Illustration de Russes achetant un journal aux couleurs du pays

© Crédits photo : La Revue des médias. Illustration : Martin Vidberg.

En Russie, la consommation des médias symbole des contradictions

Pour beaucoup d’observateurs, les médias russes sont une institution d’État entièrement dépendante de celui-ci et servant ses intérêts. Mais si l’emprise de Moscou est enracinée dans ce pays conservateur, elle ne suffit pas à résumer la façon dont les Russes perçoivent leurs médias. Il faut également regarder comment ils s’informent.

Temps de lecture : 10 min

« Un journal n'est pas seulement un vecteur de propagande et un agitateur collectif, c’est aussi un organisateur collectif », écrivait Vladimir Lénine en 1901. Cette vision soviétique reste pertinente dans la Russie contemporaine, et les comportements collectifs concernant l'usage des médias structurent, en quelque sorte, le paysage médiatique russe.

Pendant longtemps, l’étude de l’économie politique des médias russes a négligé cet aspect de l’emprise étatique au sein duquel les médias fonctionnent. Nombre d’analystes, de représentants de think tank de toutes sortes, de journalistes, parlaient de contrôle vertical des médias en Russie en représentant un système médiatique entièrement dirigé depuis le Kremlin par le président Vladimir Poutine ou son fameux porte-parole Dimitri Peskov. Cette vision simpliste reproduit le concept de contrôle médiatique du temps de l’URSS, où tous les médias étaient dirigés d’une manière hiérarchique par le bureau politique du Parti communiste qui siégeait place Staraya, en plein centre de Moscou. Ironie de l’histoire, ce bâtiment est à présent occupé par l’administration présidentielle.

Des médias vus comme une institution d’État

Une telle vision hiérarchique ne prend pas en considération que la politique restrictive en matière de liberté d’expression des médias en Russie (blocage des sites d’information, responsabilité judiciaire pour les likes, etc.) bénéficie d’une certaine approbation auprès d’un nombre important de la population. En un sens, cette politique restrictive, commencée avec l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, était, pour une part, une réponse à une demande publique vis-à-vis des médias et à des aspirations collectives qui structuraient alors le rapport que les Russes avaient avec. Ces attitudes sont en grande partie basées sur l’idée, largement partagée, que les médias russes sont une institution d’État entièrement dépendante de celui-ci et servant ses intérêts. D’une certaine manière, cette représentation collective fait écho à l’ancienne formule léniniste déjà évoquée.

Les valeurs de la population russe sont décrites comme contradictoires.

Jusqu’aujourd’hui, les valeurs de la population russe sont décrites comme contradictoires. D’un côté, les Russes se sont immergés dans la société de consommation, très orientée vers les grandes marques étrangères. De l’autre côté, il existe un courant qui s’oppose à l’Occident, considérant que la mission historique de la Russie est d’être le dernier pays conservateur qui protège les vraies valeurs traditionnelles, dont les Européens et les Américains se sont détachés avec leur justice laxiste, la légalisation des mariages homosexuels, etc.

Pour comprendre cette contradiction, il faut prendre en compte le caractère fragmenté de la population. La population russe peut être divisée en deux groupes. Le premier, minoritaire, est bien adapté au mode de vie post-soviétique. Il regrette moins la chute de l’URSS que le reste de la population et, dans ses décisions quotidiennes, fait partie du groupe qui a la totale maîtrise de soi, donc capable de prendre ses propres responsabilités et d’être autonome. Le second groupe, majoritaire, est du côté de la maîtrise extérieure de soi, qui permet de se conformer aux courants dominants. Ce sont des personnes qui préfèrent que d’autres prennent des décisions à leur place. Historiquement, c’est l’État qui décidait de tout, ce qui leur convenait(1) . Cette majorité, donc regrette la chute de l’URSS.

L"emprise du pouvoir sur les médias est bien enracinée dans la tradition des médias russes

Si, pour le premier groupe, les médias représentent plutôt un outil assez pragmatique pour prendre des décisions quotidiennes, pour le second, c’est une institution d’État qui doit leur expliquer la vie, les aider à séparer les « leurs » et les « ennemis » et prendre soin de leur moralité. Lors de notre projet « Les critiques ordinaires de la télévision » avec Anna Kachkaeva, nous avons bien observé cette attitude lors des entretiens collectifs(2) . En quelque sorte, l’emprise du pouvoir sur les médias est bien enracinée dans cette tradition.

La TV, toujours première source d’information

Pour bien mesurer les usages des médias, il faut tout d’abord distinguer le taux des usagers qui utilisent les médias en général et ceux qui les utilisent comme source d’information. Dans le cas russe, l’écart entre ces deux types d’usagers est considérable. Selon Mediascope, qui mesure l’audience dans les villes de plus de 100 000 habitants, 71 % des habitants des grandes villes consomment la télévision chaque jour et 67 % de la population russe (zones rurales comprises) accèdent à Internet chaque jour (le taux avoisine les 80 % pour les grandes villes). Ces deux supports de diffusion, souvent appréhendés comme concurrents, se conjuguent entre eux. Contrairement à des opinions alarmistes sur « la mort » des médias « mainstream » et notamment la télévision, le taux des internautes consommant la télévision ne se dégrade quasiment pas depuis des années.

De ce diagramme, deux tendances long terme se dégagent : une tendance globale de moindre consommation des médias imprimés, ainsi qu’un déclin systémique dans la consommation des jeux vidéo (apparemment au profit des jeux en ligne). A contrario, la Russie semble loin d’assister à la « mort de la télévision traditionnelle » et au déclin massif de l’audience de la télévision, souvent proclamé par les consultants et journalistes comme une évidence due au déclin de sa qualité.

Si l’on caractérise les pratiques médiatiques liées aux modes d’accès à l’information, la grande majorité de la population considère encore aujourd’hui la TV comme source principale d’information. En janvier 2019, 71 % des Russes ont déclaré l’utiliser le plus souvent comme source d'information. Seulement 44 % avaient opté pour les sites internet d’information et 19 % pour les réseaux sociaux et les blogs. Le chiffre d’audience de la télévision s’inscrit toutefois en constante baisse depuis neuf ans, alors que celui d’Internet (tous usages confondus) progresse.

D’un côté, nous pouvons voir sur ce diagramme une certaine progression des sources internet en matière d’information. De l’autre, la télévision reste toujours une source prioritaire d’information pour la majorité de la population. Les 44 % de population obtenant l’information sur Internet sont plutôt concentrés dans les grandes villes, alors que les usages les plus fréquents sur Internet n’ont rien à voir avec la politique — il s’agit plutôt de recherche des produits et services, et de la communication interpersonnelle. Au sein des internautes, 79 % utilisent plutôt les sites internet d’information comme source, et 67 % s’informent avec la télévision.

Il est important de noter que la préférence de la télévision comme source d’information dépend beaucoup de l’âge : 48 % des jeunes (18 - 30 ans) la mentionnent contre 57 % pour les sites d’information sur Internet.

Sur ce diagramme, nous pouvons voir que la consommation des médias chez les plus jeunes est plus orientée vers Internet que vers la télévision et vice versa pour les plus âgés. Il est aussi important de noter que, selon l’âge des utilisateurs, les sites les plus fréquentés seront différents. Les plus jeunes internautes fréquentent plus les sites de VK (réseau social russe), YouTube, Odnoklassniki (autre réseau social), Instagram, alors que les plus âgés s’orientent vers des sites plus politisés comme les sites d’information et Facebook.

Ce diagramme montre que le potentiel subversif de la jeunesse est assez limité, car les pratiques médiatiques en ligne de ce groupe d’âge sont moins orientées vers les informations et d’avantage vers la communication interpersonnelle, fortement utilisée aussi par les entreprises pour vendre produits et services. Dans ce contexte de marketing, la vision d’une politisation de la jeunesse et ses capacités à changer la situation politique par le biais des médias en ligne ne doit pas être exagérée (ce qui est souvent le cas). En même temps, il faut souligner que YouTube est une source incontournable pour les internautes de tous âges. Il est donc fort possible que cette plateforme soit utilisée aussi pour regarder les émissions de la télévision traditionnelle. Notamment « La première chaîne » et les chaînes du groupe d’état VGTRK, qui ont une stratégie efficace de présence en ligne.

Les capacités de la jeunesse à changer la situation politique par le biais des médias en ligne ne doit pas être exagérée.

L’analyse de l’audience des ressources d’information sur Internet, permet aussi de constater l’orientation assez conservative des internautes en Russie. Si nous répartissons les sites d’information en groupes « mainstream » d’un côté et « alternatifs » de l’autre, en y associant des médias en ligne réputés plus libéraux que les autres, nous observons que les premiers dominent largement.

Source : Istotchniki novostej i doverye SMI (Sources d’informations et confiance au médias), sondage FOM, Moscou : FOM, 30 janvier 2019.

Les ressources d’État appartenant directement à des groupes d’information d’État (agences de presse, chaînes de télévision...) occupent les places importantes dans ce tableau et représentent 25 %, du total (Vesti.RU, Ria Novosti, Rossijskaya Gazeta et Tass). Les moteurs de recherche étant la façon dominante de consommer des informations sur Internet (42 %), il n’est pas difficile d’en conclure que les sites les plus fréquentés — ils possèdent souvent des ressources financières pour payer l’optimisation de la recherche — y dominent aussi.

La communication « insulaire » : entre confiance et fiction

La question de confiance dans les médias ramène vers notre constat initial à propos des médias appréhendés comme des institutions d’État. Comme nous pouvons le voir sur le diagramme ci-dessous, la télévision reste le média qui suscite la plus grande confiance, même si le taux général de confiance s’est effondré entre 2015 et 2019.

Mais cette diminution n’induit pas une croissance de la confiance envers les sources d’information sur Internet et, notamment, les sites d’information, dont le taux de confiance stagne plutôt que ne croît. Notons par ailleurs que la confiance de la population en des sources d’information dépend beaucoup de l’âge des répondants. Ainsi, les plus jeunes font en général moins confiance à toutes les sources d’information, mais leur taux de confiance envers les infos des sites internet est légèrement supérieur à celles de la télévision.

Il est aussi à noter que le taux de confiance envers les médias des diplômés de l’éducation supérieure est presque deux fois inférieur à celui des non-diplômés. Un point important puisqu’en général, les Russes accordent la plus grande confiance aux médias, en particulier la télévision, soutiennent largement les mesures restrictives de l’État à l’encontre de ces mêmes médias. La grande majorité des Russes — indépendamment de leur niveau d’éducation — pensent qu’il y a des sujets d’importance publique dont la couverture médiatique peut être volontairement déformée en raison de l’intérêt d’État.

On observe ici que plus de la moitié de la population (56 %) estime qu’une information d’importance publique peut être cachée et non divulguée afin de préserver l’intérêt de l’État. Ces chiffres illustrent bien que la grande majorité de la population russe est loin d’appréhender les médias comme une institution de la société. Ils les considèrent plutôt comme l’instrument de la politique d’État. De là vient la rupture fondamentale entre l’agenda d’information dans les médias et la vie quotidienne des gens.

Nous avons eu la chance avec notre équipe de l’EHESE de tester cette hypothèse de « rupture » pendant nos études ethnographiques sur les usages des médias dans les zones rurales de la Russie(3) . D’après nos conclusions, la télévision ne représente pas, pour les habitants des villages, le monde actuel, car elle n’est pas connectée avec leur vie quotidienne. Pour eux, la télévision incarne un espace totalement mythologique et fictionnel. Dans les interviews que nous avons réalisées, ces personnes ne font pas de distinction entre le contenu fictionnel et le contenu d’information. Une série policière de la télévision et les reportages télévisés à propos du conflit en Ukraine orientale n’ont pas beaucoup de différences : ces deux genres de programmes sont déconnectés de leur quotidien.

Nous avons donc baptisé ces pratiques médiatiques « insulaires ». Les Russes en zones rurales se sentent les habitants d'un pays mythologique mais apparaissent en même temps détachés de ce pays au niveau de leurs pratiques. Dans d’autres recherches que nous avons menées, dont certaines ailleurs que dans les zones rurales, nous avons pu constater à peu près le même type de sentiment de déconnexion.

    (1)

    Ivan Klimov,” Social'nye vyzovy ‘privatizirovannogo’ televidenija [Social choices of privatised TV]”. In Anna Kachkaeva & Ilya Kiriya. (Eds.), Rossijskoe televidenie: mezhdu sprosom i predlozheniem [Russian TV: Between demand and offer] (pp. 9–22). Moscow: Jelitkomstar, 2007.

    (2)

    Anna Kachkaeva & Ilya Kiriya (Eds.), Rossiyskoye TV mezhdy sprosom i predlozheniem [Russian TV: Between demand and offer] (vols. 1–2). Moscow: Elitcomstar, 2007.

    (3)

    Il s’agit d’une série des projets réalisés par l’équipe des chercheurs de l’Université HSE (École supérieure d’économie) entre 2012-2015.

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