À partir de quand Le Temps a-t-il commencé à réfléchir à une nouvelle organisation du travail pour faire face aux restrictions de déplacement mises en place ?
Gaël Hürlimann : Nous avons commencé à nous organiser à distance il y a une dizaine de jours. Dans un premier temps, cela n’a concerné qu’une partie des équipes. La production, les équipes qui produisent le papier et le site web, étant au centre des questions de coordinations, devaient être en rédaction.
L’étape suivante a été de diviser toutes les équipes indispensables de production en deux, pour que l’on n’ait jamais toute l'équipe en même temps, ou des gens qui se croisent et risqueraient de se transmettre le virus. Enfin, après le vendredi 13 mars, nous nous sommes dit que nous n’allions pas pouvoir continuer comme ça, qu’il ne fallait plus centraliser et conduire les salariés à prendre les transports publics. À partir du lundi 16 mars, il n'y avait plus personne à la rédaction.
Avez-vous suivi un plan pré-établi, ou tout « improvisé » sur le coup ?
Gaël Hürlimann : Un peu des deux. Nous avions tout mis en place pour le télétravail, mais sans jamais penser un seul instant que ce serait aussi radical et qu'il n'y aurait plus personne en rédaction. Il y a une dizaine de jours, nous étions déjà avec les informaticiens pour voir concrètement qui n'avait pas d'ordinateur portable, qui avait besoin d'un grand écran pour faire de la mise en page, qui avait besoin d'une bande passante gigantesque pour faire de la vidéo. Et puis, il y a les choses qui arrivent quand on s'y met vraiment, qui sont les plus massives que l’on ait eu à imaginer, notamment le VPN. Il permet d'accéder aux logiciels qui sont réservés à l'intérieur de la rédaction. Mais il a rapidement été surchargé, donc il a fallu être réactif pour en augmenter la capacité. Nous nous sommes aussi rendu compte que certaines personnes ne disposaient pas, à la maison, de connexions suffisantes, donc nous avons testé la 4 G. Je croise les doigts, car nous n’avons fait qu'une édition papier sur ce mode là (l’interview a été réalisée dans l’après-midi du mardi 17 mars, NDLR), mais ça se passe bien. Le plus gros frein, ce sont les questions humaines, les questions de workflow (flux de travail, NDLR).
Avec quels outils gérez-vous ces questions ?
Gaël Hürlimann : Nous utilisons un trio d’outils particulièrement importants.
Tout d’abord, Slack, pour remplacer toutes les petites interactions du type : « Tu peux me refaire ce titre ? », « Tu peux prendre ça en correction ? »
Hangouts ou Google Meet, pour les réunions. Pour la petite histoire, notre informaticien nous disait que nous avions une licence Google Meet pour 50 personnes, et nous étions 70 en réunion hier matin. Je l'ai appelé pour savoir ce qu'il se passait, et il m'a dit que notre licence était en fait à 200. C'était un coup de bol. Nous étions plus nombreux que ce que nous sommes en réunion physique quand nous faisons notre réunion hebdomadaire, car il y avait des gens qui d'habitude ne ressentent pas le besoin d’y participer. Là, ils s’interrogeaient sur comment cela allait se passer.
Et nous utilisons aussi beaucoup de documents partagés. Nous voulons éviter les messages demandant qui travaille aujourd'hui, ainsi que les flots d’e-mails à la moindre mise à jour de document. De nombreuses personnes découvrent Slack, ainsi que cette sorte de rigueur qui nous évite d’être noyés sous les messages.
Avez-vous adapté votre proposition éditoriale de manière à la poursuivre de manière « dégradée » ? Peut-être produisez-vous moins, ou plus court ?
Gaël Hürlimann : Pour l'instant non, nous n'ajustons pas notre production éditoriale, sauf sur deux aspects très précis : la photo et la vidéo, car nous pensons abandonner le fait d'aller à la rencontre de gens. Les vidéos sont dégradées dans le sens où nous allons faire, à la place, des screencasts, des captures de discussions.
Nous demandons aussi aux photographes de ne pas aller trop au contact. D’une part, il y a des sujets pour lesquels nous aimerions photographier des gens, mais ceux-ci ne sont pas d’accord. D’autre part, nous ne les envoyons pas dans des lieux bondés ou des endroits où ils ne peuvent plus respecter la distance minimum de sécurité. Nous pensons expliquer tout ça à nos lecteurs dès que se présentera le premier cas d’un article qui ne sera pas illustré comme nous l’aurions voulu. Le journal papier a une pagination réduite, qui est la plus petite que l'on puisse faire d'habitude, mais pas en dessous. Nous regardons de très près ce qu'il se passe à l'imprimerie et à la distribution, en se disant que, peut-être, nous ne ferons plus que du web dans une semaine. Si nous continuons sur la même pente, nous n’aurons bientôt plus de distribution, ou bien celle-ci sera vraiment compliquée.
Sur le web, nous avons plutôt renforcé l'offre que nous ne l’avons diminuée, avec notamment une équipe qui tient un fil depuis une dizaine de jours. Un dispositif classique, que nous avons doublé lundi pour le tenir de 7 heures du matin à 21 h, ce qui n'était pas le cas, et en passant en gratuit tous nos articles liés au virus. À côté de ça, nous avons eu des initiatives particulières, par exemple notre dessinateur vedette Chapatte a fait un dessin animé pour essayer de convaincre les jeunes de respecter les règles en vigueur.
Êtes-vous en contact avec d'autres médias à l'international ?
Gaël Hürlimann : Nous avons un correspondant en Italie, Antonino Galofaro, qui est parmi les signataires de cette lettre aux Français. Il écrit très régulièrement depuis le début de la crise. Nous sommes plus tournés vers l'Italie que vers la France, étant donné l’importante communauté italienne en Suisse et la frontière commune, très importante, que nous avons. Disons que nous sommes allés plus rapidement nous intéresser à la situation en Italie. Mais il n'y a pas d'accord particulier. Nous en avons un, classique, avec Le Monde, journal avec lequel nous échangeons beaucoup de papiers – ce sont nos journalistes scientifiques qui échangent le plus avec eux.
Êtes-vous confiant sur votre capacité à produire la même quantité, la même qualité, au fil du temps ?
Gaël Hürlimann : Je pense que nous allons tenir la distance, pas nécessairement avec la même offre, car il y a toute une partie du journal que l'on ne peut plus garantir. À quoi cela sert-il de couvrir du sport ou de la culture quand 90 % de l’offre n’existe plus ? Nous en sommes pour l'instant à des décisions qui consistent à détourner légèrement le traitement habituel : allons-nous parler des parties d’échecs, parlons-nous de la culture que l'on peut consommer en étant confinés chez soi ? Nous sommes plutôt sur ce genre de choix, mais il est clair que nous allons peut-être épuiser les thèmes transversaux. Nous ne sommes donc pas du tout opposés à nous dire que l'on va se concentrer sur les sujets à couvrir, quitte à sortir du rubriquage classique.
Cela signifie-t-il que des journalistes spécialisé sur une thématique seront amenés à en couvrir de nouvelles ?
Gaël Hürlimann : Nous avons la chance d’avoir une rédaction composée de journalistes qui sont parfois spécialistes d’un sujet spécifique mais qui surtout se distinguent par leur approche : l’approfondissement. Et cela, cela peut s’appliquer à tous les sujets
Allez-vous rappeler vos correspondants à l'étranger ?
Gaël Hürlimann : Ils vont rester là où ils sont, nous leur donnons les mêmes règles que celles que nous donnons aux journalistes en Suisse, c’est-à-dire de ne pas bouger de chez eux et de faire leur travail à distance. Nous avons en particulier une personne en France, qu’il serait encore plus risqué de faire bouger, tout comme notre correspondante à New York.
Il y a un peu plus de deux ans, nous avions discuté de la stratégie du Temps et avions notamment abordé la question de la « définition du périmètre du service public » pour les médias. Estimez-vous qu’aujourd’hui le journal remplit une mission de service public ? Cela vous semble-t-il important ?
Gaël Hürlimann : La réponse est oui. Nous avons déjà pris la décision il y a quelque temps de rendre gratuits les articles qui traitent du réchauffement climatique. C'était pour nous un signe de soutien à cette cause. Dans le cas présent, la décision de rendre gratuits tous les articles traitant du Covid-19 a été prise lundi, après avoir tenté de poser une règle, à savoir : tous les articles de type service public liés à ce coronavirus sont gratuits, ceux qui apportent plus de valeur ajoutée et approfondissement sont payants. Mais on voyait que ça ne tenait pas la route, la frontière était beaucoup trop floue, il nous fallait radicaliser notre position.
La question est celle de la baisse de nos recettes. Les campagnes de publicité s'annulent les unes après les autres, et nos coûts augmentent. Pour notre hébergement web, nous devons par exemple tripler, quadrupler voire quintupler notre bande passante. Nous risquons donc de souffrir économiquement, et nous nous demandons s’il y aura des aides qui seront débloquées à ce niveau.
Existe-t-il des informations sur de telles mesures en Suisse ?
Gaël Hürlimann : Pas de rumeur, pas d’information, mais nous anticipons d'arriver à ce niveau de débat. Après un mois à ce rythme, imaginer sereinement la suite de l'année risque d'être difficile.