De la polémique à la banalisation : 12 ans de téléréalité

De la polémique à la banalisation : 12 ans de téléréalité

Fortement décriée lors de son arrivée sur les écrans en France, la téléréalité est désormais considérée comme un genre accepté. Comment en est-on arrivé là ?

Temps de lecture : 7 min

L’ouvrage de Nathalie Nadaud-Albertini, issu de sa thèse de doctorat, est une formidable analyse de la réception des émissions de téléréalité. Cette étude, composée de trois parties, s’attache à décrypter, décrire, et analyser, les différentes réactions observables au travers d’exemples précis d’émissions et de situations, afin de comprendre comment la téléréalité est devenue un genre légitime. Comme nous le rappelle l’auteure en introduction, la téléréalité a suscité de vives polémiques à son arrivée, provoquées selon elle par le caractère inédit de ces programmes. De fait, le genre a connu des difficultés de définition, y compris pour l’auteure qui ne définit pas ce qu’elle considère malgré tout comme un genre à part entière, et ses impacts non connus entraînèrent une méfiance toute particulière. C’est à travers cette notion de défiance, fil rouge de sa recherche, que Nathalie Nadaud-Albertini aborde le phénomène « téléréalité », d’une part en élaborant une grille d’interprétation, et d’autre part en analysant sa réception numérique sur les forums. De ce fait, l’auteure dépasse le cadre strict du téléviseur et « permet d’identifier un public télévisuel élargi qui lui-même permet d’aller au-delà des impasses de la notion de public dans les enquêtes en réception ».

« Loft Story », l’émission responsable de toute cette agitation

Dans un premier temps, l’ouvrage s’intéresse à l’émission devenue une véritable légende du petit écran : « Loft Story ». Lancée le 26 avril 2001, rarement une émission n’avait suscité un tel engouement médiatique. C’est une véritable « innovation télévisuelle » qui a, d’une part, entraîné la « mise en place d’un dispositif expérimental » et, d’autre part, créé une « forme novatrice d’écriture audiovisuelle ». L’originalité de ce nouveau concept réside dans la coupure avec la vie extérieure choisie par les 11 candidats, surveillés 24h sur 24h par des caméras. Nathalie Nadaud-Albertini s’attache à montrer le changement qui s’opère dans la construction et la narration de ce genre de programme, à travers le schéma d’écriture audiovisuelle « personnage-personne ». La personne enfermée dans l’émission devient un personnage avec une fonction, ce qui la rend insubstituable. « Loft Story » établit alors un véritable rapport de proximité avec les téléspectateurs en utilisant la technique du « mimétique bas » : les « personnages-personnes » de l’émission sont glorifiés pour devenir de vrais héros alors que l’on observe simplement leur vie quotidienne. Le téléspectateur est lui-même attendri par la banalité de la vie de ces héros éphémères. La constitution du héros est donc ici différente de celle des séries télévisées : dans la téléréalité, la mise en intrigue des personnages se fait a posteriori. C’est en ce point que la téléréalité innove dans son schéma d’écriture audiovisuelle et s’est retrouvée au centre des polémiques.
 

C’est d’ailleurs sur cette polémique que l’auteure revient en rappelant les deux principaux types d’arguments auxquels a été confronté « Loft Story » : ceux touchant à « la destruction de la personne » et ceux concernant « la destruction du lien et de la démocratie ». Le thème de la destruction de la personne est abordé successivement en trois points : la manipulation des candidats, la manipulation des téléspectateurs et la déshumanisation de la personne. Pour les candidats, le constat est évident : séduits par une célébrité qu’on leur promet rapide, ces derniers acceptent de signer un contrat qui les prive de leur latitude d’action et seraient utilisés afin de réaliser des scènes déjà prévues par la production. Quant aux téléspectateurs, ils seraient manipulés par une « fausse promesse d’authenticité », ce que l’auteure résume par le contrôle et la scénarisation des images ou encore par la représentativité de cases sociales par les candidats.
 Tout est fait pour rendre l’émission addictive et inciter le téléspectateur à consommer le programme comme une sitcom. 
Tout est fait pour rendre l’émission addictive et inciter le téléspectateur à consommer le programme comme une sitcom. C’est cet assujettissement du téléspectateur qui a donné une image négative de « Loft Story ». Enfin, Nathalie Nadaud-Albertini évoque la perception de l’émission comme une « entreprise de déshumanisation » : les candidats doivent une disponibilité absolue pour autrui et perdent ainsi le « contrôle de soi pour soi ». La part d’intimité est oubliée alors qu’elle fonde le respect de l’être humain, et l’aliénation des candidats est évidente, puisque « le soi se résume à capter le regard de l’autre ». D’autres critiques ont également été proférées lors de l’arrivée de l’émission : l’entrave à la maturation des candidats dans le Loft, qui devient alors une sorte de mère intrusive, l’abolition des étapes nécessaires à la construction d’une personne, et même l’affaiblissement de la faculté de raisonner (les candidats n’ont pas droit aux journaux, à la télévision, etc.). La critique principale concernant « Loft Story » a donc bien été que le programme nous ait donné à voir des animaux ou même des objets, et non des êtres humains.
 
Concernant « la destruction du lien et de la démocratie », l’analyse évoque la disparition du principe de régulation du rapport à autrui et ainsi d’un vivre ensemble harmonieux. Les téléspectateurs s’approprient l’intimité des candidats dans un rapport voyeur/scrutateur. On leur a ainsi reproché (argument repris par les chaînes concurrentes) de favoriser les relations de pouvoir où le voyeurisme et le sadisme sont ainsi librement acceptés et d’avoir privé les candidats de la maîtrise de ce qu’ils souhaitent « donner à voir » ou non. De plus, le principe de l’élimination est en soit humiliant puisque l’on observe un rejet de la part des colocataires, puis des téléspectateurs. Ainsi, l’émission détruirait la notion de « vivre ensemble » et serait responsable de la perte de lien social. La critique concernant la perte de la démocratie à l’arrivée de « Loft Story » insiste sur les risques qu’il y aurait à voir ce type de programme se multiplier sur les écrans. L’arrivée de la téléréalité a également mis à jour la mauvaise foi et le cynisme des grands groupes audiovisuels dans une guerre sans merci. « Loft Story » n’est que le précurseur des programmes où l’élimination du plus faible est la règle. En témoigne la diffusion ensuite d’autres émissions comme « Les Aventuriers de Koh Lanta » ou « Le Maillon faible ». La peur est grande face à la perte d’éthique des chaînes et face au manque de contrôle de la part du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). La téléréalité montre ainsi la puissance des économies de marché face à des institutions impuissantes.

De la méfiance à la confiance : comment éloigner le genre de ses critiques initiales ?

La deuxième partie de l’ouvrage s’attache à montrer comment les chaînes et les producteurs ont tenté de mettre en place « un dispositif de confiance » afin de rendre acceptable le genre téléréalité. Plusieurs procédés ont été utilisés afin de changer l’image perçue de la téléréalité, un genre qui utilise « la duperie, la manipulation et l’opportunisme. » Parmi les premiers ajustements, les chaînes et les producteurs ont souhaité se distancer des critiques initiales. Ils montrent ainsi leur bonne volonté et proposent des adaptations au nom de l’éthique. Parmi elles, on pourra citer les « adaptations par anticipation » et celles « en process ». Si la première forme tente de neutraliser les critiques à l’avance, en prenant en compte par exemple la spécificité culturelle de chaque pays lors de l’export des programmes, la deuxième consiste en une adaptation en cours de diffusion. L’auteure aborde également les procédés mis en œuvre lors de « Loft Story » pour désamorcer les reproches faits au programme. On pourra citer, à titre d’exemple, la diffusion d’une émission spéciale – « Les Coulisses du Loft » – censée garantir la transparence de l’émission aux téléspectateurs.
 

Une deuxième forme de rétablissement de la confiance, plus originale, consiste à assumer et à revendiquer les critiques, en les incorporant au programme. Nathalie Nadaud-Albertini distille toutes les astuces mises en place par les producteurs et les diffuseurs, à partir d’exemples concrets, afin de rendre totalement normaux des principes négatifs. On citera le fait de « doter la cruauté et le sadisme d’une vocation altruiste ». Certaines émissions de téléréalité revendiquent en effet « l’amélioration » des candidats, à travers soit un enrichissement personnel, soit une plus grande acceptation de leur différence, soit un changement durable dans leur vie. L’ensemble des critiques, tout comme la violence physique et psychologique imposée aux candidats, ne serait qu’une étape pour atteindre le meilleur d’eux-mêmes. La cruauté est donc parfois présentée comme utile. C’est le cas des émissions mettant en scène des personnes célèbres (« Première compagnie », « Je suis une célébrité, sortez-moi de là ! », etc.), qui œuvrent pour une association.
 La souffrance ressentie par les candidats est tolérable, car elle est utile au bien commun. 
La souffrance ressentie par les candidats est donc tolérable, car elle est utile au bien commun. Ce procédé exonère ainsi le téléspectateur de tout sentiment de culpabilité. L’émission regardée est acceptable et rétablit un certain équilibre : les riches et célèbres souffrent pour les associations.
 
L’analyse aborde ensuite l’intégration dans les programmes « des critères qui définissent l’inauthenticité du genre téléréalité ». Les concepteurs des programmes rivalisent de créativité pour mettre en place un dispositif de duperie qui créé une véritable situation d’authenticité. L’auteure mentionne plusieurs émissions qui assument, directement ou pas, la supercherie (Greg le millionnaire, L’Île de la tentation, etc.). Cette méthode permet in fine de montrer une manipulation positive, un engagement éthique de la part des producteurs et des diffuseurs. Elle autorise aussi la mise en place d’une distance entre le téléspectateur et le genre téléréalité, ou encore le recours à la manipulation pour que le programme véhicule un message.

Les forums : des lieux d’étude et d’expression des rapports entre les téléspectateurs et la téléréalité

La dernière partie concerne une fois de plus la confiance réellement établie dans les programmes de téléréalité. Et pour cela, Nathalie Nadaud-Albertini, propose une analyse des forums. Ces espaces de discussion numériques permettent aux téléspectateurs « forumeurs » d’interagir pour définir s’il est possible ou non d’accorder sa confiance au programme en question. En effet, les personnes utilisant les forums ont peur d’être victimes d’une « représentation frauduleuse ». En clair, ils ont peur que les émissions censées représenter la vie quotidienne soient en fait fausses car organisées par une mise en scène théâtrale. Cette partie s’avère ainsi très enrichissante sur les rapports qu’entretiennent les forumeurs avec la téléréalité : de la peur que les émissions puissent agir sur nous (puisqu’on agit sur elles), à la considération des candidats comme des personnes ou des personnages, ou encore à l’utilisation des forums comme lieux d’enquête pour tester la crédibilité des programmes, on comprend à quel point les forums sont de formidables outils d’évaluation de l’authenticité de la téléréalité.
 

Véritables terrains d’enquête, les forums nous enseignent également les différentes formes d’engagement des téléspectateurs, toujours selon cet axe, défiance-confiance. Ainsi, les forums sont utilisés comme un moyen de mise à distance entre les programmes et les téléspectateurs forumeurs. La défiance est donc utilisée à des fins protectionnistes. A l’inverse, certains utilisent une posture analytique et démontrent qu’ils ont les connaissances et le recul nécessaires pour regarder la téléréalité sans être dupes des producteurs et des diffuseurs. Enfin, les forums sont des lieux de discussion intense lors de « la résurgence du soupçon » : la défiance peut réapparaître dans certaines situations précises, et le forum permet d’affirmer ou d’infirmer ses doutes. L’auteure peut ainsi aborder les formes d’engagement envers un programme, que les forums permettent de mettre à jour : soit on adopte une posture ludique, où la notion de divertissement domine, soit le programme crée une relation de proximité, notamment par la présence de références culturelles communes. Le candidat est alors perçu comme une personne, et non un personnage, ce qui abolit la présence de l’écran : la méfiance s’interrompt alors.
 
Sans jamais prendre parti, Nathalie Nadaud-Albertini apporte dans son ouvrage un éclairage très pertinent sur ce qui lie le téléspectateur à la téléréalité. Elle présente ainsi les inquiétudes soulevées par l’arrivée d’un genre nouveau et les tentatives d’apaisement de la part des producteurs et des diffuseurs, afin de rendre légitime un type de programme initialement très controversé. L’étude de l’espace numérique constitué par le forum est une valeur ajoutée importante : elle rend publics les ressentis d’une partie des téléspectateurs sur la téléréalité, et intègre ainsi parfaitement la notion de public élargi, qui ne se retrouve plus seulement autour du petit écran.


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Crédits illustration : site officiel de l'éditeur, Ina Editions

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