La culture, source abondante du « soft power »
Dans le schéma des vecteurs du « soft power », la culture est souvent présentée comme la source la plus évidente d'influence auprès des nations étrangères. Chez Nye, la culture se définit comme l'ensemble de valeurs et de pratiques qui créent du sens pour une société. Communément, une distinction est faite entre haute culture et culture populaire, mais toutes deux sont en égale mesure de porter le « soft power ». Si les Etats-Unis doivent majoritairement le succès de leur culture à des éléments de « pop culture » (de McDonald's à Nike en passant par Hollywood et Britney Spears), la Chine est un très bon exemple de « soft power » produit à partir de composantes de culture « haute » ou « traditionnelle », celle de sa coutumége culinaire, de ses arts martiaux ou de ses philosophes. Et, si le « soft power » chinois est à considérer, selon Joe Nye, comme faible et peu rentable, l'échec d'influence n'est en rien dû à la priorité donnée à la « haute culture ». C'est en privilégiant un système centralisé, où l'autocritique et l'expression libre des artistes et de la société civile sont rejetés, que la Chine amoindrit son potentiel de séduction et s'enferme dans une position peu avantageuse en termes de « pouvoir doux ». Les freins au développement du « soft power » se situent non pas dans la nature des ressources culturelles, mais dans leur degré d'ouverture : une nation aux valeurs étriquées et à la culture étroite est peu disposée à emporter l'adhésion d'autres sociétés à son modèle. Par opposition, les cultures à tendance universaliste, comme celle des Etats-Unis, auront de grandes chances de rallier des groupes d'individus variés, en des points très différents de la planète. Nye compare volontiers le rayonnement de la puissance américaine au rayonnement de l'empire romain, à la différence près que l'influence de Rome s'arrêtait là où ses troupes avaient réussi à s'imposer, alors que la gloire made in United States embrasse la quasi-totalité du globe.
Joseph Nye souligne deux erreurs quant à l'analyse des effets de la « pop culture » en termes de « soft power ». Certains spécialistes, à tort, considèrent la culture populaire comme seule véritable source culturelle de « soft power ». La « pop culture », c'est une promesse de diffusion rapide, des jeux de références faciles et à tendance universelle. La « high culture », dans ses traits plus intellectuels, plus fermés, serait moins apte à susciter l'adhésion de groupes étrangers. Sur ce point, Nye rappelle l'exemple de la France qui, aux origines, a bâti sa reconnaissance à l'international sur ses écrivains, ses musiciens et sa langue, référence dans les usages diplomatiques.
Dans un esprit opposé, de nombreux intellectuels considèrent la « pop culture » comme un fait éphémère et volatile, peu enclin à s'inscrire dans la durée, pauvre en informations, et donc peu susceptible de créer un effet politique. Or, le travail du « soft power » et de la politique d'influence ne consiste-t-il pas, justement, à produire un changement de nature politique ? Face à ce jugement, Nye multiplie les exemples de chansons américaines, ici rock, ici rap, diffuséeacute;es sur les ondes d'Europe de l'Est, dont les messages marqués au fer rouge par les idéaux démocratiques vont être le slogan de centaines de jeunes désireux d'enterrer l'idéologie communiste. Dans les années 1990, la radio dissidente B2, à Belgrade, passe en boucle les titres de Public Enemy, qui chante, depuis l'Amérique : « Our freedom of speech is freedom or death » (« Notre liberté d'expression, c'est la liberté ou la mort. ») Nombreuses sont les productions made in America qui livrent, toutes prêtes, les bandes-son de la démocratisation pour les pays de l'Est.
Au XXIe siècle, il semble que la plupart des pays considèrent la culture comme première ressource du « soft power ». En 2001, lorsque tombe le gouvernement taliban en Afghanistan, le Premier Ministre indien se rend sur le champ à Kaboul. Dans son avion, ce ne sont pas des armes, pas de la nourriture qui sont transportés, mais des films et de la musique produits par l'industrie de Bollywood. Avant même de rencontrer le nouveau gouvernement afghan, le Premier Ministre indien et son équipe font une brève apparition devant la population de Kaboul et ouvrent officiellement la distribution des produits culturels qu'ils ont apportés. Pour Nye, il s'agit là d'un exemple évident du triomphe de l'arme culturelle dans l'actuel jeu diplomatique international. Cependant, il semble que le XXIe siècle soit destiné à placer une autre sphère au sommet de la pyramide des vecteurs du « soft power » : aidé par le développement des nouvelles technologies, le monde de l'information, dont les contours peuvent parfois croiser ceux des sphères de la culture et du divertissement, se présente comme la nouvelle source première d'influence et de légitimité.