s’agit de ce qu'on appelle en sciences politiques une « cause légitimante » — la santé —, c’est-à-dire une cause qui n'a pas d'adversaires. Il en va de la santé mondiale, cela concerne quelque chose qui commence à ressembler à une pandémie. Et Google, ne serait-ce que pour une question d’image, peut difficilement refuser.
Quel rôle jouent les réseaux sociaux ? Sont-ils surtout des vecteurs de désinformation ou d’information ? Ou les deux ? Plusieurs chercheurs ont ainsi insisté sur leurs aspects positifs : partage rapide des découvertes, remontées d’informations dans des pays où celles-ci sont lacunaires...
Hélène Romeyer : Les gens ne retiennent souvent que l'aspect négatif des réseaux sociaux ou d’Internet en général. Or, c'est effectivement bien plus complexe que cela. Prenons la politique ou le terrorisme : les réseaux sociaux sont à la fois ce qui a permis de révéler un certain nombre de choses au moment des « printemps arabes », mais sont aussi un outil de recrutement de djihadistes. Il y a toujours les deux côtés. Cela permet de diffuser une information beaucoup plus rapidement, de toucher beaucoup plus de gens, également de rester en contact et de discuter — ce qui est précieux quand on est confiné —, de pouvoir suivre l'actualité, etc. Mais c'est aussi par-là que, parce que nous sommes dans un pays de liberté d'expression, sont diffusées et relayées un certain nombre de fausses informations, volontairement ou non.