Dix ans après, le traitement médiatique des banlieues n’a pas changé

Après les émeutes de 2005, le traitement médiatique des banlieues n’a pas changé

Dix ans après les émeutes de 2005 dans plusieurs banlieues françaises, le sociologue Jérôme Berthaut analysait le traitement médiatique des banlieues et des quartiers populaires.

Temps de lecture : 6 min

Jérôme Berthaut, docteur en sociologie du journalisme et des quartiers populaires est l’auteur de La banlieue du "20 heures" : ethnographie de la production d'un lieu commun journalistique, Agone, 2013.

Qu'est-ce qui a changé, depuis les émeutes de 2005, dans la production de l'information sur les banlieues ?

Jérôme Berthaut : Beaucoup de bonnes résolutions ont été prises dans la foulée des révoltes de 2005 par les directions des grands médias pour donner une représentation plus variée, plus diversifiée de la vie et des habitants des quartiers populaires. Mais cela rejoignait des débats et des initiatives engagés bien avant, sous la pression administrative, militante ou de la législation européenne. En 2004, le CSA avait par exemple organisé le colloque « Écrans pâles » sur le thème de la « diversité », et France Télévisions avait adopté son « Plan d’action positive pour l’intégration ». Une des solutions envisagées était d’embaucher des jeunes journalistes ayant vécu dans les quartiers populaires. Des filières d’apprentissage ont été lancées dans des écoles de journalisme recrutant officiellement sur critères sociaux mais prenant souvent en compte officieusement le passé migratoire des parents, la couleur de peau…

J’ai observé fin 2006 - début 2007 ces premiers apprentis issus des quartiers populaires qui débutaient à France Télévisions. Ils avaient pour certains un point de vue différent dans la manière de parler des quartiers populaires mais la possibilité pour eux d’exprimer ces points de vues et surtout de les traduire en projets de reportages était très difficile. Ce dont se rendaient vite compte ces journalistes, c’était que les reporters n’ont finalement que très peu de marge de manœuvre dans la définition des commandes et des projets de reportages. C’est souvent dans les conférences de rédactions entre chefs de services, rédacteurs en chef ou présentateurs que se décident les sujets.
Pour faire leur place dans les rédactions, ils n’avaient d’autres choix que de satisfaire les attentes de leurs chefs. Quelqu’un qui remet régulièrement en cause le projet de reportage défini au niveau de la conférence de rédaction est problématique, ne serait-ce qu’en termes de productivité. Ils finissaient donc par partir, ou par s’aligner et intérioriser les manières de penser l’actualité sur les quartiers populaires insistant plutôt sur la délinquance et les déviances des quartiers.
L’autre solution qui s’est développée est de diffuser des « sujets positifs » sur les quartiers populaires, pour corriger les représentations déformées données par les faits divers. Mais ces sujets sont souvent des caricatures inversées qui vantent les réussites individuelles d’un habitant ou d’un groupe. Surtout, ils sont à double tranchant car le quartier apparaît souvent en arrière-plan comme le territoire et la population contre lesquels se construit cette réussite.
Vous parlez, dans certains écrits, de « policiers coproducteurs de l’information ».
Une étude de l’INA a montré qu’entre 2002 et 2012, il y a une progression constante des faits divers dans les journaux télévisés. L’apparition de la TNT en 2006 a amplifié le phénomène. Les émissions comme 90’ Enquêtes (TMC) ou Enquête d’action (W9), ont industrialisé la production de reportages qui consistent à filmer le travail de la police avec une caméra embarquée. Comme les politiques de maintien de l’ordre ciblent les habitants des quartiers populaires, ceux-ci se retrouvent très souvent médiatisés dans ces reportages. Face à cette nouvelle concurrence, les chaînes historiques augmentent aussi la place donnée aux faits-divers et aux reportages sur les forces de l’ordre.
 Plus les journalistes fréquentent les policiers, plus ils tendent à reprendre leur façon de penser les quartiers populaires 

Or, traiter ces thématiques demande des sources privilégiées avec la police. Il faut négocier les tournages, récupérer les vidéosurveillances… Pour nouer des contacts privilégiés, les journalistes suivent par exemple les mêmes formations sur la sécurité que les policiers, ce qui a aussi un impact sur le traitement de l’information. Plus les journalistes fréquentent les policiers, plus ils tendent à reprendre leur vocabulaire et leur façon de penser les quartiers populaires. Ces relations avec des sources policières contribuent ainsi à renforcer l’attention portée aux déviances dans les quartiers populaires. Il faut rappeler enfin que la place prise par la lutte contre l’insécurité dans les débats politiques et les priorités gouvernementales influencent aussi fortement les journalistes.

L’agenda politique a-t-il un rôle dans cette production de l’information ?

Oui, il est déterminant. Les responsables politiques continuent à peser fortement sur l’agenda journalistique. Pour prendre un exemple, après les attentats de janvier 2015, il a fallu que Manuel Valls parle d’« apartheid social et ethnique » dans les quartiers pour qu’on ait tout d’un coup toute une série de reportages qui illustrent cette dimension de la réalité sociale. La question sociale ne s’était pas encore tellement posée dans les rédactions. Même chose après les déclarations de Valls sur les Roms, pendant l’été 2013. Plutôt qu’une allégeance, l’idée perdure, dans les rédactions, que quand un responsable politique de premier rang parle, c’est forcément quelque chose d’important. Il s’agit alors d’en rendre compte et ce de la manière la plus attractive possible, ce qui passe très souvent par une illustration sur le terrain. Le problème c’est que les habitants ou même les élus des communes populaires n’ont pas une capacité équivalente à fixer l’agenda médiatique.

Comment les banlieues réagissent-elles à ce traitement médiatique ?

À l’évidence, de plus en plus de gens ne se satisfont plus du traitement journalistique des quartiers populaires. En mars dernier, le procès des deux policiers poursuivis suite à la mort de Zyed et Bouna en 2005, les deux adolescents électrocutés dans un transformateur — drame à l’origine des révoltes —, en est un bon exemple. C’était un procès très attendu notamment par les habitants de Clichy-sous-Bois, mais aussi parce que cela renvoie à des événements importants dans l’histoire politique et sociale de ce pays. Il y avait des dizaines de journalistes, y compris de médias étrangers. Or, les journaux télévisés de TF1, le plus regardé de France, et de France 2, le service public, n’ont couvert que le premier jour d’audience sur les cinq jours de procès. Et le compte rendu fait par France 2 insistait sur le face-à-face inédit entre familles des victimes et policiers incriminés et sur l’ambiance dans la salle d’audience. Bref, un traitement centré sur l’émotion. Rien sur le contenu des débats et les témoignages du jour pour aider à la compréhension de la vie à Clichy-sous-Bois à l’époque.

Mais la nouveauté c’est que les débats se sont alors déplacés sur les réseaux sociaux. D’autres journalistes mais aussi les proches des familles et des « anonymes » présents dans le public, parfois des militants, ont tweeté en direct sur les audiences. Ça créé des espaces d’informations et de discussions autres qui ont aussi pu interpeller directement certains journalistes sur leurs comptes rendus. En termes de force de diffusion, cela ne suffit évidemment pas à reconstruire une forme de pluralisme. Mais c’est une nouvelle forme de contestation. Tout comme les procès en diffamation que des collectifs d’habitants de quartiers populaires se décident maintenant à faire contre des grandes chaînes de télévision nationales. Très révélateur, c’est d’ailleurs une chaîne de télévision publique – France 2 – qui a été la première visée, après un reportage sur le quartier de La Villeneuve à Grenoble.

Ces actions en justice des citoyens et des élus locaux peuvent-elles participer à l’émergence d’un autre traitement médiatique des banlieues ?

Ces procès contribueront peut-être à déplacer le débat sur la façon dont les commandes de reportage sont formulées. Ils pourraient ainsi servir de point d’appui pour les journalistes qui cherchent, dans les rédactions, à contester ces traitements et qui se retrouvent bien souvent seuls face à leur rédacteur en chef dont dépendent la diffusion du reportage, mais aussi leur orientation de carrière. Quand vous avez toutes les autres chaînes qui traitent des déviances et que votre chef s’aligne à la fois sur le discours gouvernemental et la concurrence, c’est très compliqué de trouver les arguments pour faire valoir un autre traitement de l’information. Que les habitants fassent un procès, c’est une façon de faire entendre jusqu’aux sièges des rédactions que le traitement médiatique pose problème puisque des gens sont prêts à aller en justice pour remettre en cause le discours général.

Dans tous les cas, le traitement journalistique se joue selon moi dans les rédactions où la hiérarchie monopolise souvent, dans l’audiovisuel, la définition des sujets qui méritent d’être diffusés. Comme ils sont coupés du terrain, les responsables formulent une « banlieue hors sol » que les habitants ne reconnaissent pas ou peu. L’enjeu est donc que les journalistes reporters de terrain puissent gagner des marges d’initiatives pour faire valoir un point de vue qu’ils auront construit au contact du terrain.

Quel regard portez-vous sur les initiatives de médias locaux comme le Bondy Blog ?

Le Bondy Blog est un média qui privilégie effectivement souvent des thématiques, des sujets, des approches inédites par rapport aux grands médias. Mais en même temps c’est un média qui a des liens relativement forts avec les écoles de journalisme, et les grandes rédactions de télévision, de presse écrite et de radio. Les contributeurs du Bondy Blog ont d’ailleurs souvent pour objectif final de vivre durablement du journalisme et donc d’intégrer ces rédactions. Il y a là une tension entre différents modèles de journalisme, comme l’a montré la chercheuse Julie Sedel, qui n’est pas facile à tenir dans la durée. La question est aussi de savoir dans quelle mesure les « blogueurs » parviennent à diffuser et importer leurs thématiques et leurs approches dans les médias dits traditionnels.

Le poids des logiques économiques et la place accordés aux faits divers poussent à être plus que sceptique. Il est d’ailleurs intéressant de voir que les contributeurs du Bondy Blog se disent régulièrement sollicités par les grandes rédactions pour jouer les « fixeurs », autrement dit pour servir d’intermédiaires avec la fraction jugée déviante des habitants des quartiers populaires. Cela montre à la fois que ces standards de reportages persistent et que pour certains médias, les blogueurs ne sont pas des journalistes à part entière. Car on n’oserait pas demander cela à un « collègue ».

Pour que ce genre d’initiative ait un impact décisif sur le traitement médiatique des quartiers populaires, il faudrait sans doute que l’audience de sites comme le Bondy Blog devienne suffisamment forte pour que les grandes rédactions choisissent de prendre ces formats en exemple, de peur de se faire elles-mêmes déborder en audience.

Mise à jour du 7/07/2023 : adaptation du titre et du chapo à la suite des émeutes de banlieue de l'été 2023.

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