Critique du techno-enthousiasme

Critique du techno-enthousiasme

Evgeny Morozov engage une lutte militante contre le techno-enthousiasme autour des nouvelles technologies. Il y aurait, selon lui, une idéologie sous-jacente à la plupart des pratiques et discours sur le numérique, qu'il faut révéler et critiquer. 

Temps de lecture : 6 min

Depuis quelques années, Evgeny Morozov a entrepris une lutte contre ce qu’il appelle le « techno-enthousiasme », c’est-à-dire l’idée, souvent défendue par les entreprises et les figures publiques de la Silicon Valley, selon laquelle les nouvelles technologies pourraient améliorer tous les aspects de notre vie. De la démocratie à la cuisine, il y aura bientôt une application pour tout ; dans un futur proche, grâce à Internet et au numérique, la plupart des problèmes du monde disparaîtront (et cette position n’est pas propre aux entreprises du numérique, voir par exemple le techno-enthousiasme du dernier livre de Michel Serres, Petite Poucette, 2012). Dans The Net Delusion, Morozov montrait par exemple que lors des révolutions arabes, Internet n’était pas un vecteur de démocratie comme les médias de l’époque ont essayé de le dépeindre. Certes, Twitter et Facebook ont sans doute permis aux rebelles de se rassembler plus facilement que par téléphone, mais ce même vecteur technologique permettait également un contrôle accru de la part des régimes.


Or, l’intérêt de l’œuvre de Morozov est justement de révéler la signification politique cachée dans la posture techno-enthousiaste. Dans son dernier ouvrage To Save Everything, Click Here, il isole deux concepts clés de cette attitude qui sont, selon lui, des vraies idéologies, et pour cette raison potentiellement dangereux. Il s’agit du solutionnisme et de l’Internet-centrisme

La folie du solutionnisme

Morozov appelle solutionnisme la tendance à vouloir résoudre (« the will to improve ») toute une série de problèmes par le biais des nouvelles technologies. Or, la vraie difficulté dans ce type d’attitude ne réside pas tant dans les solutions proposées que dans les définitions mêmes des problèmes. Le théoricien du design Michael Dobbins affirme par exemple que le solutionnisme postule d’emblée l’existence d’un problème, par conséquent, il arrive à la réponse avant que la question ait véritablement été posée. Très souvent, alors, les problèmes posés par les solutionnistes n’en sont pas de vrais : certaines questions d’efficience, d’ambiguïté ou d’opacité sont plus des vices que des vrais problèmes, selon Morozov. Attirer l’attention sur ces vices relève alors de la manipulation, le vrai but étant tout autre. Un exemple de ce type de manipulations sont les applications pour smartphone qui aident à cuisiner et demandent ensuite de prendre en photo les plats pour les poster en ligne. Il s’agit là d’un problème inventé et résolu par une application qui a en réalité pour finalité de collecter des données sur les habitudes alimentaires des usagers afin de les revendre ensuite.

L’Internet-centrisme

Une des caractéristiques du solutionnisme est ce que Morozov appelle l’Internet-centrisme, c’est-à-dire l’idée de prendre Internet comme modèle pour la société, en ce qui concerne ses pratiques et sa façon de fonctionner. La plupart des solutions passerait ainsi par Internet, comme le crowdfunding, par exemple. Le site Kickstarter permet le financement de créateurs ou d’artistes grâce à la présentation de leurs projets en ligne. Mais Kickstarter tend à favoriser les projets les plus populistes ou faciles à comprendre. Cela peut donc être une forme de financement mais non la seule : un documentaire qui explore les causes du réchauffement climatique sera davantage financé qu’un documentaire sur la Première Guerre mondiale, par exemple (p. 28). Le problème n’est pas le crowdfunding en soi, mais le fait de voir ce dernier comme une alternative et non pas comme un complément à d’autres formes de financement. Morozov semble sous-entendre que derrière tout cela, il y a souvent une intention : celle de manipuler l’opinion publique afin de soutenir une certaine vision du monde qui, de facto, donne du pouvoir à quelques grandes entreprises de la Silicon Valley. Les croisades pour l’efficience et la transparence prennent aujourd’hui Internet pour modèle, mais cet « Internet-centrisme a fait oublier à beaucoup d’entre nous qu’un grand nombre de ces efforts sont régis par de vieilles et sinistres logiques qui n’ont rien à voir avec les technologies numériques » (p. 62).

À partir de ces deux notions, Morozov observe comment elles interagissent dans le contexte de quelques pratiques ou efforts de réforme particuliers : la promotion de la transparence, la réforme du système politique, l’efficience dans le secteur culturel, la lutte contre le crime grâce aux données, la quantification du monde autour de nous grâce au self-tracking et la gamification.

Technophobie et techno-enthousiasme

L’approche de To Save Everything, Click Here n’est pas tant d’attaquer une forme de discours en particulier qu’une position épistémologique bien précise. Les techno-enthousiastes et les technophobes, tout en manifestant des discours opposés, partagent en effet la même attitude vis-à-vis des nouvelles technologies. Celle de voir la technique comme quelque chose d’externe à la société, qui l’influence en bien ou en mal. Les technologies sont en revanche, affirme Morozov, des pratiques inscrites dans la société, l’économie et la culture. Les critiques d’Internet tombent donc aussi dans le piège du médium-centrisme. L’essayiste Nicholas Carr(1) , par exemple, pense qu’Internet pourrait nous rendre bêtes parce qu’il a changé notre façon d’accéder à l’information. Mais les caractéristiques de Google ou Facebook ne sont pas inhérentes à la « toile ». Selon Morozov, ces entreprises ont décidé d’adopter certaines stratégies mais elles auraient également pu en choisir d’autres. Au lieu de placer les technologies à l’extérieur de la société, nous devrions analyser comment la technologie et la société s’influencent mutuellement. La technologie n’est certainement pas anhistorique : l’historien de la technologie David Edgerton rappelle, par exemple, que quand on célèbre le e-commerce, on oublie la vente par correspondance qui en est à la base.

Le mythe de la transparence

Parmi la grande quantité de thèmes abordés par Morozov à partir de ce point de vue,  le mythe de la transparence est un point essentiel à aborder pour comprendre cette attitude techno-enthousiaste. L’open data, par exemple, est souvent considéré comme une valeur intrinsèque, c’est-à-dire comme une fin en soi, et non pas comme un outil utilisé pour une finalité différente. Selon Morozov, la valeur de transparence, à la base de la pratique d’ouverture des données au public, est un moyen qui doit être utilisé pour d’autres fins plus importantes, comme la responsabilité (p. 80). Ce mythe implique, en outre, une forme de réductionnisme de l’information et une mythification de la notion de donnée. La transparence présuppose qu’il y a quelque chose d’objectif à montrer derrière, ce qui mène à la croyance que l’information peut exister de façon autonome, indépendamment de l’acte humain de l’interprétation. Evgeny Morozov rappelle que l’information requiert un sujet interprétant et n’est jamais indépendante des médias qui la mettent en forme (p. 88).

La conséquence est que les initiatives sur l’open data ignorent souvent des phénomènes essentiels comme les effets de feed-back, « c’est-à-dire le fait que le seul acte de publication des données influencera la qualité des données futures » (selon David Hand, p. 98). En d’autres termes, sachant que les données seront publiées, les gens vont se comporter différemment. Morozov n’affirme pas que « l’information ne devrait pas être collectée et diffusée, mais plutôt qu’il faudrait la collecter et la diffuser en pleine conscience de la complexité culturelle et sociale de l’environnement institutionnel où elle est rassemblée » (p. 99). Les mêmes critiques sont adressées à l’enthousiasme qui entoure les concepts de big data et de data journalism (p. 164), où là encore, on objective souvent l’information et on oublie l’acte essentiel de l’interprétation.

Politique et techno-enthousiasme

Morozov contribue publiquement et fréquemment aux débats autour des nouvelles technologies et on ne peut certainement pas affirmer que ses idées sont occultées par les médias. Ses contributions apparaissent régulièrement dans le New York Times, le Wall Street Journal, The Economist, Il Corriere della Sera, El País ou le Frankfurter Allgemeine Zeitung. Dans son écriture, Morozov ne s’économise pas en slogans, parfois excessifs, mais certainement drôles (« C’est comme si les solutionnistes n’avaient jamais vécu une vie à eux et que tout ce qu’ils avaient appris venait des livres et que ces livres n’étaient pas des romans mais des modes d’emploi pour réfrigérateurs, machines à laver et lave-vaisselle » p. 8).
 
Tout en ayant été parfois critiqué pour cette médiatisation excessive, le rayonnement global de sa pensée a le mérite de problématiser l’approche de l’opinion publique sur le rôle des nouvelles technologies, et cela d’un point de vue politique en particulier. Il suffit de penser au succès de ces mouvements politiques qui souhaitaient mettre en place une sorte de démocratie directe basée sur Internet (notion qui reste assez floue), en Allemagne, en Italie ou dans les pays scandinaves (les partis Pirates ou le Movimento Cinque Stelle), mais pas seulement. La Silicon Valley s’est lancée en politique avec un groupe de pression soutenu par Mark Zuckerberg (FWD.us) qui s’annonce assez puissant.

De ce point de vue, le fait de focaliser l’attention médiatique sur la nécessité de solutions techniques à des problèmes humains est tout sauf innocent. Larry Page, cofondateur de Google, a récemment affirmé qu’ « il y a beaucoup de choses très excitantes que l’on pourrait faire et que l’on ne peut pas faire, tout simplement parce qu’elles sont illégales ou interdites par la régulation » : Zeke Miller de Time Magazine affirme que le but de ces groupes de pression reste la libéralisation, c’est-à-dire l’intention de faire passer une vision du monde avec comme objectif d’enlever des contraintes législatives qui compliquent le développement économique des entreprises de l’Internet. En plusieurs circonstances, ce que les solutionnistes appellent problèmes n’en sont pas vraiment (p. 354) et l’accent mis sur des initiatives improbables (comme celle d’ « utiliser les smartphones pour mettre fin à l’abus des droits humains ») ne peut que relever de la manipulation utilisée à d’autres fins, comme par exemple la collecte de données. Dans ce contexte, on ne peut que saluer l’efficacité médiatique du message de To Save Everything, Click Here. Sa visibilité est bien utile afin de fonder et d’approfondir un débat public qui est de plus en plus nécessaire.
    (1)

    Nicholas Carr, Internet rend-il bête ?, Robert Laffont, 2011. 

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