Anne Cordier est professeure en sciences de l'information et de la communication à l'université de Lorraine, et chercheuse au Centre de recherche sur les médiations (CREM). Depuis 2012, elle a rencontré 250 élèves de trois régions (Hauts-de-France, Normandie, Pays-de-la-Loire), du CE1 jusqu’à la première pour enquêter en profondeur sur le rapport aux médias et à l’information des adolescents et jeunes adultes. Il lui a fallu se faire accepter, s’immerger dans leur quotidien. Et leur faire comprendre qu’elle n’était pas là pour juger. Débarrassés de la pression des normes sociales, les élèves se sont ouverts à elle. Elle en tire un livre riche d’enseignements, Grandir informés (C&F).
On se rend compte en vous lisant que la famille joue un rôle prépondérant dans la construction des pratiques d’information des jeunes. Vous attendiez-vous à ça en commençant à enquêter ?
Anne Cordier : Non, pas vraiment. Entre les cours, les enfants parlent beaucoup d'information, ils se montrent des choses sur leurs téléphones : ça participe d'un lien social entre eux. Ils ne sont donc pas seuls face à l'information sur leur portable, comme on peut le croire. Cette socialisation par l'information se voit aussi dans la famille. Je dirais même qu’ils sont en demande de cette sociabilité : certains vont jusqu’à se lever plus tôt le matin pour prendre un café en même temps que le beau-père qui regarde « Télé Matin » [l'émission matinale de France 2, NDLR]. Quelque chose d'intergénérationnel se crée autour de l'information. C’est un bien commun, on en a besoin pour vivre ensemble. Même si les jeunes ne manquent pas de critiquer les pratiques des plus âgés.
Le rapport à l’information se bâtit aussi autour de moments forts. Quels sont ceux qui ressortent le plus ?
Il y a des évènements joyeux, comme les Coupes du monde de football, mais des évènements, assez durs, reviennent systématiquement et se démarquent : les attentats. Pour les jeunes nés en 1995-96, ce sont ceux de 2001, et ceux de Charlie Hebdo en 2015 pour la génération suivante. Ces événements marquants, communs à une génération, interrogent le rapport au monde de l'enfant, qui prend conscience que tout est bien plus vaste et complexe que ce qu'il pensait.
Cette construction des parcours informationnels est aussi façonnée par les inégalités sociales, notamment en ce qui concerne l'accès à des appareils électroniques, mais pas seulement. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Il y a un lien très clair entre les pratiques informationnelles et les pratiques culturelles : on retrouve les questions d'héritage et de biens économiques. Lorsque l'on a une tablette gagnée via un service de vente par correspondance, on n'est pas doté de la même façon que si l'on avait le dernier produit Apple à la mode. On est encore dans le mythe du « ils ont tous un téléphone, ils sont très adroits avec les nouvelles technologies ». Mais d'abord de quels téléphones parlons-nous ? Dans les collèges d'éducation prioritaire, les enfants équipés de téléphones ne sont pas si nombreux, et il n'est pas sûr que ceux qui en ont puissent lire des PDF dessus. Ce sont souvent des compétences qui se transmettent en famille : si les parents n'en ont pas besoin dans leur cadre professionnel, les enfants ne développent pas ces compétences par héritage familial.
Mais il y a aussi des écarts en termes de culture des sources. Les élèves en troisième dans des collèges favorisés sont déjà capables de donner des sources très précises pour s'informer, là où les autres n'ont pas de petite valise de sources connues. Et ça fera la différence sur le long terme.
Comment évolue le rapport à l’information entre l’enfance et l’adolescence ?
Les enfants s'informent sur l'univers qui est le leur et qui leur plaît (les animaux, les chanteuses, le sport...), et privilégient l'information documentaire. Au collège, ils élargissent leur champ, notamment sous l'impulsion de l'école, mais aussi parce que c’est le début de la socialisation adolescente. Les premières individuations des pratiques apparaissent, avec une envie plus grande de compréhension du monde, des intérêts qui émergent pour des sujets sociétaux, des questions sur « comment être adolescent » (rapport au corps, à la sexualité…). Les sensibilités à l’information d'actualité montent en puissance durant cette période. Au lycée, tout cela s'accentue avec une conscience qu'il faut s'informer davantage sur l'actualité pour répondre aux attentes académiques, mais aussi mieux agir dans le monde. Ils font des recherches sur les sujets de société, avec parfois une finesse de la connaissance développée sur des questions comme le genre, la sexualité, ou encore sur des thématiques politiques qui les touchent comme l'environnement, le racisme. C’est aussi au lycée que l'information dite de service s'impose, dans le cadre par exemple des recherches de stages, de localisations pour les déplacements…
« Ce qu'ils lisent ne leur paraît pas légitime »
Vous expliquez dans votre livre qu’une partie des élèves ont honte de leurs pratiques informationnelles.
Ce n'est pas quelque chose que je cherchais particulièrement, c’est arrivé au fil des échanges. L'enquête sur le temps long permet de briser la carapace des enquêtés. Au début, ils me disaient « non, je ne m'informe pas ». Et puis en les suivant, en les observant, je me suis bien rendu compte qu'ils s'informent. Les pratiques informationnelles sont comme toutes les pratiques culturelles : on n'ose pas dire qu’on lit des romans de vampires par exemple, car ce n'est pas légitime, ça ne fait pas sérieux. Une des élèves que j'ai suivis lisait Biba et Doctissimo tout en disant qu'elle savait qu'il ne le fallait pas. Élise, qui apparaît dans le livre, essayait désespérément de lire Courrier international, sans y arriver, et elle culpabilisait. Le discours porté sur soi est à chaque fois très négatif.
Comment en arrive-t-on là ?
Un ensemble de discours dans la société converge pour parler d'une génération qualifiée de « crétins digitaux », qui seraient irresponsables sur les réseaux sociaux, sensibles aux théories complotistes. C’est en réalité une idée récurrente, qui revient de façon cyclique, selon laquelle le jeune est moins intelligent, moins curieux que ses aînés. C'est socialement acceptable de le dire. Et partagé par les médias, les politiques et les discours éducatifs de façon générale. Les parents les entendent, culpabilisent, fantasment sur les pratiques de leurs enfants, enfants qui perçoivent ensuite les signaux et se disent qu’il ne vaudrait mieux pas parler de leurs pratiques, pour se protéger. Cette question de la honte et du sentiment d'illégitimité est centrale, c’est une vraie source de démission éducative et d'incompréhension. Une norme sociale héritée de l'école, assez dogmatique sur le sujet, s’exerce : il faut s'informer sur l'actualité politique, nationale et internationale. Tous les autres types d'information sont complètement mis en retrait.
Lesquels ?
Le type privilégié, c’est l'information d'actualité : politique nationale et internationale, l'information d'actualité locale (très utilisée par les jeunes), régionale. C'est intégré par les élèves au point que la sortie du disque d'une chanteuse très à la mode n'est pas une actualité. De la même manière, ils peuvent suivre la KPop avec assiduité et être au courant de tout ce qu'il se passe, mais comme ça ne rentre pas dans les normes qu'on leur donne de ce qu'est l'actualité, ils estiment ne pas s'informer.
On peut ensuite discerner l'information documentaire, qui va englober les sujets sur lesquels il n'y pas une actualité vive. Ce peut être des sujets de société, comme l'avortement, ou tous les questionnements autour de la sexualité. J'ai rencontré des jeunes filles extrêmement informées sur ces sujets-là, notamment via le média Brut. Dans l'information documentaire, il y a également les recherches que l'on fait pour des problématiques quotidiennes et pour les loisirs.
Enfin, on a l'information service, qui est très importante et concerne notamment la recherche d'aide sociale et de logement. Elle est socialement discriminante : si j'ai du mal à accéder aux outils et à comprendre où trouver les pièces que l’on me demande, le dossier Pôle emploi va être compliqué à constituer, la demande de logements étudiants ne sera pas simple non plus, etc. Et ça a beaucoup de conséquences.
Comment les enfants et les adolescents choisissent-ils d’accorder leur confiance à une source d’information ?
Le plus fiable reste pour eux la presse écrite, avec le journal de 20 heures juste derrière. C’est assez paradoxal car ils ne consultent spontanément ni l'un ni l’autre. Ils se tournent plutôt vers des formats qui les séduisent, tout en restant vigilants sur le contenu de ces mêmes formats. C'est assez ambigu. C’est lorsqu’ils doivent faire un travail pour l’école que l'écart entre ce qu'ils considèrent comme fiable et ce qu'ils consultent se résorbe : ils se forcent à aller voir du côté de la presse. L'évaluation de l'information est vécue comme une injonction scolaire. Dans le même temps, Wikipédia est toujours décriée dans le cadre scolaire, désignée comme une source peu sûre. Ce qui est à la fois injuste et tout à fait contreproductif, car la stigmatisation d'une ressource leur laisse entendre que toutes les autres sources sont bonnes.
« Pour bon nombre d'élèves s'informer est un risque à prendre, une gageure »
Revenons à ce sentiment de honte, et au rôle de l’école : l’éducation aux médias telle qu’elle est proposée actuellement a-t-elle une responsabilité ?
Il ne faut pas généraliser, de très bonnes choses sont faites un peu partout. Mais on voit quand même que l’éducation aux médias et à l’information est avant tout une éducation aux médias d'information, d'actualité politique, car on part du principe que c'est elle qui fait de nous des citoyens. C'est un rétrécissement de ce que doit être cette éducation. Et souvent, on entre dans ces sujets par « il faut faire attention aux réseaux sociaux, car vous y êtes tout le temps » et « attention à la désinformation ». Résultat : pour bon nombre d'élèves s'informer est un risque à prendre, une gageure.
Que faudrait-il changer ?
La désinformation obsède la société et l’école. La question de l’égalité des chances passe au second plan, ce qui est regrettable. Il faudrait éveiller la curiosité sur le monde, susciter une appétence pour l'information. Développer une culture des sources communes. Travailler autour de la fabrique de l'information, comprendre les registres langagiers, les codes médiatiques, sans dire qu'il y en a qui sont meilleurs que d'autres.
Aujourd’hui, on observe des enseignements qui se confondent avec une recherche de légitimité de certaines pratiques journalistiques. On entend beaucoup que l'éducation aux médias devrait conduire les enfants vers la presse écrite. C'est comme si l'on disait que l'objectif de la langue française était de lire les œuvres complètes de Proust. Ça n’a pas de sens.
Dans votre livre, vous esquissez la nécessité d’étendre les réflexions autour de l’éducation aux médias à toutes les classes d’âges.
C'est tout le problème : dès que l'on parle d'éducation, on ne pense qu’aux enfants. Or ils ont besoin que les adultes partagent avec eux des clés de compréhension, d'explication. On peut espérer que cette génération, qui devrait être davantage éduquée aux médias et à l'information (j'insiste sur le terme «information » dans toute sa diversité), pourra transmettre elle-même ses connaissances.
De nombreuses actions sont menées à destination des parents, par des associations. Certains médias s'emparent de ces problématiques en déconstruisant les informations, pour comprendre leur traitement. La responsabilité est partagée, et si chacun prend sa part de façon pédagogique, sans faire peur, sans angoisser et sans stigmatiser, nous réussirons à toucher un public plus large que celui des enfants et des adolescents. Ça ne peut pas fonctionner autrement.