Cyril Hanouna et les autres : quand la télévision dépasse les bornes

Cyril Hanouna et les autres : quand la télévision dépasse les bornes

Le dernier débordement de Cyril Hanouna fait scandale. Mais, avant lui, d’autres émissions avaient choqué les téléspectateurs. Jusqu’où aller pour faire de l’audience ? Analyse.

Temps de lecture : 8 min

Tous les réseaux sociaux, relayés par les médias, bruissent quotidiennement de polémiques, d’attaques, de « tacles », dont les chaînes de télévision sont la toile de fond. Mais cela ne dépasse généralement pas ce qu’on appelle le « buzz » ou, plus précisément, le « bad buzz ». La dernière affaire Hanouna va bien au-delà de ces anecdotes ou de ces petites phrases dont se délectent les internautes. Même ceux qui ne regardent pas son émission, Touche pas à mon poste, même ceux qui affectent de ne pas regarder la télévision mais qui s’informent sur l’actualité n’ont pu éviter d’entendre parler des accusations d’homophobie qui ont été portées contre lui à la suite d’un sketch dans lequel l’animateur, après avoir passé une annonce sur le site de rencontres VivaStreet, s’est moqué des hommes qui y avaient répondu en adoptant ce qu’il pensait être la façon de parler d’un homosexuel.

Certains y ont vu une nouvelle occasion de cracher sur la télévision, arguant qu’elle n’est rien d’autre qu’une poubelle et qu’il suffit de ne pas la regarder pour ne pas subir les provocations d’un animateur. Cette attitude hautaine et méprisante, assez récurrente, passe à côté d’un phénomène qui nous en dit pourtant beaucoup sur la société, sur ses normes, ses valeurs et leurs évolutions. À la différence du « buzz » qui ne touche généralement que ceux qui s’intéressent à un domaine ou un milieu précis (le sport, les peoples, le « mercato » des animateurs, etc.), l’affaire Hanouna est plutôt un scandale médiatique, c’est-à-dire un événement surgi dans les médias, dont l’existence même engage un débat dans l’espace public, mettant en jeu des normes sociales ou des valeurs, qui, à leur manière, dépassent les bornes et constituent un symptôme des tensions qui traversent la société à un moment donné.
 

« Seigneur, délivrez-nous d’Averty ! »

Les premiers scandales télévisuels surgissent dans une société où le nombre de postes est encore assez restreint et où l’on ne sait pas encore très bien ce que doit être la télévision. Dans cet univers qui se cherche, un homme se met en tête d’explorer les ressources de l’électronique, Jean-Christophe Averty. En octobre 1963, il propose Les Raisins verts, émission de variétés caractérisée par un humour « bête et méchant », assez proche de celui du journal Hara-Kiri, qui a été interdit à l’affichage en 1961. D’ailleurs, le célèbre Professeur Choron qui en est à l’origine se prête volontiers aux fantaisies que lui propose Averty. On le voit par exemple procéder à une course de sardines à l’huile sur l’écran d’un téléviseur. D’autres sketches sont beaucoup plus méchants : cette boucherie qui ne vend que du chien, ce bénitier rempli de vraies grenouilles et dans lequel « une grenouille de bénitier » trempe sa main pour se signer et, bien sûr, le fameux bébé en celluloïd passé au hachoir. C’en est trop.

Nombre de spectateurs protestent et Télé 7 jours consacre un éditorial au vidéaste exprimant la colère de ses lecteurs : « Assez Averty ! »(1). La polémique provoquée par le réalisateur va être ravivée un an plus tard, en raison d’une émission programmée le soir de Noël 1964 : Les Verts Pâturages. Adapté par Claude Santelli d’une pièce de Marc Connely créée en 1929 dans un théâtre de Broadway, ce programme met en scène, au moyen de nombreux trucages électroniques, quelques épisodes de la Bible, joués par des acteurs noirs : Dieu est noir, comme l’ensemble des acteurs, et vêtu d’un magnifique costume blanc. Il est tantôt dragueur, tantôt prédicateur, il aime bien le flan. L’ange Gabriel, qui le seconde, a une flopée de médailles sur la poitrine comme un dignitaire soviétique. Adam est noir lui aussi et Ève sort de sa côte sous les traits d’une jeune femme noire en soutien-gorge et culotte blancs.
Les réactions des spectateurs, telles qu’elles nous sont retransmises par les magazines sont violentes. Qu’on en juge :
 
« Nous avons subi, le 24 au soir, Les Verts Pâturages de Jean-Christophe Averty. Quand serons-nous débarrassés de ce sadique ? Comment l’ORTF peut-elle se prêter à de telles mascarades ? Que l’on soit croyant ou incroyant, il y a des sujets que personne n’a le droit de salir. Il est vrai que c’est fait avec une telle bêtise ! Mais nous regrettons la taxe que nous payons et le temps que nous passons devant notre poste de télévision. »
 
« Voici comment aurait pu se terminer l’émission du 24 au soir, confiée à M. Averty. La foule des téléspectateurs se présente devant Dieu. Des millions de mains jointes se tendent vers Lui (sic). Soudain, éclate la prière "Seigneur, délivrez-nous de cet Averty !" Et le Seigneur, dans sa juste colère, atomise le triste individu »(2).
 
 Au rejet de l’esthétique d’Averty, à son humour surréaliste, s’ajoute à présent ce que beaucoup considèrent comme un blasphème. Ce refus de personnifier Dieu n’est pas sans évoquer par avance les événements tragiques de Charlie, à cela près – et la différence est fondamentale – qu’ils n’auront pas débouché sur une action violente.
 
En 1968, dans la même lignée que le scandale Averty, une autre émission déchirera les téléspectateurs, Les Shadocks, cette série de dessins animés à l’humour absurde mettant en scène des oiseaux schématisés par quelques traits dont la caractéristique essentielle est la bêtise.
À une époque où il n’y a qu’une chaîne, puis deux chaînes (1964), fortement contrôlées par le gouvernement, où le parc de téléviseurs est encore loin d’avoir atteint son développement maximum, les deux grands scandales que je viens d’évoquer relèvent avant tout d’un affrontement d’ordre esthétique. Il s’agit finalement de déterminer ce que doit être une télévision de service public et ce que le téléspectateur peut en attendre : des spectacles qui ne heurtent ni ses normes esthétiques ni ses croyances ou, au contraire, un nouveau langage, dérangeant et adaptés aux possibilités du medium.
 
 

La discrimination pour faire rire

Si Les Verts Pâturages ont choqué une partie des téléspectateurs, le fait que le programme n’a entraîné aucune sanction validait au fond un droit au blasphème. En revanche, l’accusation de discrimination a eu des conséquences beaucoup plus lourdes, comme le montre un scandale qui a précédé de plus de vingt ans l’affaire Hanouna. Le 23 septembre 1995, Patrick Sébastien lance une nouvelle émission sur TF1, dont le titre est à lui seul un programme : Osons. On y voit notamment deux jeunes gens attablés à une terrasse qui se voient remettre des tee-shirts siglés Éric et René, tandis qu'une chorale vient leur chanter : « Éric et René sont très contents d'être pédés, Éric et René sont les plus folles du quartier, et pour bien nous le prouver, ils vont s'embrasser », un humoriste jouant un prêtre qui drague un enfant de chœur… et, surtout, l’animateur qui chante Casser du Noir sur l’air de la chanson de Bruel Casser la voix devant un parterre de skin-heads et de jeunes filles en tee-shirt FN. Peu après, on voit Jean-Marie Le Pen chez lui qui visionne la cassette qu’il trouve très drôle.
 

Les annonceurs, effrayés par le scandale, menacent de retirer leurs budgets et l’émission s’arrête le 18 novembre 1995, après trois éditions 
Si les deux premiers sketches ne soulèvent aucune indignation, ce n’est pas le cas du troisième.
L’émission fait plus de 50 % de part d’audience, la chaîne félicite son animateur, mais le MRAP écrit au CSA et porte plainte, évoquant un « délit de provocation à la haine raciale ». Le CSA, par la voix d’Hervé Bourges ne parle que de « vulgarité ». Patrick Sébastien proteste : « Je fais mon métier de chansonnier. Je trouve qu'il y a un énorme problème maintenant avec la télévision, c'est que l'on est en train de tout régir et de tout interdire. » Très rapidement, les annonceurs, effrayés par le scandale, menacent de retirer leurs budgets. L’émission s’arrête le 18 novembre 1995, après trois éditions.
 
Mais ce n’est pas fini. En mars 1996, Sébastien est condamné par la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris, pour avoir chanté Casser du Noir, à une amende de 30 000 francs pour « provocation à la haine raciale ». En outre, TF1 est obligé de faire état de la condamnation dans son journal de 20 heures. Patrick Sébastien annonce qu’il va mettre fin à sa carrière d’animateur ! Promesse qu’il ne tiendra pas. Néanmoins, TF1 le met à la porte dans les jours qui suivent sa condamnation.
 

Traiter l’autre comme un objet

Si les scandales suscités par Jean-Christophe Averty tenaient à la fois à son langage télévisuel et à la mise à mal de certains tabous, ce qui se produit avec Osons est d’un autre ordre. On assiste à l’intrusion de la politique dans des émissions de divertissement, qui, a priori, semble loin de cet univers. Dans le cas que je viens de rappeler, ce qui choque le plus, c’est bien le fait que Jean-Marie Le Pen ait la parole après l’imitation de Patrick Sébastien et qu’il en profite pour justifier son discours ordinaire.

Cette dimension politique ne s’exprime pas seulement par la présence d’un politicien dans le programme, il devient clair qu’elle touche aussi son format. On le constate en novembre 2000, quand le député socialiste Michel Françaix lance en plein débat parlementaire sur le budget média : « Je n’aurais pas imaginé que l’on puisse programmer à 20 h 15, sur une chaîne publique, C’est mon choix » (Le Monde, 28/11/2000). Dans la foulée, le CSA demande à la chaîne de « prendre des mesures » pour éviter les débordements. Hervé Bourges, son président, proteste qu’il y a pire que ce talk-show, qui n’est rien à côté de l’explosion mondiale de « la télé-voyeuse, la télé-capteuse » dont témoigne le phénomène Big Brother encore inconnu des Français. Pour l’heure, l’émission propose à ses téléspectateurs des sujets comme ceux-ci : Je ne supporte plus les cheveux et les poils (7-11-2000), Je vois mon mec quand je veux et où je veux (9-11-2000), Je suis un régime extrême au mépris de ma santé (10-11-2000), Je mange une pharmacie tous les jours (13-11-2000)…
 
Ségolène Royal, ministre déléguée à la Famille et à l’Enfance, à l’inverse de son collègue socialiste, considère que cette émission pousse à « une certaine forme de tolérance », avis que, curieusement, partagent à l’époque 85 % de Français, pour qui C’est mon choix est « une émission qui permet de comprendre les différences entre les gens » (Ipsos, 21-22/11/2000). Finalement, le CSA abandonne toute procédure.
En fait, ce scandale est le symptôme d’un changement d’ère : après les reality shows des années 1990, les télévisions privées vont faire de la représentation de l’anonyme un spectacle, dans lequel l’autre sera considéré comme une curiosité. L’année suivante, Loft story amplifiera cet antagonisme entre ceux qui croient assister à des émissions plus authentiques que jamais et ceux qui considèrent qu’elles dégradent leurs participants.
 
Revenons à Cyril Hanouna. Son émission ne choque personne par sa forme qui emprunte à la mise en scène de toutes les bandes de chroniqueurs. On est loin d’Averty ! En revanche, son comportement apparaît comme une suite logique des dérives que subit la télévision privée depuis les années 1990. D’abord, parce qu’elle traite l’autre comme un objet dont on peut se jouer sans limites, du moment que cela amuse le téléspectateur. C’était déjà le cas de C’est mon choix ou de la télé-réalité, c’est la méthode Hanouna, qui traite pareillement avec une brutalité sans appel ses chroniqueurs.
 
Ces animateurs qui reprochent aux politiques de beaucoup parler et de ne pas agir montrent qu’ils ne comprennent pas que les paroles sont des actes 
Cyril Hanouna est dans le sillage du Sébastien de 1995, dont il adopte la même ligne de défense. Comme celui-ci, qui s’était défendu de tout sentiment raciste, dès le lendemain de son sketch, il a répété à l’envi qu’il n’était ni raciste ni homophobe et que toute sa vie en témoignait. Dans les deux cas, ces animateurs qui reprochent aux politiques de beaucoup parler et de ne pas agir montrent qu’ils ne comprennent pas que les paroles sont des actes. Et qu’il ne suffit pas de protester de leur bien-pensance, en affirmant qu’ils ne sont ni racistes ni homophobes pour annuler ce que disent leurs sketches. La seule façon de les juger, c’est de regarder ce qu’ils font et c’est à partir de cette observation que l’on construit leur ethos, leur façon d’être. Le tribunal qui a condamné Sébastien ne s’y est d’ailleurs pas trompé.
Autre point commun entre Osons et TPMP, le retrait des annonceurs qui ne veulent pas salir leur image.
 
L’affaire « Casser du Noir » s’est mal terminée pour Patrick Sébastien. Aujourd’hui, Cyril Hanouna dispose d’une ressource que son collègue n’avait pas : l’usage absolument libre de la chaîne sur laquelle il officie. Rappelons-nous que, lors de la gifle de Joey Starr au chroniqueur Gilles Verdez, il avait menacé de ne pas rendre l’antenne tant que le rappeur n’aurait pas présenté des excuses. Au vu du parallélisme des discriminations imputées aux animateurs (incitation à la haine raciale pour l’un, homophobie pour l’autre), les conséquences devraient être les mêmes. Reste à savoir si la chaîne osera toucher à sa poule aux œufs d’or. Si elle ne le fait pas, cela marquera une nouvelle époque : celle de la soumission des chaînes à leurs animateurs.

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Crédit :
Ina. Illustration : Émilie Seto

 
(1)

Télé7jours n°188, 26/10/1963. Voir l’article de Bernard Papin : « Les Raisins verts : le "surréalisme attardé" de Jean-Christophe Averty », Télévision n° 6, 2015, CNRS Éditions.

(2)

Télé 7 jours, no 251, 9 janvier 1965, p. 3 

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