Dans le milieu du cinéma, les press junkets sont devenus la norme : pour assurer la promo d’un film ou d’une série, acteurs et cinéastes sont conviés dans des hôtels où défilent les journalistes tout au long d’une journée. Pour eux, les contraintes sont nombreuses (créneaux très courts, interdiction d’aborder certains sujets, omniprésence des attachés de presse, etc.) et il faut redoubler d’inventivité pour en tirer quelque chose de singulier. Quelques exemples racontés par ceux qui les font.
1. Susciter la complicité grâce à un objet, dans « Ça roule », de Serieously
Lorsqu’Aurélia Baranes lance le média Serieously, en 2017, la journaliste a dix ans de junkets derrière elle et un constat sans appel : « Plus le temps avançait, plus les créneaux étaient courts. » Difficile d’être original quand on n’a le droit qu’à quelques minutes d’interview : « On posait tous des questions similaires ; à la fin, tous les médias avaient la même vidéo », raconte la journaliste. D’où l’urgence de trouver un concept qui allait ancrer Serieously comme un média que l’on reconnaît dès les premières secondes. « On voulait imaginer des choses assez visuelles pour qu’on puisse nous identifier mieux que les autres. »
Et un jour, c’est le déclic : « Je scrollais sur TikTok, et je suis tombée sur une vidéo d’un enfant qui jouait avec une roue à un anniversaire. Je me suis dit qu’il serait sympa d’utiliser une roue, ça attire l’œil et l’aspect jeu de hasard est accrocheur. » Nous sommes en 2018, le format « Ça roule » naît. Lors des junkets, les journalistes installent la roue, l’interviewé la lance, et livre une anecdote en fonction de l’élément sur lequel il tombe. « Ça peut être le visage des autres acteurs, ou bien un “Action ou Vérité”… Ce qui est bien, avec ce format, c’est qu’il est déclinable à l’infini. »
Très vite, les comédiens jouent le jeu, et les attachés de presse en redemandent. « On nous le réclame de plus en plus, c’est la preuve que ça fonctionne. Les RP nous placent dans les dernières interviews, au moment où les talents sont fatigués et en ont marre de répondre aux mêmes questions. Ça leur donne un coup de boost pour la fin de la journée. »
« Ce sont nos vidéos qui marchent le mieux, conclut Aurélia Baranes. Parfois, on aimerait bien les interroger sur des sujets plus profonds, mais quand on nous donne quatre minutes top chrono, c’est forcément compliqué. »
2. Jouer sur une proximité différente avec « Voix Ouf » d’AlloCiné
Après des années passées à enchaîner les junkets, Thomas Imbert et Vincent Formica sont épuisés. Rencontrer des stars, ça met des étoiles dans les yeux de tous les débutants, mais pour le chef du service infotainment et le journaliste ciné et série d’AlloCiné, la fascination des débuts laisse rapidement place à la frustration. Il est de plus en plus difficile de se démarquer en si peu de temps.
Ici et là, les deux journalistes croisent des comédiens de doublages, qu’AlloCiné met en avant depuis ses toutes premières interviews. Pour eux, la solution est là : il faut créer un format maison dédié au doublage. Dans un premier temps, c’est un podcast, créé avec leur collègue, Manon Maroufi, également passionnée de doublage français. Et au vu du succès des premiers épisodes, « Voix Ouf » devient une émission filmée.
La formule fonctionne et l’engouement du public est tel que « Voix Ouf » évolue et contourne désormais toutes les contraintes du junket classique : « Quand un film avec Brad Pitt sort au cinéma, on préfère passer toute une matinée avec la voix française de Brad Pitt plutôt que deux minutes avec la star. Et nos spectateurs aussi ! D’une part parce que les comédiens de doublage sont beaucoup plus accessibles, d’autre part parce que les gens se sentent beaucoup plus proches d’eux. Il y a un côté nostalgique très fort, ainsi qu’une forte curiosité pour ce métier, expliquent les journalistes. Les “Voix Ouf” font bien plus de vues que des interviews junket lambdas car les gens veulent découvrir le visage derrière ces voix qu’on connaît si bien. Et c’était notre intention première : mettre en lumière des gens qui sont dans l’ombre. »
3. Réinventer le junket chez Konbini, du « Fast & Curious » au « Vidéo Club »
Quand on cherche une interview divertissante et originale, Konbini s’impose souvent à l’esprit. C’est surtout grâce à « Fast & Curious », le format qui a fait découvrir le média au plus grand nombre. Le principe est simple, une personnalité est confrontée à deux choix et doit répondre le plus vite possible (« César ou Oscar », « boire ou conduire », « Booba ou Kaaris », etc.).
Dès le début, en 2014, les attachés presse du cinéma sont partants pour soumettre leurs stars au « Fast & Curious ». Dans les années qui suivent, Emma Watson, Martin Scorsese, Jean Dujardin, Kendrick Lamar, 50 Cent, Ryan Gosling, et des centaines d’autres s’y collent… et même, dans un autre registre, Emmanuel Macron. « En trois ou quatre minutes, on pouvait sortir un contenu, alors qu’à cette époque, les junkets étaient réservés pour les formats télévisés », se souvient Arthur Cios, l’actuel chef de rubrique cinéma et série du média.
« Dès que Konbini est arrivé sur les junkets, les autres médias web ont très vite suivi. J’ai ressenti une crainte de mes confrères de télé et de presse écrite, car on leur volait des créneaux. J’ai mis du temps à faire accepter Konbini comme un média comme les autres. Aujourd’hui, c’est la même chose avec les influenceurs. »
« Fast & Curious » a fait les beaux jours de Konbini jusqu’à sa disparition, en décembre 2022. « Internet a évolué. La consommation de contenu très rapide a été notre force, mais ce n’est plus ce que cherchent les internautes aujourd’hui », estime Arthur Cios.
Konbini invite désormais les « talents » dans un vidéo-club du Xe arrondissement, un des derniers de la capitale, pour qu’ils piochent ici et là leurs films préférés et en parlent face à la caméra. « Ça a changé notre vision des junkets. Les gens réclamaient des formats de plus en plus longs, et je me demandais ce qu’il était possible de faire. J’ai pensé aux interviews d’artistes dans des magasins de vinyles, je me suis rendu compte que cela n’existait pas pour le cinéma. J’ai cherché des vidéo-clubs dans Paris, et j’en ai trouvé un à 300 mètres de la rédaction de Konbini. »
Mais dans le cadre des junkets, déplacer un artiste, c’est toute une organisation. Ces derniers ne peuvent se soumettre au « Vidéo Club » qu’à la fin de leur session d’interview, en général lorsqu’ils quittent leur hôtel pour se rendre dans les locaux d’une chaîne de télévision. Pourtant, ces contraintes-là, Arthur Cios ne les échangerait pour rien au monde : « Contrairement aux autres types de junkets que je fais, il n’y a que dans le “Vidéo Club” que j’ai l’impression d’avoir une conversation vraie, les talents ne me répètent pas ce qu’ils disent à tous les autres. » Un succès tel que le format a été décliné en littérature, jeux vidéo, food et musique.