Capture d'écran de l'émission "The Breakfast Show"

Capture d'écran de l'émission « The Breakfast Show »

Privée de fréquence par le Kremlin, Écho de Moscou s'est relancée sur YouTube

Aux premiers jours de l’invasion de l’Ukraine, la fermeture de la radio Écho de Moscou a constitué un point de non retour pour la liberté des médias en Russie. Mais ses journalistes, disséminés à l’étranger pour la plupart, ont réinventé leurs pratiques pour continuer à informer leurs auditeurs.

Temps de lecture : 6 min

Le 8 mars 2022, la radio d’État Spoutnik émettait pour la première fois ses programmes sur une fréquence FM moscovite. Pas n’importe laquelle, la 91.2. Cinq jours plus tôt, cette même fréquence diffusait la dernière émission d’Écho de Moscou, la principale radio indépendante du pays. « Ils nous l’ont prise, notre fréquence historique… » L’émotion est intacte dans la voix de la journaliste Tatiana Felgenhauer. Ses yeux rougissent à l’évocation du « traumatisme » qu’a représenté ce coup de grâce porté à la liberté d’information en Russie. 

À l’aube des années 1990, en plein effondrement du bloc de l’Est, Écho de Moscou s’était imposée comme la première radio généraliste indépendante de l’Union soviétique, profitant de l’abolition de la censure et de la libéralisation des médias. Le maintien des programmes de la radio pendant la tentative de coup d’État de 1991 a contribué à forger sa légende. En quelques années, la station est devenue la référence d'un public urbain, rassemblant jusqu’à 2,5 millions d’auditeurs. « Nous étions le symbole de la Russie moderne, témoigne Tatiana Felgenhauer, qui a rejoint la radio à l’âge de 16 ans, émerveillée par l’irrévérence de ses fondateurs. Nous savions que nous étions une cible pour le pouvoir mais, au fond, nous ne pensions pas qu’ils oseraient nous couper un jour. »

Censure

Longtemps, le rédacteur en chef Alexeï Venediktov — qui n'a pas répondu à nos sollicitations —  a joué de ses influences dans les plus hautes sphères pour préserver l’exceptionnelle liberté d’Écho de Moscou. « Alexeï a toujours tâché de maintenir un  équilibre entre le dialogue avec les institutions et la défense de notre indépendance, jauge son adjoint Maxime Kournikov. Il a conscience que sa proximité avec le pouvoir suscite la suspicion mais, en réalité, il a toujours servi d’écran pour protéger les journalistes. » 

Avant la guerre, l’intellectuel à l’épaisse crinière blanche était en contact direct avec Vladimir Poutine. La municipalité de Moscou lui avait confié des responsabilités à la Chambre civique, une instance controversée présentée comme un moyen de faire remonter les problèmes des citoyens, et il avait accepté de piloter un projet du gouvernement sur le vote électronique, un dispositif qui aurait permis des fraudes massives. 

La position de la radio sur l’invasion de l’Ukraine a fait vaciller ce fragile équilibre. Dès le 24 février 2022, Alexeï Venediktov et ses collègues ont condamné en direct l’assaut orchestré par le Kremlin, déterminés à « dire la vérité » malgré la censure, appelant la guerre une guerre, documentant les manifestations de Russes opposés à l’invasion et dénonçant la répression. Les représailles ont suivi rapidement. La rédaction a été jetée à la rue, privée d’ondes et de site internet. 

« Plus librement qu'avant »

Une grande partie des journalistes d’Écho de Moscou a choisi de s’exiler rapidement, de Berlin à Tel Aviv en passant par Vilnius. « Mais cette dispersion n’a pas posé problème, élude Alexandre Plouchev, l’une des vedettes d’Écho de Moscou, réfugié en Lituanie. Avec la pandémie, nous avions déjà pris l’habitude de travailler à distance. » Principal défi : trouver un moyen de garder l’antenne. La plupart des grandes figures de la radio se sont tournées immédiatement vers YouTube, relançant des chaînes personnelles ou en créant pour l’occasion. 

Alors que Facebook et Instagram sont bloqués, la plateforme vidéo est l’un des rares réseaux sociaux qui échappe à la censure. « Le régime ne peut pas fermer YouTube, remarque Alexandre Plouchev, spécialisé dans le numérique. Non seulement il n’existe pas d’équivalent national, mais tous les Russes, pro et anti-Poutine, s’en servent comme d’une deuxième télévision pour se divertir. » Dès les premières semaines de l’offensive, Écho de Moscou en a fait une deuxième bande FM. 

Installés à Vilnius, Tatiana Felgenhauer et Alexandre Plouchev se félicitent d’avoir prolongé à distance leur très populaire « Breakfast Show ». « Nous avons repris l’émission telle quelle, peut-être même plus librement qu’avant. Ici, nous avons le droit de dire des grossièretés à l’antenne, ce qui était interdit en Russie. » Sur sa chaîne, suivie par des centaines de milliers d’abonnés dans le pays, Alexandre Plouchev a lancé une nouvelle émission consacrée aux technologies avec un ancien responsable du moteur de recherche Yandex, l’équivalent russe du Google américain. « On explique aux auditeurs comment utiliser les réseaux privés virtuels (VPN), comment contourner les blocages avec Tor [un réseau informatique permettant d’anonymiser les connexions, NDLR] et tout un tas d’autres choses utiles en ces temps de censure. »

« Tout a explosé »

L’éclatement de la rédaction a favorisé l’émergence de ce genre d’initiatives personnelles tout en garantissant la continuité des anciennes grilles. « Tout a explosé, constate le journaliste Sergueï Parkhomenko, installé en Grèce. Mais il reste les morceaux qui bougent encore, chacun de leur côté. » L’animateur s’y connaît en démembrement. En 1995, il avait contribué à lancer Itogi, hebdomadaire emblématique de l’époque. Il en est resté le rédacteur en chef pendant six ans, avant d’être limogé du jour au lendemain, comme tous ses salariés. Le magazine était la propriété de Media-Most, un empire médiatique dirigé par le banquier Vladimir Goussinsky. Avec sa société Gazprom-Médias, l’oligarque Roman Abramovitch, proche du régime, s’était emparé de tous les actifs de son rival. 

La nouvelle holding de médias russes est devenue une arme de propagande redoutable pour le Kremlin. Dans le lot, Écho de Moscou devait aussi servir de munition, mais son rédacteur en chef s’est efforcé de préserver son indépendance éditoriale. Sergueï Parkhomenko y avait trouvé un espace d’expression « sans aucune limite, sans aucun contrôle ». Il en a usé pendant vingt ans. « Je pouvais parler de politique, d’économie, de culture... Je faisais ce que je voulais. J’avais une heure de totale liberté en direct. » Paradoxalement, la fermeture forcée et le déménagement des programmes sur Internet a multiplié son temps de parole. « Je participe à cinq émissions par semaine. YouTube est devenu un boulot en soi. »

À Berlin, où il travaille désormais, Maxime Kournikov a été chargé de rassembler toutes les émissions sur un même canal. « La nouvelle grille était facile à reconstituer, explique-t-il. Parce que tous les présentateurs ont plus ou moins gardé leurs créneaux et leur format. » Depuis octobre dernier, il supervise le lancement d’Écho, une application qui donne un accès direct à la version 2.0 de la radio ainsi qu’à son site internet. Cette nouvelle formule peut être téléchargée en Russie où se trouve le cœur de l’audience. « Maxime a accompli un travail impressionnant », saluent les journalistes en chœur. Alors que son équipe misait sur 80 000 téléchargements avant la fin de l’année 2022, l’application a dépassé la barre des 100 000 en à peine un mois. Un résultat encourageant mais loin du million d’auditeurs d’avant-guerre. 

Donations

« Pour maintenir le lien avec notre public, il est indispensable de garder un pied sur le terrain », estime Sergueï Buntman. Avec une dizaine de ses collègues, le vice-rédacteur en chef a fait le choix de rester à Moscou malgré la liquidation des locaux de la radio. La rédaction a reconstitué un studio sommaire dans un petit deux-pièces prêté par une maison d’édition. Ni les intimidations physiques, ni les hordes de trolls sur les réseaux n’entament leur détermination à informer depuis la Russie. « Dire que nous ne pouvons rien faire contre la guerre est faux, constate Sergueï Buntman. Il est toujours possible de prendre position, même ici. Nous poursuivons le travail. »

Depuis Moscou, l’équipe s’emploie à démonter les contre-vérités officielles. Chaque jour, à 17 heures, des collègues se relaient dans l’émission « L’écho de l’Écho » pour répondre aux questions d’auditeurs abreuvés par la propagande du Kremlin. Ils multiplient les formats sur YouTube et sur les canaux de l’application Telegram, très populaire en Russie, espérant que leur discours atteindra le plus grand nombre. Les ventes des livres écrits par les journalistes et celles de Dilettante, la revue d’histoire de la radio, soutiennent leur modèle économique fragile, fondé sur les donations et alimenté ponctuellement par des fonds récoltés lors d’événements publics organisés à l’étranger.

Au moment de la fermeture, le retrait de Gazprom-Médias, qui était actionnaire à 66 % de la station, a pesé lourd sur les finances de la rédaction. Ses activités ne tiennent plus que « grâce aux auditeurs qui continuent d’y croire et aux journalistes qui ne lâchent pas », souligne Tatiana Felgenhauer. Et, tant bien que mal, dans le tumulte de la guerre, Écho continue de résonner sur de nouvelles plateformes. « Un autre type de journalisme est né, plus efficace, plus mobile, se félicite Sergueï Parkhomenko. Notre média a repoussé comme les petits champignons blancs sur les cendres d’un grand incendie. »

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