Pourquoi avoir choisi de vous intéresser, après l’histoire politique de l’Algérie des 50 dernières années, à la presse algérienne d’aujourd’hui ?
Malek Bensmail : Après mes documentaires
Algérie(s),
Aliénations,
Des vacances malgré tout,
Le Grand Jeu, et
La Chine est encore loin, j’ai commencé à imaginer un projet sur la question de la démocratie, de la liberté d’expression, de ce que cela implique. Un film qui révélerait en quelque sorte la pensée journalistique et qui mettrait en lumière le concept de « contre-pouvoir », à la fois comme enjeu de liberté et de démocratie. J’avais suivi l’élection présidentielle de 2004 dans
Le Grand Jeu a` travers la campagne d’Ali Benflis, l’adversaire principal de Bouteflika. Dix ans après ce documentaire, la société´ algérienne était dans une léthargie totale. Après avoir fait changer la Constitution a` sa convenance, Bouteflika annonçait qu’il se présentait pour un quatrième mandat de cinq ans. Cela avait suscité peu de réactions, a` part celles de quelques mouvements associatifs comme Barakat [« c¸a suffit ! »]. Comment une société´ aussi politisée que la société´ algérienne pouvait-elle a` ce point rester muette ? Les seuls qui tentaient vraiment de faire de la contre-information, des analyses ou des révélations sur ce qui s’apparentait a` une présidence a` vie : un petit nombre de journaux, comme
El Watan, mais aussi
Le Quotidien d’Oran,
Le Soir d’Alge´rie ou
El Khabar. Dans une note à propos de son film
La rage, Pasolini décrit ce qu’est la normalité après la guerre et l’après-guerre. Cette normalité où l’on ne regarde plus autour de soi car « l’homme tend à s’assoupir dans sa propre normalité, il oublie de réfléchir sur soi, perd l’habitude de juger, ne sait plus se demander qui il est. (…) La rage commence là, après ces grandes, grises funérailles. » conclut Pasolini. En lisant ce texte, je pense et repense à la rage des journalistes algériens qui ont trop souvent été les oubliés de notre histoire, si douloureuse. Rappelez-vous, plus d’une centaine d’entre eux ont été les victimes d’une guerre civile, sanglante. Le film leur rend hommage. Revenu à la « normalité », on ne regarde plus, on n’écrit plus, on ne filme plus l’Algérie d’aujourd’hui qui s’indigne, qui s’exprime. C’est un temps mort pour les Algériens, pour le monde. Il s’agit, pour la première fois, de s’intéresser à eux à travers le prisme de la presse et de demeurer avec eux, loin d’une actualité médiatique, sanglante ou « printanière ». Prendre le temps d’écouter, d’observer. Prendre le temps de saisir et d’examiner la pensée, la réflexion et le travail au quotidien des journalistes algériens.
Prendre le temps de saisir et d’examiner la pensée, la réflexion et le travail au quotidien des journalistes algériens
Quelle sont les principales difficultés que rencontre la presse, celles que vous envisagiez, celles que vous avez découvertes durant le tournage ? Votre film évoque le chantage à la publicité exercé par l'État, l'absence de régulation des médias, les blocages de l'administration, le pouvoir des préfets, l'incertitude sur la fiabilité des correspondants…
Malek Bensmail : La liberté de la presse s'est considérablement rétrécie dans notre pays. Les autorités, surtout depuis 2001, ont changé leurs méthodes. Les suspensions de journaux, l'emprisonnement des journalistes c'est fini, ou presque. Ce sont des manières qui ne sont plus admises par l'opinion nationale et internationale. Dorénavant, on utilise des armes commerciales contre les journaux. L'État, à travers l'Anep (entreprise nationale d'édition et de publicité) contrôle la répartition de la publicité institutionnelle et des entreprises publiques – le plus gros marché – et reste majoritairement propriétaire des imprimeries. Certains journaux ne reçoivent plus le produit de leurs ventes de la part des distributeurs, alors ils ont donc dû se tourner vers le petit marché de la publicité des entreprises privées.
Rien n’est acquis
Très tôt,
El Khabar et
El Watan se sont organisés pour se doter de moyens industriels et économiques pour garantir leur indépendance et se protéger contre les attaques. En 1995,
El Watan a ouvert sa propre régie publicitaire, et en 1998 ils ont investi dans une rotative. De journalistes et éditeurs, ils se sont transformés en collecteurs de publicité, en agence de communication et en distributeur de journaux ! Cela coûte de l'argent et paradoxalement peut les éloigner de leur métier premier qui est l’information. Donc il faut être très vigilant, rien n’est acquis. Le combat continue. Le système est basé sur la force. Depuis l'indépendance, c'est l'armée qui est au pouvoir. L'ouverture acquise, par la Constitution de 1989 qui a posé les bases du pluralisme et de la liberté de la presse après la révolte de 1988, a été limitée et contrôlée. La démocratie est de façade. Mais de plus en plus, le développement des réseaux sociaux, la floraison ces dernières années d'une presse indépendante, ont fait sauter des verrous. Des sujets ne sont plus tabous, la parole s'est libérée, nous ne sommes plus dans un système fermé. Grâce à cela, on arrive à atteindre plus facilement des personnes...
En quoi le choix d'El Watan s'imposait-il pour montrer ce que vous vouliez montrer ?
Malek Bensmail : Au départ, j’avais contacté´ les deux journaux phares, fers de lance de la presse indépendante algérienne,
El Watan du côte´ francophone et
El Khabar du côté´ arabophone. Je voulais les filmer en parallèle, ce qui permettait d’évoquer au passage le proble`me de la langue, si central en Algérie. J’ai commencé´ a` tourner dans les deux rédactions, qui ont accepté´ volontiers de me recevoir. Mais c’était complique´ chez
El Khabar. Le sujet a évolué´ en le recentrant sur le quotidien
El Watan, mais peut-être pour le mieux, car je n’avais pas du tout l’intention, et c’e´tait un risque, de mettre en scène une sorte de confrontation entre les deux journaux. Ce qui m’intéressait, comme toujours, c’e´tait de voir avant tout comment se fabriquent les choses chez nous, de filmer des Algériens au travail. Mon sujet, ce n’était pas une mise en perspective de la presse indépendante.
El Watan n’est sans doute pas un contre-pouvoir, mais il est un lieu de désobéissance, de résistance et de combat intellectuel.
El Watan n’est sans doute pas un contre-pouvoir, mais il est un lieu de désobéissance, de résistance et de combat intellectuel
Et il ramène de l’information, il propose des reportages, donc il propage une certaine vérité´, même si ce n’est pas toujours « la » vérité´ . Sa seule existence permet ainsi de tempérer l’arbitraire, et c’est de´ja` pas mal. Le titre du film, c’est un pluriel, il n’évoque pas « un » contre-pouvoir, mais tous ces petits contre- pouvoirs liés aux individus, a` commencer par celui qu’incarnent les journalistes, ou moi-même, qui entendent se manifester malgré´ la rigidité´ du système dans lequel on vit.
El Watan titra ironiquement, au lendemain de l’élection présidentielle de 2014, « Bouteflika élu dans un fauteuil ». Comment voyez-vous l'avenir « post-Bouteflika » de la presse en Algérie ?
Malek Bensmail : La profession des journalistes a été particulièrement ciblée entre 1993 et 1998 avec plus de 120 journalistes assassinés. De nombreux reporters ont aussi été emprisonnés, des journaux ont été fermés.
El Watan a été suspendu à plusieurs reprises, la dernière fois en 1998. On a rarement vu ça dans le monde. La presse a résisté au terrorisme et à la violence d’État. En 2014,
El Watan a pris le parti de dénoncer le quatrième mandat d'Abdelaziz Bouteflika considérant qu'il était un homme diminué physiquement et qu'il avait échoué sur le plan économique. Après sa victoire, les autorités, et cela est nouveau, ont fait pression sur les entreprises privées et étrangères leur demandant de ne plus donner de publicité à
El Watan et
El Khabar au risque d'avoir de gros problèmes avec le fisc et de ne plus avoir de marchés publics. Les annonceurs ont même été menacés de poursuites. En mai et juin 2014,
El Watan avait perdu pratiquement 60 % de ses recettes publicitaires. La direction du journal a été obligée de mettre en place un programme d'austérité, de diminuer les missions, d'augmenter le prix du journal, de réduire la pagination. Comme le crie le patron d’
El Watan : « Nous sommes pratiquement dans une économie de guerre ! Mais dans notre pays, les journalistes ne peuvent pas baisser les bras, c’est le seul acquis à ce jour. La liberté de la presse est indispensable, elle est la matrice d'une démocratie future. »
Bande annonce CONTRE-POUVOIRS de Malek Bensmaïl / SORTIE 27 JANVIER 2016 from
ZeugmaFilms on
Vimeo.
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Contre-pouvoirs, de Malek Bensmaïl (production : Hikayet Films ; INA ; Magnolia films)
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Crédit photo : une scène du documentaire de Malek Bensmaïl,
Contre-pouvoirs (Zeugma Films)