Une ancienne journaliste regarde ses nouvelles offres d'emploi pour d'autres postes.

© Crédits photo : Illustration : Lucile Farroni.

Entre déni et prise de conscience, comment les médias réagissent face aux départs de leurs journalistes

Confrontées au départ de leurs journalistes, les entreprises de médias n'adoptent pas toutes la même réponse. Certaines minimisent le phénomène, quand d'autres tentent de le prévenir.  

Temps de lecture : 8 min

Quinze ans. C’est la durée de carrière des journalistes, calculée par la chercheuse Christine Leteinturier (1) , alors qu’en une dizaine d'années, le nombre de journalistes a diminué de près de 7 % (chiffres CCIJP). Le Covid-19 et le premier confinement n’ont pas arrangé les choses. Les annonces de journalistes qui se reconvertissent semblent en effet se multiplier (2) . Comment les entreprises de médias appréhendent-elles ces départs ?

Pourquoi quitter la profession de journaliste ?

55 anciens journalistes nous ont expliqué les raisons de leur choix. Dans une profession où les femmes ne sont que 47,5 %, elles représentent les deux tiers du panel. Trois situations très différentes se dégagent, celles-ci entretenant un lien fort avec des données d’âge.

La première est celle des plus jeunes — en-dessous de 40 ans — certains ayant à peine 30 ans. Ils représentent 54 % du panel (cf graphique n°1), alors que l’âge moyen de la profession est de 44,8 ans (3) . Les carrières sont courtes, voire extrêmement brèves, alors que les diplômés d’écoles reconnues, surreprésentés, commencent leur activité vers 25 ans. Deux motifs principaux sont avancés. Le premier touche à la précarité, que celle-ci prenne la forme de piges, de CDD, ou de périodes de chômage ou d’activités non journalistiques, sans parler des statuts à la marge (autoentrepreneurs, CDD d'usage, droits d’auteurs…). Faute de voir se dessiner une embauche en CDI, parfois promise, mais non concrétisée, ils préfèrent se tourner vers d’autres professions.

Le deuxième motif concerne des personnes qui ont rapidement trouvé des CDI dans des desks web. Au bout de quelques années, le caractère superficiel et répétitif de l’activité pose la question d’une évolution vers un exercice plus complet du métier (enquête, reportage, contact avec le terrain, etc.). En l’absence de telles perspectives, eux aussi préfèrent partir. Un niveau master de formation générale facilite les possibilités de reconversion, notamment vers l’enseignement, la communication, le marketing ou des activités liées au numérique.

La deuxième situation est celle des quarantenaires, et les femmes sont particulièrement représentées. Ici se combinent plusieurs motifs : épuisement professionnel, avec une proportion très élevée de burn-outs, et bien souvent la dénonciation d’une intensification et d’une accélération insupportable de l’activité. Les discriminations de genre sont aussi très souvent citées – pour mémoire, les femmes gagnent 14,6 % de moins que leurs homologues masculins (4)  – avec les questions de plafond de verre (cf graphiques 2 et 3), mais aussi de harcèlement, y compris sexuel. Pour nombre de femmes, mais pas seulement, des arbitrages vie personnelle/vie professionnelle doivent aussi se faire (maternité, éducation des enfants, suivi du conjoint lors d’une mutation).

La troisième situation, moins courante dans les témoignages recueillis, est celle des plus de 50 ans. Chez ceux-là, la mutation actuelle du métier est la rupture de trop, dans un parcours qui en a déjà connu un certain nombre (arrivée du web, évolution liée à la numérisation de leur média, information en continu, etc.). Certains n’ont plus envie et cherchent une porte de sortie. D'autres sont incités à partir dans les nombreux plans sociaux que connaissent désormais les entreprises de médias. Se reconvertir à cet âge est moins simple, l’accompagnement financier des plans se révèle alors convaincant, surtout lorsqu'il s’agit d’éviter d’y perdre complètement sa santé.

D'autres motivations sont largement transversales et concernent l’intérêt porté au métier et ses conditions d’exercice. D'abord le désenchantement à l’égard d’une vocation, d’un métier passion. Ensuite la « perte de sens » vis-à-vis de ce qui avait été à l’origine du choix de celui-ci, de l’investissement pour y parvenir, de l’engagement pour y trouver sa place. Chez les plus jeunes, le choc entre la profession rêvée, fantasmée, son rôle social et le « métier réel » est particulièrement frappant. La reconversion vers l’enseignement, par exemple, peut être une manière de retrouver une vocation, une mission d’utilité sociale, que l’exercice du journalisme aurait complètement perdu à leurs yeux.

Le tableau est plutôt sombre et l’omniprésence du thème des départs ou de l’interrogation sur une éventuelle reconversion, fréquemment évoquée dans les échanges sur les réseaux sociaux, ne peut qu’interpeller les entreprises de médias, les hiérarchies rédactionnelles et les services de RH. Des analyses pourtant très contrastées se font jour, entraînant logiquement des réponses assez différentes.

Le registre du déni

Interrogées sur le phénomène, toutes les entreprises n’ont pas le sentiment de le vivre avec la même intensité. C’est ce qui ressort de la trentaine d’entretiens que nous avons menés dans une douzaine d’entreprises ou groupes de médias — nationaux ou régionaux, en presse comme en radio ou télévision. Il n’est d’ailleurs pas question ici de poser l’hypothèse d’une quelconque « fin du journalisme », mais plutôt d’interroger en quoi les départs de journalistes peuvent être des révélateurs de problèmes de fond, qu’il s’agisse de l’intérêt du travail, des organisations, de la manière de faire évoluer activités et fonctions, voire d’une évolution de l’image et du rôle des journalistes dans nos sociétés.

Une partie significative des personnes interrogées ne sont qu’à un pas du registre du déni : tout le monde ne quitte pas (« Il s’agit de situations plutôt marginales, qui ne reflètent pas les situations dans les grandes rédactions »). Le phénomène n’est d’ailleurs pas si nouveau que cela, et il est facile de citer nombre d’exemples de reconversions, parfois célèbres, vers la communication, la politique, les arts, etc. Selon les mêmes témoins, il n’est pas certain non plus que le journalisme soit le métier le plus concerné par ce mouvement, que l’on retrouverait dans d’autres professions, qu’il s’agisse des avocats, des enseignants, voire des professions du soin. Il ne serait d’ailleurs peut-être pas souhaitable dans le monde qui s’ouvre d’imaginer des carrières limitées à une seule activité, tout au long de la vie.

Nombre de ces arguments sont à prendre au sérieux et ouvrent d’ailleurs sur des perspectives d’enquêtes comparatives qui ne peuvent qu’enrichir la réflexion et les politiques RH. Mais ces dénégations sont aussi des évitements lorsqu'elles sont mises en perspective avec des phénomènes telles que la précarité : maintenir à la marge ou à l’extérieur des entreprises au minimum un quart des effectifs de la profession (5)  est une manière de ne pas voir ce qui se vit dans ces situations. Prendre le point de vue de la médecine du travail, des psychiatres ou des psychologues travaillant auprès de journalistes ou anciens journalistes permet aussi de jeter un regard cru sur des phénomènes tels que les burn-outs, entraînant des arrêts de travail très prolongés.

Identifier les zones de fragilité

Une attitude très distincte se dessine dans d’autres entreprises de médias, très différentes quant au support, à la taille, à la culture interne. On peut citer ici aussi bien Le Télégramme, Radio France que Le Figaro, les groupes Ebra ou encore Rossel (La Voix du Nord, Le Soir, Le Courrier Picard…). Elle consiste à identifier des zones de fragilité, les étudier, les préciser, les comprendre, avec l’idée d’y apporter des réponses. Dans ces entreprises, le départ des journalistes n’est pas identifié comme un phénomène massif. Mais il est rapporté à d’autres questions : la précarité, les activités répétitives (desks web), les discriminations, les risques psycho-sociaux, etc.

Sans grande surprise, les « zones de fragilité » concernent les jeunes — où s’identifierait un « énorme gâchis » selon les termes d’une rédactrice en chef — et les quarantenaires, principalement les femmes.

Imaginer et installer des réponses

Du déni à la reconnaissance de zones de tensions et de fragilité, il est logique que les réponses des entreprises soient loin d’être comparables. Leurs structures et leurs tailles peuvent aussi conduire à des dispositifs et des démarches très différentes.  

Le premier niveau de traitement possible est ancien et inscrit dans les textes, c’est celui de la médecine du travail. Les plus grandes entreprises ont ici des outils d’écoute, de diagnostic, d’orientation vers des traitements et d’alertes, auxquelles elles peuvent donner plus ou moins d’importance pour comprendre et analyser des points de fragilité qui se font jour et y répondre. Qu’il s’agisse de France Télévisions, Radio France, l’AFP, Le Figaro, Bayard Presse, etc., des équipes sont à demeure dans lesquelles interviennent médecins, psychologues, voire assistantes sociales ou psychosociologues spécialisés dans le travail et le traitement des risques psychosociaux. Des procédures légales existent, notamment le fait de siéger et rapporter au sein des CSE. Les informations collectées, voire les alertes, peuvent être plus ou moins placées au cœur des politiques RH des entreprises.

Dans la phase actuelle d’identification de problèmes spécifiques, relatifs aux jeunes journalistes, aux quarantenaires, aux discriminations de genre, aux risques psychosociaux, se multiplient des démarches d’enquête, que celles-ci soient ponctuelles ou périodiques. Ebra ou encore Radio France font état de telles enquêtes, parfois en lien direct avec un événement particulier, comme c’est le cas aujourd'hui pour les questions de sexisme et de harcèlement sexuel à Radio France. Le groupe radiophonique public a externalisé la mission, confiée à Sophie Latraverse.

Que ce soit à partir d’études ou de procédures d’échanges entre hiérarchie rédactionnelle, RH et salariés, des initiatives de prévention ou de traitement des problèmes voient le jour. Concernant la longueur et la pénibilité de la précarité pour les jeunes journalistes, il faut évoquer le système dit « du planning » à Radio France — conjointement mis au point par les RH et les syndicats de salariés à partir de 2005, avec des aménagements, notamment en 2015. Celui-ci s’adresse à des journalistes ayant déjà collaboré plusieurs années avec des stations du groupe, qui passent un examen pour pouvoir assurer des remplacements en attendant d’être embauchés en CDI sur les postes qui s’ouvrent et auxquels ils se portent candidats.

Toujours à propos des jeunes, mais cette fois au sein des desks web, Le Figaro expérimente des périodes de travail de terrain. Concernant le sexisme et le harcèlement, Radio France a mis en place, en 2019, un dispositif de référents (un salarié, un membre de la direction) chargés de l’accueil de la parole des victimes et des témoins, avec une structure de traitement des problèmes au sein de la DRH. Ce ne sont là que quelques exemples parmi d’autres, mais significatifs.

Et pourquoi ne pas prendre les problèmes globalement ? Outre les obligations légales (entretien annuel et entretien professionnel), le groupe Bayard Presse a lancé son « Programme Ressources Humaines » en 2019. Les rendez-vous et échanges entre le journaliste, la hiérarchie immédiate, mais aussi directement ou indirectement des responsables RH, voire des personnes ressources externes à leur rédaction ou à l’entreprise, sont multipliés tout au long de l’année pour traiter des sujets de mobilité interne, voire de reconversion. « [Nous sommes] assez avancés sur notre programme de management. [Nous arrivons donc] à pas mal  déminer », explique une cadre du groupe.

Il ne s’agit là que de quelques exemples d’initiatives d’entreprises, sachant que toutes ne mettent pas la même énergie et les mêmes moyens. Les études ont parfois  été dénoncées par des journalistes partants, ceux-ci leur reprochant de ne donner lieu à aucune prise de décision. La question de l’efficacité des moyens de prévention ou de traitement des problèmes se pose aussi. Telle est la problématique à laquelle se trouve confrontée Radio France à propos du sexisme et du harcèlement, les dispositifs mis en place en 2019 se révélant insuffisants, après la diffusion du documentaire Je ne suis pas une salope, je suis une journaliste. Des diagnostics internes, notamment du référent salarié, appelaient déjà à des aménagements. La présidence se voit confrontée à l’obligation de traiter le sujet, comme celui des risques psychosociaux, lui aussi objet d’une enquête. C’est dire que les journalistes qui quittent la profession et les motifs de leurs départs poussent les entreprises à s’interroger, à innover socialement. Mais que le chemin est encore long et semé d’embûches.

    (1)

    « Continuité/discontinuité des carrières de journalisme ». Recherche en communication n°43 – 24/10/2016

    (2)

    Cf. Jean-Marie Charon et Adénora Pigeolat :«Qui sont les journalistes qui quittent la profession ? », 22 novembre 2020,  « Pourquoi  quitter le journalisme ? », 7 décembre 2020, Observatoiredesmedias.com

    (3)

    Selon l’Observatore des métiers de la presse.

    (4)

    Cf. « Femmes et Hommes dans les métiers du journalisme », Médiaclub’Elles et Audiens (septembre 2019).

    (5)

    En 2019, les statistiques de la Commissoin de la carte des journalistes (CCIJP) situent 24,12% les journalistes en situation de précarités. Ce qui ne prend pas en compte ceux qui travaillent sans carte de presse.

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