Tony Brooks-James des Atlanta Falcons célèbre un touchdown face aux Jaguars de Jacksonville

© Crédits photo : SAM GREENWOOD / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP.

Droits sportifs et Gafa : flirt ou relation de longue durée ?

Après avoir investi en masse dans les séries, les géants du web grignotent peu à peu le marché des droits sportifs télévisés, au risque de marcher sur les plates-bandes des chaînes traditionnelles. La tendance paraît vouée à s’accentuer, alors que TikTok a signé un partenariat avec la NFL.

Temps de lecture : 8 min

Aucun Gafa ne veut rester sur le banc de touche. Ces dernières années, les colosses du numérique se muent en diffuseurs de compétitions sportives. Dernier exemple en date ? L’application de partage de vidéos TikTok et la NFL (la ligue étasunienne de football américain) ont annoncé le 3 septembre 2019 un partenariat portant sur plusieurs années, à deux jours du lancement de la 100e saison de la ligue.

L'attitude offensive dont font preuve ces nouveaux venus ne plaît pas au petit écran, traditionnel canal de diffusion. Quelques semaines avant qu’Amazon ne décroche une partie des droits de diffusion de Roland-Garros pour les éditions de 2021 à 2023, présidente de France Télévisions, Delphine Ernotte, était ainsi montée au créneau dans les colonnes du Monde. « C’est normal que la Fédération lance un appel d’offres. Mais ce que j’ai lu dans la presse — à savoir qu’elle veut beaucoup plus d’argent et qu’elle va demander aux Gafa — m’a beaucoup choquée. » L’apparition de ce nouveau concurrent n’a toutefois pas empêché France Télévisions de rester le partenaire majeur du tournoi. Pour combien de temps encore ?

Pour retransmettre dix matchs de football américain du jeudi soir, Amazon a déboursé 65 millions de dollars

Amazon n’en est pas à son coup d’essai. L’entreprise de Jeff Bezos avait déjà mis un pied sur le court de tennis, en s’octroyant les droits de certains matchs de Wimbledon et de l’US Open sur son service de vidéos, Amazon Prime. Pour retransmettre dix matchs de football américain du jeudi soir, la firme américaine a déboursé 50 millions de dollars en 2017, soit cinq fois plus que Twitter, qui en détenait les droits jusque-là. Une entente renouvelée pour 65 millions de dollars par saison lors des deux années suivantes.

Si, parmi les Gafa, Amazon investit le plus dans le sport, le géant de l’e-commerce est loin d’être un cas isolé. Seul Apple reste, pour l’instant, en dehors de cette course folle. Google, par le biais de Youtube, a contribué à la partie. Après avoir conclu un contrat avec la puissante ligue nord-américaine de baseball en 2019, la firme américaine a diffusé treize rencontres en exclusivité. Et Youtube ne se contente pas de diffuser une poignée de matchs. Depuis 2018, la plateforme de vidéos retransmet gratuitement l’intégralité du championnat brésilien de football dans une trentaine de pays, dont la France.

Facebook n’est pas en reste non plus. Achat des droits de la Liga pour une retransmission en Asie du Sud, diffusion de matchs de baseball aux États-Unis, et d’une partie des matchs de Ligue des Champions en Amérique latine… Par à-coups, le groupe de Menlo Park s’immisce progressivement au sein du secteur ultra-concurrentiel des contenus sportifs via son service de live vidéos ainsi que sa page Sports on Facebook. Pour mener à bien sa nouvelle stratégie, le réseau social a engagé Peter Hutton, ancien PDG de la chaîne spécialisée Eurosport. Un signal fort envoyé en direction d’un marché des droits sportifs TV chamboulé, suggérant des ambitions réelles.

La crainte d’une bulle financière

Historiquement, les Gafa sont les derniers entrants d’un marché qui a vu se succéder plusieurs protagonistes. Jusqu’aux années 1980, les trois grandes chaînes nationales publiques (TF1, Antenne 2 et France 3) dominent la retransmission sportive en France. L’arrivée de Canal + renouvelle l’offre en la matière. La chaîne cryptée se positionne très tôt comme un des acteurs principaux de droits de diffusion peu à peu accaparés par des chaînes privées, dont TF1, privatisé en 1987. La création de Bein Sports France (2012) et le positionnement de deux grands opérateurs de télécoms avec Orange Sport (2008) et SFR Sport (2016) viennent à nouveau bousculer le marché. Ces contenus sont perçus par les poids lourds de la téléphonie mobile comme un service de plus à proposer à leurs clients. Une situation analogue à celle de certains titres de presse, comme Libération et L’Express depuis leur rachat par le groupe SFR médias en 2015.

« Les droits TV du football en Europe ont atteint des niveaux qui rendent très difficile, voire impossible, leur rentabilité pour l’opérateur qui les a achetés »

L’apparition des Gafa sur le marché des droits télévisés sportifs pourrait une nouvelle fois changer la donne et maintenir les prix à ce niveau ou les accentuer. Cette flambée, qui concernait principalement les championnats majeurs européens, n’épargne plus le championnat français. Depuis que l’espagnol Mediapro a racheté les droits de diffusion la Ligue 1 pour la période 2020-2024, le prix des droits TV a progressé de près de 60 % par rapport au précédent accord. « Tout cela ressemble beaucoup à une bulle financière, une fuite en avant. L’inflation de ces droits ne manque pas d’inquiéter. Il y a un vrai risque d’éclatement de la bulle », commentait déjà l’économiste Jean-Pascal Gayant, lorsque nous l’avions  interrogé à ce sujet en 2017.

Cet éclatement n’effraye pas tout le monde, à l’image de Pierre Maes, auteur du livre Le Business des droits TV du foot et ancien directeur des programmes de Canal+ Belgique. « Je ne suis pas persuadé qu’il s’agisse d’un problème. Les droits TV du football en Europe ont atteint des niveaux qui rendent très difficile, voire impossible, leur rentabilité pour l’opérateur qui les a achetés. » Une explosion de la bulle viendrait alors pondérer un marché déséquilibré.

Des déficits insoutenables ?

Si les droits télé coûtent cher au point de ne pas être rentables, les groupes télévisés ne les rachètent pas toujours dans l’optique d’en tirer des bénéfices directs. Interrogée à propos de la médiatisation de la Coupe du monde féminine de football, Sandy Montanola expliquait dans nos colonnes que le sport est avant tout une vitrine. « Le sport est un produit d’appel très fort pour les chaînes de télévision, mais ce n’est pas forcément une rentabilité économique directe qui est recherchée. Les retombées peuvent être plus larges, notamment pour la notoriété de la chaîne. » 

La flambée des prix est perçue comme une aubaine pour les dirigeants de clubs qui voient cette manne financière s’ajouter à celles des diffuseurs traditionnels

Que la rentabilité directe soit recherchée ou non par les chaînes de télévision, la flambée des prix est perçue comme une aubaine par les dirigeants de clubs qui voient cette manne financière s’ajouter à celles des diffuseurs traditionnels. « Les ayants-droit (ligues, clubs et fédérations) rêvent tout éveillés de voir débarquer un Facebook ou un Amazon avec la même détermination qu’un Altice dans le passé, qui pour acquérir les droits avait l’habitude de doubler les prix pratiqués jusque-là », estime Pierre Maes. Cette surenchère provoque un endettement parfois colossal de la part des nouveaux entrants. Pour Altice, ces investissements dans le sport viennent s’ajouter à une dette de près de 30 milliards d’euros. La chaîne Bein n’est pas en reste. En réalisant une entrée fracassante sur le marché des droits télévisés, la chaîne Qatari a titillé Canal + sur son terrain, le football. Le coût ? Une dette de 1,4 milliard d’euros sur quatre ans, dont 81 millions rien que pour l’exercice 2018. À plusieurs reprises, le Qatar a renfloué les caisses vides de la chaîne, mais la perte de 800 000 abonnés depuis l’été dernier pourrait peut-être, à l’avenir, faire infléchir le soutien de l’émirat.

Ne pas participer à cette course effrénée peut aussi s’avérer fatal. C’est le cas de Canal +, qui avait fait du football une des bases de son succès. Pour de nombreux observateurs, la chaîne cryptée a pâti de la perte de diffusion de plusieurs championnats sous l’ère Bolloré, au point de perdre un million d’abonnés sur cinq ans. Depuis, Canal + s’active pour récupérer ces droits et a déjà reconquis le prestigieux championnat anglais, mais n’ayant pas remporté le dernier appel d’offres, la chaîne devrait probablement ne pas diffuser la Ligue 1 à partir de l’année prochaine. À moins de trouver un accord de dernière minute avec Mediapro.

Des audiences records, Coupe du monde ou non

Pour la télévision, l’enjeu est de taille : un tiers des meilleures audiences TV de l’année 2018 est lié à un événement sportif, dont les cinq plus importantes de l’année. Les audiences réalisées par le sport ne sont pas seulement importantes les années de Coupe du monde masculine de football, puisqu’en 2017, année d’élection présidentielle, 10 % des 100 meilleures audiences étaient des retransmissions sportives.

En 2017, année d’élection présidentielle, 10 % des 100 meilleures audiences étaient des retransmissions sportives

Encore aujourd’hui, les droits télévisés demeurent le domaine réservé de la télévision. Mais la multiplication de la répartition de la diffusion entre les chaînes du câble et les Gafa pourraient s’accentuer. Cette saison, Amazon Prime a réussi à décrocher  les droits de la Premier League, le championnat de football le plus suivi du monde, sur la période 2019 – 2022, pour un montant non révélé(1) . Au total, 20 rencontres (sur les 380 que compte une année de championnat anglais) seront diffusées gratuitement pour les abonnés britanniques d’Amazon Prime. Un nombre assez faible de matchs donc, mais qui permet tout de même au groupe de Seattle de commencer à chatouiller Sky Sports, canal historique de diffusion du championnat anglais.

Des investissements d'opportunité ? 

Pour les Gafa, le sport est perçu comme un contenu comme un autre, à mettre en avant pour assurer une valorisation de la plateforme. C’est dans ce sens que Facebook a développé Sports Stadium, un fil d’actualité qui permet de commenter les rencontres sportives, suivre les statistiques de la rencontre et les commentaires de spécialistes. Concrètement, les données récoltées par les Gafa lors de la diffusion de rencontres sportives leur permettent de mieux cibler les publicités, voire de directement proposer des produits sur leur propre site, comme le maillot d’une équipe victorieuse. Chaque Golden Globe remporté par Prime Video aide Amazon « à vendre plus de chaussures », soulignait récemment Jeff Bezos, dont le souhait aujourd’hui est de transporter cette stratégie sur le terrain du sport.

Pour autant, il n’est pas si simple pour les Gafa de s’immiscer dans la retransmission sportive, ni nécessairement toujours bénéfique. Autre mastodonte dans la production de contenus, Netflix avait annoncé par l’intermédiaire de Maria Ferras, chargée du développement en Europe de la plateforme, ne pas vouloir investir dans le domaine : « En matière de sport en direct, il n'y a rien que l'on puisse faire différemment d'une chaîne de télévision, il n'y a pas de valeur ajoutée. »

Une Coupe du monde de football diffusée sur Facebook ? Une saison de Ligue 1 sur Amazon ? Des JO en direct sur Youtube ?

De son côté, Apple ne s’est toujours pas positionné sur le marché, alors que le groupe à la pomme mise de plus en plus sur la création de contenus, notamment la musique et les séries. Et le choix d’Amazon, Facebook et Google d’investir dans la retransmission sportive ne pourrait être qu’un investissement d’opportunité, permettant par petits coups d’attirer peu à peu des profils supplémentaires dans leur filet. « Si on prend Amazon et ses investissements en France et en Grande-Bretagne, on se dit qu’ils veulent développer le trafic sur leur site et vendre des abonnements à Amazon Prime, en proposant ici un contenu absent chez leur concurrent Netflix », affirme Pierre Maes. Pour ce spécialiste des droits sportifs télévisés, il semble peu probable qu’un des géants du Net ne viennent bousculer le marché. « Pour le moment, rien ne montre que les Faang (2)  auraient l’intention d’investir massivement dans ces droits. » Une Coupe du monde de football diffusée sur Facebook ? Une saison de Ligue 1 sur Amazon ? Des JO en direct sur Youtube ? Ce n’est peut-être pas pour tout de suite.

    (1)

    Un autre « package, comportant également 20 matchs, a néanmoins été acheté par BT Sports pour 90 millions de livres.

    (2)

    Facebook, Amazon, Apple, Netflix, et Google.

Ne passez pas à côté de nos analyses

Pour ne rien rater de l’analyse des médias par nos experts,
abonnez-vous gratuitement aux alertes La Revue des médias.

Retrouvez-nous sur vos réseaux sociaux favoris