De l'importance des médias en temps de guerre
Pourquoi et comment les administrations américaine et britannique ont-elles perdu « les cœurs et les esprits » du monde arabe ? Steve Tatham, commander à la Royal Navy avance des éléments de réponses.
Pourquoi et comment les administrations américaine et britannique ont-elles perdu « les cœurs et les esprits » du monde arabe ? Steve Tatham, commander à la Royal Navy avance des éléments de réponses.
Chaque intervention armée, chaque conflit militaire entraîne dans son sillage une multitude de journalistes venus des quatre coins du globe pour analyser le rapport des forces en présence et rendre compte, au jour le jour, de la situation sur le terrain. Journalistes et militaires sont ainsi régulièrement emmenés à se côtoyer, ce qui modifie le travail de chacun en imposant de nouvelles normes et de nouveaux codes. Coutumiers, ceux-ci n'en sont pas moins évolutifs : l'histoire contemporaine des médias met en lumière certains évènements marquants qui ont véritablement révolutionné l'interaction entre médias et militaires. Plus important encore, cela a également modifié, dans des mesures diverses, la relation existante entre médias et publics et entre militaires et publics. On peut par exemple citer la guerre du Vietnam (1), l'épisode du charnier de Timisoara (1989) (2), la guerre du Golfe (1990 - 1991) (3), ou l'opération israélienne Plomb Durci (2008) (4). Les récentes interventions en Afghanistan (2001) et en Irak (2003) ne dérogent pas à cette règle. Et comme pour chaque conflit marquant, c'est l'arrivée d'un facteur inattendu qui bouleverse la donne. Dans ce cas, c'est sur l'essor des chaînes satellitaires régionales qu'il faut se pencher, et plus précisément sur leurs impacts dans la transmission d'une information de plus en plus mondialisée.
Outre cette guerre des mots, les interventions en Afghanistan et en Irak font apparaître un nouveau phénomène de confrontation, qui découle directement de l'arrivée des chaînes arabes transfrontières dans le paysage audiovisuel global : l'idée qu'il existe, journalistiquement, un nous et un eux. Plus développé aux États-Unis qu'en Grande-Bretagne, car en phase avec une communication néo-conservatrice souvent manichéenne, ce concept va peu à peu s'imposer dans les déclarations et communiqués de l'administration, affectant une partie des organes de presse occidentaux ainsi que les troupes militaires (10). Pour Sultan Sleiman, rédacteur en chef du bureau de LBC à Bagdad, « les forces de la Coalition considéraient que tous les médias arabes étaient des ennemis » (11). James Wilkinson, qui a orchestré la campagne média de l'armée américaine, abonde dans ce sens : « [Les médias arabes] sont totalement subjectifs » (12). De son côté, le responsable britannique des relations média du Doha Press Information Center, Ian Tolfts, ne se souvient « absolument pas avoir vu les Américains faire des efforts particuliers pour essayer de s'engager avec les médias arabes » (13). En se focalisant de telle manière sur les médias nationaux comme FoxNews, CNN ou les journaux les plus influents, les Américains (14) tentent donc prioritairement d'éviter une critique interne qui mettrait en cause leur présence sur ces deux lieux de conflits, comme cela a pu être le cas durant la guerre du Vietnam.
Mais en évitant de collaborer avec les chaînes régionales, voire en les accusant de subjectivité, l'administration s'est annihilée de facto un levier prépondérant de construction de l'opinion publique dans le monde arabe qui, via une mondialisation des contenus, influence également les médias occidentaux et donc, dans une mesure bien évidemment amoindrie, les opinions publiques occidentales. Et c'est en cela que la bataille des Hearts and Minds du monde arabe a été perdue par les forces américaines et britanniques : par ce manque de discernement ou de clairvoyance, qui n'a pu prévoir l'éclosion de tels vecteurs d'influences. Persuadés d'être dans la même situation monopolistique que durant la guerre du Golfe, où CNN abreuvait les chaînes du monde entier de ces images, les États-Unis se sont confortés dans leur habitude. En délaissant des médias considérés comme locaux, donc de peu d'importance à leurs yeux, les gouvernements ont, en réalité, fait face à des réponses globales, qui se sont propagées jusque dans les foyers européens et nord-américains. Ainsi, on notera qu'Al Jazeera a été la première à diffuser les images de soldats morts ou capturés au combat (15), rapidement reprises par Skynews. De même, elle n'a pas hésité à humaniser le conflit en se penchant sur l'impact des opérations sur les populations civiles, sortant du cadre « militairo-opérationnel » que les communicants auraient préféré garder clos. En somme, tout ce que l'administration américaine voulait éviter de la part de « ses » médias nationaux.
François-Bernard Huyghe résume assez bien la situation : « La vraie bataille est celle de la géopolitique de l’information. Elle se traduit par deux grandes nouveautés : l’Amérique a perdu le monopole des images et il existe désormais un regard arabe sur le monde » (16). Regard arabe sur le conflit, perte du monopole de transmissions des images et de l'information qui en découle, fin du monopole langagier : additionnés, ces trois facteurs ont scellé la défaite des opérations sur le terrain médiatique. Ce à quoi nous pouvons ajouter la « distinction nous et eux », journalistiquement parlant, mais qui peut être également appréhendée de façon quasi civilisationnelle. Comme le déclare Jihad Ali-Ballout, alors porte parole de la chaîne qatarie Al Jazeera, le monde occidental « doit désormais traiter avec les chaînes arabes de la même manière qu'il traite avec CNN et la BBC » (17). Qui plus est au vu de la perte d'influence de ces mêmes chaînes dans l'opinion publique régionale (18).
Dans Losing Arab Hearts and Minds, Steve Tatham conforte l'extrême importance des médias en temps de guerre, mais laisse libre court à la réflexion personnelle et à la pensée critique, préférant de loin récolter et proposer des faits plutôt que d'imposer son propre raisonnement. Au vu de la complexité du sujet, l'auteur fait également le choix de l'approche pédagogique plutôt que celle de l'abstraction théorique ou scientifique. L’ouvrage paraîtra assez redondant et peu conceptuel pour le lecteur averti, mais peut constituer une bonne approche initiale sur le sujet. De plus, Steve Tatham évite les écueils dans lesquels nous aurions pu nous attendre à ce qu'il échoue : militaire dans la Royal Navy, il ne disculpe pas pour autant l'armée de ses échecs et ne propose pas non plus une justification de leur stratégie. Bien au contraire, il en fait une critique cinglante, sans se parer de l'habit immaculé de conseiller du Prince. Reste aux administrations et services de presse d'en tirer les conclusions nécessaires, si ce n'est déjà fait.
Ouvrages :
Pour Dominique Wolton, « La guerre du Vietnam était une guerre très médiatisée, les images de télévision y ont même joué un rôle essentiel dans la défaite américaine. » Voir en ligne Traitement de la guerre par les médias, guerre et déontologie
Voir par exemple Ignacio RAMONET, Télévision nécrophile, Le Monde Diplomatique, 03/90
« [Grâce à l'invention des pools,] L'état-major peut ainsi concilier une double exigence : garantir la sécurité des journalistes et contrôler l'information. Les "pools" sont d'une part une réaction à la relative liberté laissée lors de la guerre du Vietnam en matière de couverture médiatique et, d'autre part, une réponse aux nombreuses critiques que suscita l'absence de tout journaliste lors des premières heures de l'intervention à la Grenade. », Arnaud MERCIER, "Médias et violence durant la guerre du Golfe", Cultures & Conflits, n°09-10, 1993
Voir par exemple Sébastien PELLISSIER, Retour d’expérience : “Plomb durci” et les opérations d’information, alliancegeostrategique.org, 10/01/10
Voir en ligne Donald RUMSFEL, Guerre médiatique, lalibre.be, 02/03/06 Sur l'importance de l'information en temps de guerre, voir également Théo CORBUCCI, Une guerre qui ne dit pas son nom, nonfiction.fr, 25/09/09
Prononcée par un directeur du service de presse israélien, cette phrase résume assez bien la pensée américaine sur le rôle et l'influence des médias. Voir par exemple Joris LUYENDIJK, Des hommes comme les autres : Correspondants au Moyen-Orient, Nevicata, 2009, p. 125
Voir Terry JONES, Ma guerre contre « la guerre au terrorisme », Flammarion, 2006
Olfa LAMLOUM, "L’impact des chaînes satellitaires arabes", Revue internationale et stratégique, n°56, 2004-2005
« We decided to call it what it is : 'war on Iraq'. […] We did not use 'invasion' but 'war on Iraq'. The use of 'resistance' was a bit more complicated. », p. 143 ; « LBC referred […] to US and British troops as 'invading forces' and, after the end of hostilities, as 'occupiers'. », p. 149
« The Administration's rethoric, particularly against Al Jazeera, was often repeated by Western news organisations and as a consequence was picked up by Coalition troops in the front line. », p. 200
« the Coalition forces considered all the Arab media as an enemy and dealt with them on this basis. », p. 150
p. 114
« I certainly don't recall seeing any particular efforts by the US in trying to engage with Arab media. », p. 114
Notons que, à la différence de l'administration américaine, les Britanniques ont plus eu tendance à s'engager avec les chaînes satellitaires et les médias arabes. Ce qui pourrait s'expliquer par des facteurs historiques
Steve Tatham traite longuement de cette question et de la polémique qui s'en est ensuivie. Voir à partir de la p. 130
Voir en ligne François-Bernard HUYGHE, "Télévisions arabes : la bataille de l’influence"
« You must deal with us in the same way as you treat CNN and the BBC », p. 202. Jihad Ali-Ballout travaille désormais pour la rivale d'Al Jazeera, Al Arabiya.
« It is apparent that the BBC and CNN, on wich many relied for all their news, have lost power in the region. », p. 209
Depuis le début de l'offensive russe en Ukraine, les réseaux sociaux représentent à la fois un outil de travail et des canaux de diffusion pour les journalistes présents sur place. Parfois plus que des publications traditionnelles, les « posts » des reporters suscitent l’émotion, touchent un autre public, et archivent au quotidien les événements.