Comment bien lancer un livre dans les médias : le savoir-faire Goutte d’or
Chacun de leurs livres crée l’événement. Voici comment la petite équipe des éditions Goutte d’or s’y prend.
Clara Tellier Savary et Geoffrey Le Guilcher, deux des cofondateurs des éditions Goutte d'or.
© Crédits photo : Didier Allard/INA
Chacun de leurs livres crée l’événement. Voici comment la petite équipe des éditions Goutte d’or s’y prend.
Il y a la lourde moiteur de cette canicule de rentrée, la fatigue de leurs nuits mangées par le stress, mais ce qui domine Clara Tellier Savary et Geoffrey Le Guilcher, quand ils débarquent au Relais de Belleville, le bistrot parisien où ils fêtent les lancements de leurs livres, c’est la certitude d’avoir frappé encore plus fort que les fois précédentes.
Douze jours après la sortie de Flic, le onzième livre des éditions Goutte d’or, il est difficile d’identifier un média qui ne s’est pas fait l’écho de l’infiltration dans la police de Valentin Gendrot. Sur les réseaux sociaux, la vidéo produite par Konbini dans laquelle ce jeune journaliste, ruisselant de sueur, détaille son expérience en 7 minutes et 57 secondes, a dépassé les 7 millions de vues. Et alors que son récit n’existe qu’en français, il a eu les honneurs de la BBC, du Guardian, du Sunday Times, de Vice, de Die Zeit... Un retentissement médiatique considérable pour une maison d’édition artisanale, dépourvue de locaux, de salariés et, surtout, d’attachée de presse.
« Ils ne sortent que trois livres par an », relève le journaliste Robin D’Angelo, qui a publié chez eux Judy, Lola, Sofia et moi, le journal d’une immersion dans le milieu du porno amateur. « S’ils veulent survivre, ils sont condamnés au succès. Chaque sortie doit être un événement. »
Depuis leur premier ouvrage, Steak Machine, publié en 2017, le mode opératoire a peu varié. Quatre à six semaines avant l’arrivée en librairie d’un nouveau livre, les trois cofondateurs de la maison d’édition se retrouvent. En général, Johann Zarca vient dîner chez Clara Tellier Savary et Geoffrey Le Guilcher, au cinquième étage de leur immeuble du quartier de la Goutte d’or, à Paris. Là, jusque tard dans la nuit, ils croisent leurs regards - Johann est romancier, Clara a longtemps été éditrice à Courrier International, Geoffrey est journaliste d’investigation. « On fait une séance de punchlines, décrit ce dernier. Il faut réussir à mettre en avant ce qu’un livre apporte de nouveau. Surdose, par exemple, c’était une immersion de plus d’un an d’un journaliste dans la brigade qui enquête sur les overdoses à Paris. Qu’est-ce que tu mets d’abord ? L’immersion ? Un an de travail ? La brigade des overdoses ? Le fait que c’est écrit comme un polar ? »
Pour eux, ce moment est capital. « Parfois, glisse Johann Zarca, on s’emballe pendant une heure sur un truc, et après réflexion, c’est complètement con. Mais à la fin de la soirée, on sait ce qu’on veut dire. » Au cours des jours qui suivent, ils testent leurs formules sur l’auteur du livre, sur leurs amis. Puis ils se lancent.
Ils ont pris l’habitude de négocier une série d’exclusivités — une avec un titre de presse écrite, une avec un média internet, une en radio et une en télé. C’est malin : d’abord parce qu’un média qui accepte de publier les bonnes feuilles ou la première interview d’un auteur sera forcément bienveillant ; ensuite parce que cela leur permet de contrôler que les premiers extraits qui circuleront donneront envie d’acheter le livre sans rien déflorer d’essentiel ; enfin parce que la date et l’heure de publication sont prévues lors des négociations. Les éditeurs s’assurent ainsi un tir groupé.
« Ils savent quel tels médias donnent le la et que les autres vont suivre », observe Gabrielle Deydier. L’auteure d’On ne naît pas grosse a été frappée par le fait que le trio de trentenaires « ne se met aucune barrière » : « Plein de gens ont des complexes, pensent que certains objectifs sont trop élevés pour eux. Pas eux. Ils savent ce qu’ils veulent et ils y vont au bulldozer. »
Ce qu’ils veulent, c’est que le sérieux de leurs livres soit reconnu. « Pour atteindre cet objectif, le rêve, c’est une exclu avec Le Monde », estime Clara Tellier Savary. C’est ce qu’ils ont tenté dès leur premier livre, Steak Machine, écrit par Geoffrey Le Guilcher lui-même : « Il faut identifier les personnes décisionnaires dans chaque rédac. À l’époque, Luc Bronner est numéro 2 du journal. Je chope son 06, je lui raconte que je me suis infiltré dans un abattoir, il trouve ça intéressant, il me dit de le lui envoyer le livre ainsi qu’à la journaliste spécialiste du sujet. Et s’ils aiment tous les deux, quelque chose se fait. Ça se passe comme ça. »
Livre après livre, des relations de confiance se nouent, et leur réputation de faiseurs de succès s’installe (leurs ouvrages se vendent rarement à moins de 5000 exemplaires - un score atteint par Flic en quatre jours). Même si les éditions Goutte d’or publient aussi des romans, elles sont désormais identifiées dans les rédactions comme l’un des rares spécialistes français de la narrative non-fiction, ce genre qui utilise les techniques narratives de la fiction pour mettre en scène des histoires vraies.
Alexandre Kauffmann, l’auteur de Surdose, a senti « un regard bienveillant du monde journalistique vis-à-vis de jeunes confrères devenus éditeurs ». Surtout, Clara Tellier Savary et Geoffrey Le Guilcher parlent la même langue que ceux qu’ils essayent de convaincre. Ils savent proposer des angles adaptés à la ligne éditoriale de chaque média, trouver des liens avec l’actualité. Auteure d’une enquête sur Tinder, Judith Duportail se souvient d’avoir vu Geoffrey Le Guilcher enchaîner les coups de fil à des journalistes : « Il est hyper convaincant, tu vois l’adrénaline qui monte en lui, c’est une espèce de kiff ultime. » Fanny Annoot-Oualia, directrice de la rédaction de Konbini, souligne que « leurs sujets sont à chaque fois percutants, en phase avec l’air du temps. Ils ont leurs livres chevillés au corps et ils les racontent comme s’ils les avaient écrits. »
C’est un peu l’impression qu’ils ont aussi : « très interventionnistes » aux dires de leurs auteurs, les trois éditeurs passent des mois à retravailler les textes qu’ils publient. « On s’y attache tellement pendant toute cette période, insiste Clara Tellier Savary. Évidemment qu’on est les meilleurs pour les défendre quand ils sortent ! »
Avant de répondre à leurs premières interviews, certains auteurs demandent au trio une séance de media-training. « On s’est entraînés à résumer le livre en une phrase, en deux phrases, en trois phrases, en cinq phrases », raconte Judith Duportail. Gabrielle Deydier, elle, a exigé « un interrogatoire à la Zemmour et Naulleau » : « Je me préparais à me faire dézinguer. Après, ils m’ont dit : “Là tes phrases sont trop longues, ça c’est super important, cite toujours les sources scientifiques de tes données”. C’était essentiel pour montrer que je ne suis pas une petite grosse qui vient à la télé après avoir lu trois trucs sur Internet mais l’auteure d’une enquête sérieuse. »
Les éditeurs ont forcé Alexandre Kauffmann à s’inscrire sur Facebook « parce que c’est important ». Judith Duportail considère que pour eux, « tout compte : ils mettent autant de soin à préparer un post sur les réseaux sociaux qu’à éditer leurs bouquins ».
En parallèle de leurs « plans média », les éditions Goutte d’or ont toujours veillé à susciter la curiosité par des moyens alternatifs, bien avant que la mode des bandes-annonces de livres ne se répande dans le milieu de l’édition. Pour Steak Machine, Clara Tellier Savary a convoqué sa bande de copains. Elle les a filmés dans le métro vêtus de combinaisons d’ouvriers d’abattoir et affublés de masques de vaches puis en train de coller des affiches de la couverture dans la rue. Pour lancer le livre de Gabrielle Deydier, elle a tourné une vidéo intitulée Je suis grosse et voici mon corps : « Clara a mis de la musique, raconte l’auteure, un truc un peu jazzy qui allait bien avec le vin rouge qu’elle m’avait servi, et j’étais prête à me déshabiller. »
Avec ces clips, Clara Tellier Savary veut démontrer qu’un « traitement visuel » est possible. « D’ailleurs, ajoute-t-elle, on fait des cessions de droits audiovisuels quasiment sur chaque livre. C’est ça qui est génial quand une histoire est forte : elle peut se décliner sur plein de supports. »
C’est un journaliste de 32 ans, déjà habitué de l’infiltration. Début septembre, Valentin Gendrot a publié Flic, dans lequel il raconte son expérience de deux ans au sein des forces de l’ordre. Une enquête médiatisée qui soulève plusieurs questions sur le rôle et la position du journaliste. Pourquoi privilégier cette méthode ? Jusqu’où aller ?
Fanzine, roman, webdoc, chronique, serious game… Rares sont les journalistes à avoir expérimenté autant de formes narratives. Dans ce long entretien, David Dufresne revient sur son parcours, des fanzines adolescents aux tweets Allô Place Beauvau, qui ont fait de lui un des observateurs de référence des violences policières.