Élargir la diffusion des contenus ou améliorer la relation client ?
Les deux stratégies industrielles sont donc nettement différenciées. Altice développant ses réseaux de télécommunications, avant d’investir dans les contenus, privilégiant ainsi la convergence verticale ; le groupe Bolloré, lui, développant ses contenus pour atteindre une taille critique, s’appuyant d’abord sur ses propres réseaux pour diffuser des contenus (les chaînes du groupe Canal+), privilégiant la convergence horizontale.
Vincent Bolloré n’est pas confronté à la même pression des intermédiaires financiers que Patrick Drahi. Le niveau d’endettement d’Altice et sa volonté affichée de distribuer au plus vite des dividendes, mais aussi l’annonce de l’entrée en bourse de la filiale
Altice USA, imposent à l’homme d’affaires franco-israélien l’obligation de respecter les normes du marché, et notamment la création de valeur pour l’actionnaire grâce à une rentabilité financière, le «
Return on Equity » (ROE), de 15 % dans les plus brefs délais. En imposant ces normes financières, les actionnaires exercent une influence organisationnelle grandissante sur le groupe de Patrick Drahi ; l’annonce de la suppression de 5 000 emplois chez SFR, puis le passage sous une marque unique, Altice, de l’ensemble des opérateurs permettant de hâter la mise en œuvre d’un plan baptisé «
Altice Way » pour mettre en œuvre des synergies de grande ampleur, en sont les traductions stratégiques les plus exemplaires.
Pour atteindre une taille critique et élargir au maximum la diffusion de ses contenus, Vivendi s’est allié à de nombreux acteurs de la distribution. Le groupe a noué des partenariats stratégiques avec des opérateurs télécoms (Telecom Italia, Telefonica, dont il est actionnaire, mais aussi avec Orange, Free, Bouygues...) pour se renforcer localement ainsi qu’avec des plateformes numériques (GAFA, Spotify, Deezer...) lui permettant, le pense-t-il, de rayonner mondialement.
Cette stratégie a un coût et bouleverse son modèle économique ; elle exige de renoncer à la fois au contrôle des abonnements, donc à la relation-client, et à leurs prix, comme cela était le cas avec Canal+. Arnaud de Puyfontaine notait dans Le Monde du 25 février 2017 : « Les partenariats de Canal+ avec Free et Orange ont amené trois millions de nouveaux clients, mais ceux-ci rapportent beaucoup moins. » Vivendi est également en négociation avec trois des quatre premiers opérateurs mobiles américains et avec l’opérateur russe Veon pour la fourniture de séries pour smartphones.
La stratégie de Bolloré présente un double avantage : d’une part, elle élargit son offre de télévision payante et, d’autre part, celui de se préparer à jouer un rôle décisif lors des prochaines recompositions de ce secteur industriel
La stratégie de Bolloré, si elle a l’inconvénient de lui faire abandonner la maîtrise du prix des abonnements et de diminuer ses recettes, présente néanmoins un double avantage : d’une part, elle élargit son offre de télévision payante en multipliant les canaux de diffusion par les opérateurs de télécommunication et, d’autre part, de se préparer à jouer un rôle décisif lors des prochaines recompositions de ce secteur industriel. Vivendi adopte une stratégie de multiplication de la diffusion des contenus après avoir donné la priorité au prix de l’abonnement s’appuyant sur des contenus exclusifs en matière de sport, de cinéma et de documentaire.
Par ailleurs, avec le rapprochement de Vivendi avec Havas il met en place une opération de synergie qui permettra d’adapter les stratégies de communication, d’achat d’espace, de suivi, d’optimisation des campagnes des annonceurs et de proposer des solutions innovantes, en utilisant les données détenues par le groupe sur ses abonnés. L’un des objectifs affiché et de permettre l’adaptation des spots publicitaires au profil des abonnés. Il est significatif que Dominique Delport, président de Vivendi Content, soit également directeur de la branche mondiale Havas Media. Vivendi a investi 2,5 milliards d’euros en 2016 dans les contenus sur un total de 4 milliards, toutes activités confondues.
Le groupe Altice est lourdement endetté ; il n’a pas d’autre issue que d’accélérer son développement dans les contenus
Le groupe Altice, lui, est lourdement endetté ; il n’a pas d’autre issue que d’accélérer son développement dans les contenus. Pour au moins trois raisons :
1 – Les investisseurs ont de nouvelles attentes comme on l’a vu ci-dessus ; après avoir été attirés par un potentiel de retour sur investissement élevé, ils ont constaté que la croissance des industries des télécommunications chutait (en Europe) ou stagnait (aux États-Unis). Les investisseurs attendent donc un retour rapide de la croissance et ils scrutent le niveau d’un indice, l’ARPU, c’est-à-dire le chiffre d’affaires mensuel moyen par client. Or si l’ARPU de SFR s’est légèrement redressé, il se situe à un niveau trois fois moins élevé qu’aux États-Unis.
2 – Les opérateurs de télécommunications comme Altice sont confrontés à des concurrents, les GAFA, dont le modèle vise à supprimer toute intermédiation avec les consommateurs et qui rivalisent de vitesse, avec leurs énormes profits, pour développer les contenus, notamment les films et les séries.
3 – Altice, pour se désendetter, doit absolument stopper l’hémorragie d’abonnés à SFR (qui représente 34 % du chiffre d’affaires du groupe) par une offre plus large de contenus. Pour Michel Combes, son président, la convergence doit permettre aux opérateurs de jouer sur le même terrain que les GAFA, à la condition de pouvoir greffer une concentration du secteur des télécommunications en Europe, où on compte encore une centaine d’acteurs, une anomalie pour les marchés financiers qui donnent en exemple les États-Unis où ne subsistent qu’une poignée d’opérateurs, dont quatre d’entre eux sont dominants.
En prenant le contrôle de groupes de presse écrite, du groupe NextRadioTV et en lançant de nouvelles chaînes de télévision, puis en lançant sa propre plateforme de vidéo à la demande, Zive, le groupe Altice fait le choix de la création de contenus en interne, comme AT&T aux États-Unis. Il fait également de lourds investissements dans l’achat de droits de diffusion d’événements sportifs de haut niveau.
Altice n’entend donc pas rester un fournisseur de tuyaux, un secteur à faible valeur ajoutée, mais où les investissements sont colossaux, pour développer les nouveaux standards (4G et 5G).
Les investissements de SFR en 2016 ont été à peu près du même niveau que ceux de Vivendi (2,3 milliards), mais ils ont été orientés prioritairement vers le renforcement des réseaux pour répondre aux critiques des clients, plutôt que dans la production de contenus.