Il y a cinq ans démarrait « l’affaire Weinstein », dans les colonnes du New York Times et du New Yorker. Nous vous proposons à cette occasion de relire cet article sur la façon dont les journalistes enquêtent sur les violences sexuelles.
Le 4 janvier 2021, Le Monde publie un article intitulé « Olivier Duhamel, l’inceste et les enfants du silence ». Dans cette enquête, la grand reporter Ariane Chemin raconte comment le secret d’une agression sexuelle intrafamiliale s’est tapi dans les cercles de l’élite intellectuelle parisienne. Il y a quelques années encore, un tel article aurait probablement été rare, ou alors relégué aux pages « faits divers ». Ici, le journal consacre deux pages à ce qui est rapidement devenu « l’affaire Duhamel ». Cette investigation aborde un sujet tabou dans la société française, celui de l’inceste. Elle s’insère aussi dans une tendance de fond : la multiplication d’articles et livres consacré aux violences sexuelles.
« Il n’y a pas de règle gravée dans le marbre sur la façon de commencer une telle enquête », nous explique Marine Turchi, journaliste pour Mediapart et à l’origine de nombreux articles en lien avec des violences sexuelles. Tout peut partir d’un témoignage, d’un fil à tirer. En avril 2019, c’est Adèle Haenel elle-même qui approche Marine Turchi lors d’un évènement privé pour lui raconter ce qu’elle a vécu avec le réalisateur Christophe Ruggia — l’enquête a été publiée le 3 novembre 2019. Il peut aussi s’agir d’une enquête d’initiative, si la journaliste estime qu’il y a, quelque part, quelque chose à creuser. Mais ce sont les enquêtes les plus difficiles, explique-t-elle, « car on part [alors] de quasiment rien ». Cela peut être des rumeurs, sur lesquelles des journalistes vont avoir envie d'enquêter et de vérifier. Il est aussi possible de partir d’un document : c’est le cas d’Ariane Chemin, qui a débuté son enquête sur Olivier Duhamel en décembre 2020, après avoir lu les épreuves du livre de Camille Kouchner.
La plainte ? Pas nécessaire pour commencer à enquêter
L’enquête journalistique peut aussi être déclenchée après avoir eu connaissance d’un dépôt de plainte. Mais les choses ont un peu changé à ce niveau. Jusqu’à peu, la plainte semblait nécessaire pour qu’une enquête journalistique soit lancée, comme si celle-ci devait impérativement s’appuyer sur une enquête judiciaire. « Je suis en complet désaccord avec ça. Je ne suis pas une auxiliaire de justice, mon travail ne s’adosse pas nécessairement à une procédure judiciaire », affirme Lénaïg Bredoux, journaliste et gender editor à Mediapart. Par ailleurs, « déontologiquement, la plainte ne suffit pas. Je réunis un maximum de preuves pour ne pas mettre les victimes en porte-à-faux », ajoute Inès Belgacem, journaliste à Street Press et autrice d’une enquête sur les violences sexuelles dont est accusé le rappeur Retro X.
Les journalistes ne peuvent pas être juste des « porte-micros », il leur faut procéder à des vérifications et trouver des preuves, soutient Lénaïg Bredoux. « C’est le processus normal » pour toute enquête, explique Ariane Chemin, qui précise que le suivre ne revient pas à remettre en cause « une seule seconde » la parole de Camille Kouchner. Car contrairement à ce que l’on entend souvent, ces affaires ne se réduisent pas à du « parole contre parole », à savoir celle de la personne mise en cause et celle de la victime déclarée. Plusieurs éléments permettent de corroborer (ou non) les déclarations de cette dernière : témoignages, documents, voire échanges, comme les lettres envoyées par Christophe Ruggia à Adèle Haenel et retrouvées par Marine Turchi. « Je défends qu’il faut enquêter de la même manière sur ces affaires de violences sexuelles que sur les affaires politico-financières, complète-t-elle, remonter aux sources premières, vérifier les lieux, dates, protagonistes présents, chercher d’autres témoins et victimes éventuelles, mais aussi des documents, et tout recouper. Mais en gardant en tête qu’on a affaire ici à de l’humain et non à des chiffres dans des dossiers. Il y a un temps pour l’écoute, un autre pour la vérification. »
« Il faut garder en tête que nous avons affaire ici à de l'humain et non à des chiffres »
Marine Turchi
En l’absence de preuves matérielles, l’accumulation des témoignages est cruciale, même s’il n’est pas toujours possible de réunir quatre, cinq ou dix témoignages. Dans ce cas, « il faut crédibiliser au plus la scène en cherchant des témoins indirects », raconte Mathieu Martinière, co-auteur avec Daphné Gastaldi d’un Envoyé Spécial réalisé dans le cadre d’une enquête pour Disclose sur la pédocriminalité dans le milieu du sport. Cela veut dire obtenir des données médicales, ou interroger l’entourage des victimes, pour trouver des personnes qui étaient au courant à l’époque des faits.
Les journalistes peuvent aussi s’appuyer sur des traces documentaires indirectes, des échanges par message faisant références à des évènements précis. En procédant ainsi, les journalistes reconstituent, grâce à un faisceau d’éléments (contexte, témoignages, échanges, etc.), les actes de la personne mise en cause et leur éventuelle répétition qui pourrait constituer un « système ». Mais il arrive régulièrement que, dans une enquête, des témoignages ne soient pas publiés car il n’a pas été possible de les vérifier ou de les corroborer.
Illustration : Émilie Seto.
Ces enquêtes, même si elles peuvent suivre des méthodes dérivées des « procédures classiques », reposent sur une matière humaine parfois fragilisée, blessée, qu’il faut écouter et ne pas brusquer, ce qui nécessite de la psychologie et des capacités d’écoute accrues. Difficile par exemple, d’appeler une victime déclarée et de lui dire, de but en blanc « On m’a dit que vous étiez une de ses victimes, seriez-vous d’accord pour témoigner ? ». L’approche doit être beaucoup plus subtile et peut nécessiter de longs moments d'écoute. « Je leur dis qu'on prendra le temps qu’il faut, quitte à ce que ça prenne plusieurs jours », explique Mathilde Dumazet, autrice d’une enquête pour L’Obs sur les violences sexuelles dans les conservatoires. Il est nécessaire d'expliquer ce qu'elle va faire, de décrire le cadre dans lequel la parole de la victime pourrait s’inscrire, voire de lui proposer de relire ses citations.
Les discussions peuvent être intimidantes, éprouvantes, et certaines préfèrent le téléphone à la rencontre physique. « Dans certains cas, si cela avait été possible, elles auraient préféré le faire par texto », raconte Emilie Laystary, journaliste indépendante qui a co-écrit pour Libération une enquête sur les violences sexistes en cuisine avec Kim Hullot-Guiot, et a consacré un épisode de son podcast Bouffons au sujet. Pas de questions fermées, « il fallait laisser un long moment de récit à ces personnes que l’on a souvent refusé d’écouter ». Souvent, elle attendait la fin de l’entretien pour demander des éléments à vérifier : dates, lieux, témoins et leurs contacts…
« Quoiqu’il arrive, il y a un lien qui se crée avec les personnes qui nous parlent », explique Marie Aline, journaliste culinaire co-autrice d’une enquête du M sur le sexisme, le harcèlement et les agressions sexuelles en cuisine. « Il est question du vécu parfois traumatique de personnes qui vous racontent des moments douloureux de leur vie. » Ce lien, Lénaïg Bredoux l’évoque également, expliquant que ces échanges sont différents de ceux entretenus « avec des personnes qui vous transmettent des tableurs Excel prouvant une fraude fiscale », même si les lanceurs d’alerte sur les affaires financières peuvent risquer beaucoup. Il arrive alors que les journalistes rassurent les victimes. « On ne peut pas laisser la personne s'enfoncer dans la culpabilité alors qu'elle a été agressée, explique Marie Aline. Il y a un moment où il faut franchir un peu la ligne et dire : “Vous n'y êtes pour rien.” » Mais face à ces témoignages, parfois très crus, il est parfois compliqué pour les journalistes de rester de marbre, et notamment de cacher sa colère. « On se dit “ça aurait pu être moi”, explique Mathilde Dumazet, ce n’est pas évident de trouver la bonne attitude face à des personnes qui ont vécu ces traumas-là, et je pense ne l’avoir toujours pas trouvée. »
« Rapports de domination et de pouvoir »
Récolter les paroles peut prendre beaucoup de temps, notamment lorsqu’il s’agit de convaincre les témoins, en leur expliquant qu’il ne s’agit pas d’éléments de vie privée, « mais bien d’enquêtes sur des faits d'intérêt public : des rapports de domination et de pouvoir, des crimes, et délits potentiels », ajoute Marine Turchi. Une fois les témoignages vérifiés, se pose la question de savoir lesquels seront anonymisés. Un consensus se dégage de nos entretiens : un témoignage à visage découvert aura toujours beaucoup plus de force. « Nous expliquons toujours aux personnes victimes quelle seront les conséquences possibles de leur prise de parole, et nous ne les forçons jamais à témoigner, qui plus est sous leur nom », explique Marine Turchi. Il est alors nécessaire d’expliquer, de donner tous les éléments possibles, notamment le nombre total de témoignages recueillis, pour que la victime puisse décider de témoigner ou non, anonymement ou pas. Lorsque le témoignage est anonyme, Marine Turchi demande aux témoins de remplir un formulaire CERFA (modèle type consultable ici). Ils y renseignent leur récit et l’accompagnent d’une copie de leur carte d'identité. Un document qui peut être produit par les journalistes en cas d’attaque en diffamation. « Je peux tout à fait comprendre qu’une victime souhaite être citée anonymement, moins quand il s’agit d’un témoin, sauf s’il s’expose à des représailles, professionnelles par exemple, évoque la journaliste de Mediapart. Le préjudice est beaucoup moins grand. Dans ces cas-là, j’essaie aussi d’avoir un discours de responsabilisation, car on ne peut pas tout demander aux victimes. » Dans certains cas, anonymiser la personne peut ne pas être suffisant, les faits décrits permettant d’identifier la personne, la mettant potentiellement en danger. Il est alors préférable d’écarter le témoignage.
La question se complexifie encore un peu lorsqu’il est question du témoignage d’enfants. Jusqu’où aller dans les détails des signalements ? De fait, les enfants pourraient regretter, plus tard, que ces éléments aient été révélés. « Dans ce genre de situation, nous protégeons évidemment au maximum les enfants, détaille Marine Turchi. Mais dans un moment où l’on parle beaucoup des violences sexuelles et de pédocriminalité, il faut expliquer de quelles violences on parle et quels en sont les effets. » Dans l’enquête de Marine Turchi et Patricia Neves sur les ratés de la brigade des mineurs à propos de soupçons de viols dans une école maternelle parisienne, les actes ne sont pas explicités. Mais certains détails des constats médicaux et les troubles psychologiques des enfants sont décrits. Dans certains cas, comme l’explique Mathieu Martinière, les parents voudraient témoigner à la place de leurs enfants mineurs. « Un témoignage de victime à visage découvert a un impact considérable, explique le journaliste, notamment pour montrer aux autres victimes qui n’osent pas témoigner qu’elles ne se sont pas seules. » L’intérêt n’est pas seulement journalistique, il est sociétal. « Mais être exposé devant des millions de téléspectateurs peut être mal vécu, et suivre la personne toute sa vie », prévient le journaliste.
« Un témoignage de victime à visage découvert a un impact considérable »
Mathieu Martinière
Il faut aussi compter avec l’incrédulité ou le scepticisme de la communauté locale qui peuvent compliquer ou empêcher les témoignages, tout comme les déséquilibres de pouvoir ou de notoriété entre agresseurs et victimes ou témoins. Globalement, on ne croit pas capables de violences sexuelles les personnalités connues, qu’il s’agisse d’un entraîneur dans un petit village ou d’un responsable politique au niveau national.
Trois situations types se dégagent : les deux parties sont inconnues, ou alors l’accusé est connu mais pas la victime déclarée, ou alors, et c’est plus rare, la victime est connue mais pas la personne accusée. Pour Marine Turchi, qui a connu les trois cas, les plus difficiles sont les enquêtes impliquant des personnalités, comme Luc Besson ou Gérald Darmanin. L’inégalité des positions des deux parties crée une peur de témoigner voire une crainte, fondée ou non, de représailles. « Je vois comment les portes peuvent se fermer beaucoup plus vite quand vous enquêtez sur un ministre ou sur l’un des producteurs les plus puissants de France, ajoute Marine Turchi. À l’inverse, j’ai vu combien le fait que la puissance soit du côté d’Adèle Haenel a pu faciliter les prises de parole. Même s’il a fallu tout de même beaucoup de temps pour convaincre les témoins de s’exprimer à visage découvert. »
Derniers protagonistes à être contactés : les personnes ou institutions mises en cause, s’il y en a. C’est l’étape du contradictoire, indispensable. Un entretien peut leur être proposé. S’il y a refus de rencontre, des questions extrêmement détaillées portant sur tous les éléments qui apparaîtront dans l’article sont envoyées par e-mail à la personne accusée ou à ses avocats. C’est un temps très long qui s’ouvre parfois pour les victimes. « Le mis en cause choisit rarement de nous rencontrer ou de répondre à nos questions, constate Marine Turchi. Nous avons généralement le droit à une réponse laconique disant qu’il dément et ne souhaite pas faire de commentaires ou qu’il laisse la justice travailler. » Kim Hullot-Guiot, journaliste à Libération, raconte : « On a vu des institutions, des écoles de cuisine ou des CFA indirectement mis en cause nous faire attendre. Mais nous n’étions pas à une semaine près. Nous préférions attendre et avoir une réponse : on donnait plus de chances à notre histoire d’être meilleure. » Marine Turchi ajoute que si la personne visée fournit des éléments qui remettent en cause certaines conclusions de l’enquête, de nouvelles vérifications sont lancées, permettant de compléter l’investigation.
L’impossibilité totale de procéder à l’étape du contradictoire peut conduire à la non-publication de l’article. Ce fut le cas de l’enquête de Marine Turchi sur Claude Lanzmann, décédé en 2018 avant qu’elle ait pu lui soumettre les résultats d’une enquête de plusieurs mois. La rédaction du journal s’en était expliquée dans un billet de blog. La même démarche a été suivie, en septembre, après le suicide du chef Taku Sekine.
La réception de la parole de la victime et des témoins, la vérification des faits et la conduite du contradictoire peuvent prendre énormément de temps. Marine Turchi a ainsi passé un an sur l’enquête des ratés de la brigade des mineurs, une année également sur l’affaire Besson et sept mois sur l’affaire Adèle Haenel. « J’ai d’abord passé un temps long avec Adèle Haenel pour recueillir sa parole, explique Marine Turchi, mais je lui ai expliqué, comme je le fais dans toutes mes enquêtes, que ça allait être long et sans assurance à l’arrivée d’être en mesure de publier. »
Illustration : Émilie Seto.
Un processus qui peut être parsemé de périodes de doute. « Je ne doutais pas de la véracité des faits rapportés par Camille Kouchner, nous explique Ariane Chemin, mais je réfléchissais comme une journaliste. Si on me dit que ce que j'avance est faux, quelles sont les pièces à ma disposition pour prouver que je n’invente rien ? Car la bonne foi ne suffit pas. » Ce n’est qu’après plusieurs entretiens et surtout lorsque « Victor » (pseudonyme donné au frère de Camille Kouchner, victime d’Olivier Duhamel) répond à Ariane Chemin aux alentours de Noël qu’elle s’est dit qu’elle pouvait publier sans risque, avant de choisir de repasser à nouveau quelques coups de téléphone, suite à son ultime entretien avec Olivier Duhamel. « Lorsque je me suis entretenu avec lui, il m’a d’abord expliqué que Camille Kouchner se trompait, qu’elle mélangeait les personnes et les époques, etc., se souvient la journaliste. J’ai donc décidé de prendre le risque de briser le secret du livre en contactant des protagonistes qui n’étaient pas au courant du projet de Camille Kouchner. » Mais quelques coups de téléphones auprès de personnes au courant de cet inceste — et qui étaient presque soulagées de pouvoir en parler — ont permis à Ariane Chemin de n’avoir plus aucun doute sur la solidité et surtout sur la chronologie de cette histoire.
Dans le cadre de leur enquête sur la pédocriminalité dans le sport, Mathieu Martinière et ses collègues ont préféré, malgré un énorme faisceau d’indices, de ne citer que les personnes au minimum mises en mises en examen. Et cela ne suffisait pas toujours. « Même si les personnes ont été condamnées, il y a pu y avoir des réhabilitations de peine, et leur condamnation n’apparaîtra pas sur leur casier judiciaire, raconte le journaliste, ce qui est d’autant plus problématique dans les cas de violences sexuelles, car ces personnes peuvent retravailler au contact d’enfants. » L’avocat du média peut être sollicité au cas par cas afin de réduire le risque d’attaques en justice. Après dix ans de couverture du Front national, et habituée à ce que « le parti attaqu[e] assez systématiquement [ses] enquêtes », Marine Turchi soumet également ses articles à l’avocat de Mediapart. Cette relecture à plat permet, selon elle, de vérifier une dernière fois que la présomption d’innocence est bien respectée et que toutes les personnes mises en causes ont été questionnées.
Bien choisir ses mots
Bien peser ses mots et décrire le plus justement possible les situations et les actes rapportés est capital. Ariane Chemin a par exemple veillé à parler d’inceste et non de viol. « C’est le privilège de l’expérience, malheureusement, raconte la journaliste. On acquiert tout ça au fil des années. Je suis précautionneuse, je sais sur quelles bases quelqu’un peut nous poursuivre en justice. » Si Ariane Chemin n’a pas fait lire son article à un avocat avant publication, elle a étroitement échangé avec plusieurs de ses collègues et supérieurs du Monde, notamment épaulée par Luc Bronner (ancien directeur des rédactions) et Caroline Monnot (qui lui a succédé). La journaliste évoque aussi de nombreuses discussions avec sa collègue Lorraine de Foucher, qui connaît très bien le sujet de l’inceste et autrice, avec Yann Bouchez, d’une enquête, publiée le 3 février, sur les accusations de violences sexuelles formulées à l’encontre de Richard Berry par sa fille.
Le choix des mots peut durer jusqu’au dernier moment. « Il y a eu beaucoup de relectures, se souvient Marie Aline, jusqu'au moment du BAP [bon à publier, NDLR] où nous nous demandions s’il n’y avait pas certains passages qu’il fallait modifier. » C’était la première fois que la journaliste ressentait aussi fort ces questionnements. « Nous avons envie d’être les plus justes et le plus respectueux de ce qui nous a été dit, ajoute-t-elle. Dans la critique gastronomique, on peut se permettre un peu de littérature et d’interprétation, mais pas dans ce genre d’enquête. »
Travailler sur les violences sexuelles peut avoir un effet sur les journalistes qui mènent les enquêtes. Le poids moral et émotionnel peut être extrêmement important. Mathieu Martinière et Daphné Gastaldi, co-autrice du documentaire « Pédophilie dans le sport : l’omerta », ont enquêté pendant cinq ans sur ces sujets et ne veulent plus les traiter aujourd’hui. Une certaine lassitude s’est emparée d’eux. « Il vaut mieux s’arrêter au bon moment, avant de n’avoir plus d’empathie. » Kim Hullot-Guiot analyse : « On a tellement le #MeToo dans chaque secteur, le #MeToo dans l'architecture, le #MeToo dans la musique, etc., qu'on ressent comme une lassitude [...] Mais en fait, il est nécessaire de les faire dans chaque domaine. »
« Il est nécessaire de faire ces enquêtes dans chaque domaine »
Kim Hullot-Guiot
Souvent, les victimes ont déjà parlé — à leurs collègues, amis, employeurs —, ou ont essayé de le faire. C'est le cas, par exemple, d'Adèle Haenel. « Nous savons la difficulté de dire », explique Marine Turchi. « Selon moi, #MeToo a surtout libéré l’écoute. Le travail est plus simple pour nous journalistes : les victimes ont moins peur de se confier à nous et savent qu’il y aura désormais davantage d'écoute et de compréhension de ces questions dans l'espace public. » « La parole commence vraiment à se libérer. La jeune génération n'a pas du tout envie d'être assimilée, que ce soit les chefs, les attachés de presse ou les gens des agences de com’, à des pratiques violentes », abonde Kim Hullot-Guiot. Ce qui ne signifie pas que la réception de ces témoignages par le public en ligne soit forcément bienveillante. « Aujourd'hui, quand vous décidez de raconter ce que vous avez vécu à un journal, il y a un risque non négligeable de vous faire maltraiter sur les réseaux sociaux par une partie des internautes, ajoute Marine Turchi. Même si vous allez aussi recevoir du soutien de la part des autres, cela reste difficile. »
Un changement des mentalités
Lenaïg Bredoux, auteure avec Cyril Graziani (alors journaliste à France Inter) d’une enquête sur Denis Baupin en 2016, nous confie avoir observé un changement progressif de perception de ces affaires, passées de la sphère privée à la sphère publique. « J’ai entendu beaucoup de choses pendant que l’on travaillait, qu’il s’agissait d’histoires de vie privée, de confidences sur l'oreiller, de coucheries, que c'était de la parole contre parole, qu’il fallait faire attention parce qu’il avait quand même une femme et des enfants — et ça sortait de la bouche de gens éminemment respectables. » Ainsi, lors du procès en diffamation intenté et perdu par Denis Baupin contre Mediapart et France Inter en 2019 [Denis Baupin a par ailleurs été condamné pour procédure abusive, NDLR], le jugement du tribunal a « précisément expliqué pourquoi la presse était utile et pourquoi il y avait besoin d’enquêtes de presse sur ce sujet », se souvient Lénaig Bredoux. « Pour moi, le débat a été réglé ce jour-là par la XVIIe chambre chargée des affaires de presse », conclut-elle, même s’il y a encore une guerre à mener pour établir définitivement la légitimité de ces enquêtes.
Cette affaire a marqué un changement des mentalités que l’on peut mesurer en la comparant à l’affaire du Sofitel de New York, impliquant Dominique Strauss-Kahn, en mai 2011. Alors directeur du Fonds monétaire international et candidat encore non déclaré (bien que favori) à l’élection présidentielle de 2012, il est accusé d’agression sexuelle par Nafissatou Diallo, femme de chambre dans l’hôtel où il logeait. « On entendait dans les salles de rédaction que "tout le monde savait [que DSK était comme ça]", tonne Lénaïg Bredoux, qui couvrait à l’époque le PS. Mais un seul journaliste avait-il enquêté ? Non, parce qu’on considérait que c'était la vie privée. »
Ariane Chemin parle d’une révolution culturelle, qui touche la société et donc, mécaniquement, les journalistes et les journaux qui vont s’en fait l’écho. « Qui est monté au créneau pour contester la démarche, l’utilité ou encore la véracité du livre de Camille Kouchner ? Quasiment personne, note la journaliste. Si l’on compare avec ce qu’il s’est passé l’année dernière avec le livre de Vanessa Springora, il y a eu un changement. Il y a un an, il avait encore des personnes pour parler de délation, expliquer qu’il ne s’agissait pas de littérature ou dire que tout ça était la faute de la mère de Vanessa Springora. Aujourd’hui, ces accusations ne font plus débat. C’est ça la vraie révolution. »
Mise à jour du 15/02/2021 à 16 h 02 : complément apporté à la citation d'Inès Belgacem.