Culture et "soft power"

Culture et « soft power »

Dans Bound to Lead (1990), Joseph Nye devinait que la puissance d'un pays pouvait reposer sur des éléments moins tangibles que les armes ou les finances. Vingt ans plus tard, tous les éléments de la théorie de Joe Nye sont posés dans le texte de Soft Power.

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Logiques et ressources élémentaires du « soft power »

Joseph Nye définit le pouvoir au sens large comme la capacité pour une entité (un pays, une organisation non gouvernementale, un individu isolé, entre autres possibilités) d'obtenir ce qu'elle souhaite de la part d'une autre entité. Plusieurs forces sont à disposition des protagonistes. L'arsenal des moyens qui permettent de contraindre (ici jouent les logiques de menace, qui passent souvent par les moyens militaires) ou d'inciter (par la livraison de contreparties ou l'octroi de concessions, souvent financières) est distingué, dans la théorie de Nye, de la capacité de séduire.

La contrainte (« le bâton ») et l'incitation (« la carotte ») sont définies comme les outils du « hard power », littéralement le « pouvoir dur », celui qui se concrétise dans une force de nature relativement tangible. L'aptitude à séduire, elle, correspond à un champ d'action plus subtil, celui du « soft power », ou « pouvoir doux ». Pour Nye, le « soft power » n'appartient pas autant à la maîtrise du gouvernement que le « hard power ». Un « soft power » large et solide requiert une participation active et libre de la société civile ; il caractérise donc plus facilement les sociétés libérales. En 1939, le Britannique E.H. Carr opérait déjà une distinction similaire des pouvoirs dans le contexte international : il séparait, pour sa part, la force militaire, la force économique et la force par l'opinion. Joseph Nye se propose donc simplement de renouveler et d'affiner une terminologie déjà latente, pour cerner des logiques de pouvoir aussi anciennes que l'histoire humaine.

Pour préciser la teneur du « soft power », nombreux sont les spécialistes des relations internationales qui ont proposé des expressions équivalentes. Souvent, il a pu être fait référence à la « politique d'influence » : une erreur de définition selon Nye, qui conçoit l'influence comme un effet ou une branche du pouvoir pouvant émaner aussi bien des actions de menace et d'incitation (« threats and demands ») que des voies du « soft power ». Avant que Joseph Nye ne livre ses concepts, les politiciens ont pu aussi parler du « second visage du pouvoir » (« the second face of power ») pour désigner cette manière indirecte pour un pays d'obtenir ce qu'il désire. Si cette expression recouvre parfaitement la réalité du « soft power », Nye lui-même propose d'autres alternatives aux mots qu'il a choisi et parle volontiers de « pouvoir d'attraction » (« attractive power »).

Par quels moyens un pays est-il en mesure de développer son pouvoir d'attraction ? Comment gagne-t-il  l'adhésion de nations étrangères à ce qu'il est et ce qu'il symbolise ? Joe Nye identifie trois vecteurs majeurs pour la construction du « soft power » : la culture, les valeurs et les politiques étrangères. Ces éléments ne sont des ressources effectives du « soft power » que lorsqu'elles peuvent se prévaloir, respectivement, d'être attrayante pour une nation étrangère (cas de la culture), d'être suivies aussi bien dans le pays d'origine qu'à l'étranger (cas des valeurs) et d'être considérées comme légitimes et ayant autorité morale (cas des politiques étrangères).

Dans le modèle de Nye, un pays ne peut être puissant sur la scène internationale qu'en opérant une combinaison habile de « hard » et de « soft power », afin de mobiliser un pouvoir qualifié d' « intelligent », le « smart power ». Hillary Clinton, dès son accession au titre de Secrétaire d'Etat, a fait valoir son souhait de corriger l'image violente que l'administration Bush a appliquée aux Etats-Unis et de privilégier une juste alliance de forces tangibles et de diplomatie publique. Dans son tout premier discours, la nouvelle Secrétaire d'Etat se réfère, à quatre reprises, au « smart power » tel que le conçoit Joe Nye et confirme ainsi les orientations données par Barack Obama dans son discours de politique générale, où les notions de « soft » et « smart power » occupaient une place essentielle. Pour la nouvelle administration américaine, l'analyse de Joe Nye est des plus pertinentes : au XXIe siècle, la théorie de Machiavel, selon laquelle mieux vaut pour un prince d'être craint que d'être aimé, n'est plus d'actualité ; aujourd'hui, la juste position consiste à être simultanément une figure de menace et de séduction.

La culture, source abondante du « soft power »

Dans le schéma des vecteurs du « soft power », la culture est souvent présentée comme la source la plus évidente d'influence auprès des nations étrangères. Chez Nye, la culture se définit comme l'ensemble de valeurs et de pratiques qui créent du sens pour une société. Communément, une distinction est faite entre haute culture et culture populaire, mais toutes deux sont en égale mesure de porter le « soft power ». Si les Etats-Unis doivent majoritairement le succès de leur culture à des éléments de « pop culture » (de McDonald's à Nike en passant par Hollywood et Britney Spears), la Chine est un très bon exemple de « soft power » produit à partir de composantes de culture « haute » ou « traditionnelle », celle de sa coutumége culinaire, de ses arts martiaux ou de ses philosophes. Et, si le « soft power » chinois est à considérer, selon Joe Nye, comme faible et peu rentable, l'échec d'influence n'est en rien dû à la priorité donnée à la « haute culture ». C'est en privilégiant un système centralisé, où l'autocritique et l'expression libre des artistes et de la société civile sont rejetés, que la Chine amoindrit son potentiel de séduction et s'enferme dans une position peu avantageuse en termes de « pouvoir doux ». Les freins au développement du « soft power » se situent non pas dans la nature des ressources culturelles, mais dans leur degré d'ouverture : une nation aux valeurs étriquées et à la culture étroite est peu disposée à emporter l'adhésion d'autres sociétés à son modèle. Par opposition, les cultures à tendance universaliste, comme celle des Etats-Unis, auront de grandes chances de rallier des groupes d'individus variés, en des points très différents de la planète. Nye compare volontiers le rayonnement de la puissance américaine au rayonnement de l'empire romain, à la différence près que l'influence de Rome s'arrêtait là où ses troupes avaient réussi à s'imposer, alors que la gloire made in United States embrasse la quasi-totalité du globe.

Joseph Nye souligne deux erreurs quant à l'analyse des effets de la « pop culture » en termes de « soft power ». Certains spécialistes, à tort, considèrent la culture populaire comme seule véritable source culturelle de « soft power ». La « pop culture », c'est une promesse de diffusion rapide, des jeux de références faciles et à tendance universelle. La « high culture », dans ses traits plus intellectuels, plus fermés, serait moins apte à susciter l'adhésion de groupes étrangers. Sur ce point, Nye rappelle l'exemple de la France qui, aux origines, a bâti sa reconnaissance à l'international sur ses écrivains, ses musiciens et sa langue, référence dans les usages diplomatiques.

Dans un esprit opposé, de nombreux intellectuels considèrent la « pop culture » comme un fait éphémère et volatile, peu enclin à s'inscrire dans la durée, pauvre en informations, et donc peu susceptible de créer un effet politique. Or, le travail du « soft power » et de la politique d'influence ne consiste-t-il pas, justement, à produire un changement de nature politique ? Face à ce jugement, Nye multiplie les exemples de chansons américaines, ici rock, ici rap, diffus&eacuteeacute;es sur les ondes d'Europe de l'Est, dont les messages marqués au fer rouge par les idéaux démocratiques vont être le slogan de centaines de jeunes désireux d'enterrer l'idéologie communiste. Dans les années 1990, la radio dissidente B2, à Belgrade, passe en boucle les titres de Public Enemy, qui chante, depuis l'Amérique : « Our freedom of speech is freedom or death » (« Notre liberté d'expression, c'est la liberté ou la mort. ») Nombreuses sont les productions made in America qui livrent, toutes prêtes, les bandes-son de la démocratisation pour les pays de l'Est.

Au XXIe siècle, il semble que la plupart des pays considèrent la culture comme première ressource du « soft power ». En 2001, lorsque tombe le gouvernement taliban en Afghanistan, le Premier Ministre indien se rend sur le champ à Kaboul. Dans son avion, ce ne sont pas des armes, pas de la nourriture qui sont transportés, mais des films et de la musique produits par l'industrie de Bollywood. Avant même de rencontrer le nouveau gouvernement afghan, le Premier Ministre indien et son équipe font une brève apparition devant la population de Kaboul et ouvrent officiellement la distribution des produits culturels qu'ils ont apportés. Pour Nye, il s'agit là d'un exemple évident du triomphe de l'arme culturelle dans l'actuel jeu diplomatique international. Cependant, il semble que le XXIe siècle soit destiné à placer une autre sphère au sommet de la pyramide des vecteurs du « soft power » : aidé par le développement des nouvelles technologies, le monde de l'information, dont les contours peuvent parfois croiser ceux des sphères de la culture et du divertissement, se présente comme la nouvelle source première d'influence et de légitimité.

Le pouvoir à l'heure de l'information globalisée

Rappelons-le : c'est en 2004 que Joseph Nye pose ses analyses dans Soft power, The means to success in world politics. Le XXIe siècle annonce déjà l'importance grandissante que sont destinés à prendre les canaux de diffusion de l'information dans le jeu international. Pour Joseph Nye, si les nouvelles technologies continuent à révolutionner les modes de travail et d'échange, le « soft power », dans sa globalité, va gagner en signification pour déterminer les vraies puissances, se plaçant devant les ressources militaires et économiques. Pour Nye, il est évident que les Etats-Unis bénéficieront d'une avance : habitués à disposer des dernières technologies en avant-première, les Américains verront, les premiers, leur « soft power » gagner en importance. Mais, au fur et à mesure de la diffusion des nouvelles techniques à travers le monde, les autres pays combleront leur retard et pourront se mesurer sérieusement au concurrent numéro un.

Il y a une dizaine d'années, plusieurs observateurs ont jugé que l'étroite collaboration entre le gouvernement et l'industrie du Japon donnerait au pays une place solide de tête de file dans la nouvelle ère de l'information. Mais, si cette opportunité était réelle, le Japon a raté sa chance. Trop prisonnier de sa culture de surveillance et de contrôle étatique, le pays ne réussit pas à trouver de vrais points d'attache dans le reste du monde. Lorsque le Japonais Matsushita rachète la société de production MCA aux Etats-Unis, il annonce d'emblée qu'il ne produira pas de films critiques vis-à-vis du Japon. Le message issu du travail de création cinématographique n'arrive donc pas à se défaire des allures de propagande et de contrôle des idées : impossible, dans ce cadre, d'apparaître légitime aux puissances du dehors. Appliquée aux processus de production et de diffusion de l'information, cette tradition du contrôle et de l'absence d'auto-critique est d'autant plus fatale pour la crédibilité du Japon. A l'autre bout du monde, les Etats-Unis, pour leur part, multiplient les structures de production de contenu, varient les canaux de diffusion, et laissent libre cours au travail d'évaluation qu'effectuent aussi bien les professionnels de la presse que ces citoyens libres d'intervenir via les réseaux sociaux et les sites participatifs : l'Amérique, imparfaite mais démocratique, livre ainsi une information soumise à des règles apparentes d'honnêteté et de diversité des points de vue, qui lui valent la reconnaissance de son travail d'information au-delà de ses frontières.

A ce titre, les Etats-Unis montrent le comportement à adopter pour développer, dans les années à venir, son « soft power ». La capacité à produire et à partager de l'information devient, au XXIe siècle, une nouvelle norme d'évaluation du pouvoir. Les pays destinés à faire le plus grand gain en « soft power » sont bien ceux qui, d'une part, privilégieront la diversité des canaux de communication et, d'autre part, imprègneront leurs contenus de valeurs reconnues au niveau mondial. Dans la nouvelle logique, le libéralisme, le pluralisme et l'autonomie du citoyen dans la formulation de ses opinions sont destinés à devenir des critères essentiels pour le développement du « pouvoir doux ».  Grâce aux coûts moindres que représente le vecteur Internet, la société civile est plus en mesure que jamais de faire valoir ses idées et devient, peu à peu, maîtresse dans la détermination du « pouvoir d'attraction ». Les acteurs non gouvernementaux actifs dans le domaine de l'information vont également renforcer leur « soft power » et prendre une place de plus en plus légitime dans les rapports de force idéologiques qui se manifestent sur la scène mondiale. L'Etat, lui, se voit obligé de composer avec les nouvelles voix qui se font entendre. Dans le meilleur des cas, il semble  destiné à devenir un simple acteur parmi d'autre. Sur le champ de ce pouvoir doux et volatile, qu'il n'est pas aisé de prendre en main, il est envisageable que les cellules gouvernementales soient reléguées à un rôle de second plan, derrière les masses de citoyens, ceux qui valident la crédibilité des messages, intègrent ou rejettent les vagues culturelles, font et défont, lentement et sans en avoir toujours conscience, les degrés de « soft power ».

Si l'explosion des canaux d'information et leur omniprésence dans les échanges inter-pays est un fait vérifié, à la fin de la première décennie du XXIe siècle, nombreux sont les spécialistes des relations internationales à penser que la multiplication des canaux de diffusion et le rôle amoindri de l'Etat dans la gestion des contenus d'information ne sont pas décisifs dans la distribution des forces à l'échelle mondiale. Tout au plus s'agirait-il d'un progrès pour la démocratisation, le pluralisme des points de vue et la vérification des informations. Dans l'esprit conservateur américain, notamment, l'idée du « pouvoir doux », dans sa globalité, relève davantage du fantasme et de l'évaluation approximative que d'une donnée géopolitique effective. Derrière Samuel P. Huntington, les analystes pointent du doigt l'échec du « soft power » tant évoqué dans la gestion de la relation Etats-Unis – Iran.

> Lire l'interview de Joe Nye

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