Avec en moyenne près de 74 % de temps d’antenne sur les chaînes d’information en continu durant les deux mois de confinement, l’épidémie de Covid-19 a constitué un « tsunami » médiatique inédit. Jamais un sujet, encore moins scientifique et médical, n’avait occupé durant autant de temps une place aussi conséquente dans l’info. Cet épisode a soumis les médias et les journalistes à rude épreuve, notamment du point de vue des organisations, des conditions de travail et de la production de l’information.
Avec le recul, Nicolas Martin, producteur et animateur de La Méthode scientifique et qui a également tenu, durant un peu plus de deux mois, une chronique quotidienne dédiée à l’épidémie dans la matinale de France Culture, juge qu’une grande partie des médias ont été « aveuglés par la tentation du pire » dans leur approche de l’épidémie. Par ailleurs, « ils ont été nombreux, explique-t-il, en France et à l’étranger, à avoir fait du cherry-picking », autrement dit à n’avoir mis en avant que les faits qui confortaient leur opinion. Responsable de la formation en journalisme scientifique de l’École supérieure de journalisme (ESJ) de Lille, Olivier Aballain regrette lui aussi que le traitement de l’information n’ait « pas pu être fait correctement ». Pourquoi ? « Il y avait trop de choses à traiter et trop peu de journalistes spécialisés en capacité de gérer ce flux d’information », avance-t-il. Le Monde s’alarmait dès le 17 mars du rythme très important de parutions d’études scientifiques sur le nouveau coronavirus : vingt par jour, sans compter les nombreuses « prépublications ».
« Il y avait trop de choses à traiter et trop peu de journalistes spécialisés en capacité de gérer ce flux d’information » — Olivier Aballain
Hélène Romeyer, professeure à l’université de Bourgogne-Franche Comté et spécialiste de la médiatisation des questions de santé, retient quant à elle que, même si la place de l’information proprement scientifique sur la pandémie s’est progressivement estompée au profit des questions politiques et économiques qu’elle soulevait, nous sommes passés d’un discours « alarmiste » à une approche plus prudente, avec « un emploi plus régulier du conditionnel ». Reste que cette crise a rendu manifestes les tensions entre les logiques scientifiques et médiatiques.
Des démarches scientifiques et médiatiques inconciliables ?
Journaliste santé chez TF1, Caroline Bayle témoigne de la difficulté de couvrir cette épidémie : « Nous devions avancer à chaque fois, jour par jour et parfois heure par heure, en mettant des bémols dans nos sujets. » Face à ce virus méconnu, même des plus éminents spécialistes, les journalistes ont été confrontés à plusieurs obstacles.
Le premier d’entre eux est la différence fondamentale entre le temps scientifique et le temps médiatique, qui sont parfois difficiles à concilier. « La science a une modalité temporelle qui est plus longue que celle du journalisme. On n'a jamais de réponse définitive », explique Hélène Romeyer. « La science procède par un processus d’essais et d’erreurs, et les journalistes veulent des réponses simples », complète Rémy Rieffel, sociologue des médias à l’université Paris-II, qui anime à l'IFP, dans le cadre de l'école de journalisme de l'université Paris 2, un séminaire sur la relation entre sciences et médias. « Le scientifique qui tient un discours nuancé, argumenté et complexe n’est pas ce qu’il y a de plus adapté, surtout à la télévision, mais cela tient aussi aux conditions de travail des journalistes. » Cela peut par exemple conduire à des informations ne laissant pas de place au doute, comme nous l’explique Nicolas Martin. « En science, on dit toujours ‘‘peut-être’’ ou ‘‘jusqu'à preuve du contraire’’. Or on ne vous dira jamais, dans votre journal de 13h, ‘‘on a peut-être trouvé…’’ ou ‘‘des scientifiques ont peut-être trouvé une molécule qui pourrait s'avérer éventuellement intéressante si les résultats sont confirmés’’. »
Expertises et « bons clients »
Une autre difficulté a été de trouver de nouveaux experts, spécialisés en santé, à une période où par ailleurs beaucoup étaient « sur le front » dans les hôpitaux. Anne Goffard garde un souvenir particulier d’un débat auquel elle a participé sur France Inter , où on lui a demandé s’il y allait avoir une « deuxième vague ». « En tant que virologue spécialisée dans les coronavirus et les affections respiratoires, en me basant sur mon expérience professionnelle et mes connaissances, je réponds qu’il est probable que ça arrive. L’autre intervenant, lui aussi professeur de médecine, épidémiologiste mais en santé du sport, considère que ‘‘c'est impossible’’. À titre personnel, je ne viens pas donner mon avis sur la santé du sport, pourquoi lui donne-t-on la parole ? » Anne Goffard explique aussi avoir peur de se faire « piéger » — « c’est arrivé à des collègues », explique-t-elle — et demande, à chaque sollicitation, sur quels sujets elle sera interviewée. « Je n’ai pas voulu intervenir sur des sujets dont je ne suis pas experte, comme la question de la réouverture des écoles. »
« Celui qui parle bien et qui est à l’aise à la télévision n’est pas forcément le scientifique ou le médecin le plus en pointe » — Rémy Rieffel
De son côté, Rémy Rieffel a observé que certains invités n’étaient « visiblement plus dans le coup, ne faisaient plus de recherche et, surtout au début de l’épidémie, avaient des propos qui ne correspondaient pas du tout à la réalité. » Cela tient à leur côté « bon client ». « Celui qui parle bien et qui est à l’aise à la télévision n’est pas forcément le scientifique ou le médecin le plus en pointe sur le sujet ni le plus rigoureux, et c’est un souci », déplore le sociologue.
La plus-value des journalistes scientifiques
Or pour Yves Sciama, président de l’Association des journalistes scientifiques de la presse d’information (AJSPI), il y a une « différence notable dans la qualité du traitement des sujets » entre les journalistes dits « scientifiques » et les autres. « Le travail des journalistes est de filtrer l'info, d'éliminer ce qui est manifestement erroné, voire dangereux, explique-t-il. Nous le devons à nos lecteurs, qui ont moins d'outils pour distinguer la bonne information de la mauvaise. Et notre valeur ajoutée à nous, c'est qu'on a la culture, les démarches, les réflexes pour leur fournir quelque chose de qualité. » Pour Nicolas Martin, il est avant tout question d’être capable de « déminer le terrain ». « Il faut comprendre de quoi il retourne, explique l’animateur de France Culture. Ça ne veut pas dire donner des cours d'astrophysique, mais juste être capable d’éviter les pièges, comme on le fait en politique, en économie, et dans de nombreux autres secteurs. » Parmi ces pièges : la complexité et le jargon des études, dont les mécanismes de publication sont parfois difficiles à saisir pour le profane. À tel point que le site de prépublication bioRxiv a décidé de mettre en garde sur le fait que les résultats présentés dans les articles disponibles sur cette plateforme n’étaient que « préliminaires », n’avaient pas « encore été revus [c’est-à-dire validés, NDLR] par les pairs », et donc qu’ils ne devaient pas être « diffusés dans les médias comme des informations solides ».
Le site bioRxiv met en garde sur le contenu des prépublications scientifiques qui, par définition, n’a pas été encore relu et validé par des pairs.
Autre piège : les possibles conflits d’intérêts ou rivalités entre institutions ou disciplines. C’est le cas de la médecine, « particulièrement complexe », témoigne Caroline Bayle, de TF1. « Pour la décrypter, il y a tout un tas de subtilités à comprendre et à intégrer. Il ne faut pas être dupe, ce ne sont pas forcément des gens très raisonnables, certains sont même capables de faire des coups impensables. »
« Pour bien expliquer un sujet sans commettre d'erreurs ou de contresens, il faut l'avoir compris au-delà de ce que l'on veut expliquer. » — Jamy Gourmaud
Pour Yves Sciama, ancien professeur de biologie, il n’est pas nécessaire d’avoir fait des études supérieures scientifiques pour être un « journaliste scientifique de qualité ». « N'importe quel journaliste qui décide de se spécialiser en science va comprendre les règles du jeu, se faire un réseau de chercheurs fiables et, petit à petit, devenir quelqu'un qui produit de l'information de qualité, explique-t-il. Mais cela prend du temps. » Jamy Gourmaud, qui a notamment présenté « C’est pas sorcier », est sorti d’école de journalisme en 1988, après un bac L puis des études de droit. « Nous nous documentions très largement avec Frédéric Courant pour préparer nos émissions, notamment auprès d’experts, raconte-t-il. Pour bien expliquer un sujet sans commettre d'erreurs ou de contresens, il faut l'avoir compris au-delà de ce que l'on veut expliquer. »
Soline Roy, journaliste aux pages santé du Figaro, a fait des études de lettres puis de journalisme. Arrivée au quotidien en tant que secrétaire de rédaction, elle a appris auprès de ses collègues qui, pour certains, avaient fait des études scientifiques, notamment « à écouter les experts en croisant les sources » et à se demander s’il y avait « controverse ou consensus sur un sujet ». De son côté, Nicolas Martin est passé par différents services et émissions de Radio France après un bac scientifique et avoir été professeur de français. Il nous raconte avoir dû se mettre à niveau lorsqu’il a commencé ses chroniques scientifiques en 2014 dans la matinale de France Culture : « J’ai beaucoup transpiré la première année, car j’avais énormément de choses à rattraper. » Pour son émission quotidienne, La Méthode scientifique, Nicolas Martin est entouré de scientifiques devenus journalistes, qui l’assistent dans la préparation des émissions.
Peu de formations, peu de débouchés
S’il est possible de se former « sur le tas », il existe en France de rares formations en journalisme scientifique. L’ESJ Lille et l’université de Paris (fusion des universités de Paris-Diderot et Paris-Descartes) en proposent chacune une, respectivement depuis les années 1990 et 1980. À Lille, l’initiative revient à l’université qui, face à la sélection croissante et reposant de plus en plus sur les sciences humaines, « est venue vers nous pour faire en sorte que la culture scientifique ne quitte pas totalement les écoles de journalisme », nous explique Olivier Aballain. Ce cursus permet à des étudiants titulaires d’un master 1 en sciences d'intégrer une formation au journalisme en master 2.
À l’université de Paris, la formation dédiée à l’audiovisuel, au journalisme et à la communication scientifiques dure deux ans et s’adresse d’abord à des étudiants déjà diplômés en sciences. « Au terme de la formation, ils ont le réflexe de ne pas rester en surface mais d’aller voir par eux-mêmes les résultats » [de recherches], explique Frédéric Tournier, responsable de la formation. Les deux formations accueillent chacune entre douze et quinze étudiants par an — à titre de comparaison, le master généraliste de l’ESJ Lille en accueille en moyenne soixante par promotion.
En complément des formations dédiées au journalisme scientifique, Nicolas Martin plaide pour « que les écoles de journalisme intègrent de façon obligatoire à tous les cursus au moins une semaine de formation à l'esprit scientifique ». Rémy Rieffel plaide également pour « une initiation à la culture scientifique, qui me paraît indispensable », plutôt qu’une formation spécifique, car « il n'y a pas de réels débouchés ». Ce que confirme Yves Sciama : « Les médias en difficulté ont tendance à tailler prioritairement dans leurs départements ‘‘sciences’’. Le contexte est plus difficile aujourd'hui pour les journalistes scientifiques qu’il y a dix ans. »
La science, un sujet peu accrocheur
Est-il nécessaire d’étoffer les équipes de journalistes spécialisés dans les sciences ou la santé pour couvrir les sujets efficacement ? Pas forcément, selon Caroline Bayle, qui préconise plutôt d’avoir deux personnes référentes sur les sujets scientifiques. « On ne fait pas les mêmes journaux aujourd’hui qu’il y a vingt ans, explique la journaliste. Je ne sais pas si cela vaudrait le coup d’être sept comme nous avons pu l’être par le passé. Je n’ai pas fait tous les sujets portant sur le coronavirus, par contre, j’ai régulièrement aidé mes collègues généralistes. »
Mais cette crise de la Covid-19 peut-elle faire changer les choses ? Yves Sciama pointe un paradoxe : alors que nombre de « grands sujets qui ont émergé ces dernières années sont liés aux sciences » — dérèglement climatique, protection de l’environnement, pesticides —, les médias « n’ont pas fait l’effort de se doter de compétences » sur ces enjeux. Frédéric Tournier ne voit pas l’horizon se dégager. « Un regain d’intérêt ou d’attention pour les journalistes scientifiques me semble peu probable, déplore-t-il. Je ne pense pas que ce soit une priorité pour les décisionnaires dans les médias, même s’ils vous diront probablement que si. » Olivier Aballain se veut plus optimiste et pense que le grand public et les rédactions ont pris conscience de l’importance de ces sujets. «Nous recevons à l’école des demandes actives de médias, parfois généralistes, qui souhaitent que nous leur recommandions des personnes formées chez nous. »
Plus globalement, c’est la place même des sciences dans les médias, secteur économiquement fragilisé, qui est en danger. Chez les responsables des grands médias, avance Rémy Rieffel, « la science est souvent synonyme d’ennui, vue comme un sujet pas suffisamment accrocheur ». Pour Yves Sciama, elle se trouve dans une sorte de « ghetto journalistique », limitée à quelques pages dans les quotidiens « séparées du reste de manière étanche », ou à quelques magazines. Parmi ces derniers : La Recherche, magazine dans lequel des chercheurs vulgarisent leurs travaux… et dont la spécificité pourrait bien être mise en danger selon ses salariés par la fusion prochaine avec Sciences et Avenir. Si la science semble aujourd’hui plus que jamais vitale pour comprendre notre monde, rien ne garantit qu’elle bénéficiera de plus d’attention médiatique dans les mois qui viennent.