250 000 : c’est le nombre de personnes qui ont résilié leur abonnement au Washington Post au 29 octobre, soit 10 % du nombre total d’abonnés. Une fuite monumentale pour le journal, dont le modèle repose depuis de nombreuses années sur la souscription à ses offres payantes, papier et en ligne. L’origine de ce départ en masse ? Selon toutes vraisemblances, le choix du propriétaire, le milliardaire Jeff Bezos, de bloquer le 25 octobre l’endorsement de Kamala Harris prévu par le comité de rédaction du journal.
Endorsement, soit « approbation », « promotion », « publicité », ou dans le cadre d’un média, dans le contexte d’une élection présidentielle américaine : « soutien ». Ainsi, à chaque élection générale aux États-Unis, de nombreux journaux précisent quel candidat a leur faveur pour le scrutin. Ce soutien s’exprime souvent dans les pages dédiées aux éditoriaux, papiers d’opinion et tribunes, loin de l’analyse de l’actualité.
Nous avons compilé les choix de 99 médias pour l’élection de 2024, ainsi que la précédente, à des fins de comparaison.
Jeff Bezos explique les raisons de son blocage dans un texte publié sur le site du Washington Post, intitulé « The Hard Truth : Americans don’t trust the news media » [NDLR, « La dure vérité : les Américains ne font pas confiance aux médias d’information »]. Le milliardaire, possesseur du journal depuis 2013, estime que cette tradition de soutien crée « une perception de partialité » et de « non-indépendance ». « Il serait facile de rejeter sur les autres la responsabilité de notre longue et constante perte de crédibilité (et, par conséquent, de notre impact), mais une mentalité de victime n’est d’aucune utilité, ajoute-t-il. Se plaindre n’est pas une stratégie. Nous devons travailler plus dur pour contrôler ce que nous pouvons contrôler afin d’accroître notre crédibilité. » Le milliardaire n’avait, depuis le rachat du journal, bloqué aucun soutien à des candidats à la Maison-Blanche.
« Lâcheté »
Ce raisonnement ne convainc pas tout le monde : Marty Baron, ancien rédacteur en chef influent du quotidien, exprime son scepticisme dans une interview donnée à la radio publique NPR. « Si cette décision, tout à fait raisonnable, avait été prise il y a trois ans, deux ans ou même un an, elle aurait été acceptable, explique-t-il. Mais elle a été prise quelques semaines avant les élections. Il n’y a pas eu de délibération sérieuse avec le comité éditorial du journal. La décision a clairement été prise pour d’autres raisons, et non pour des raisons de principe. » Sur son compte Twitter/X, il va même plus loin et parle de « lâcheté ».
Dans un article paru le 27 octobre, le New York Times rapporte que, le jour de l’annonce du blocage du soutien à Kamala Harris, les dirigeants d’une des entreprises de Jeff Bezos ont brièvement rencontré Donald Trump après un rassemblement à Austin, précise The Guardian. Dans son texte, Jeff Bezos récuse toutes accusations de potentielles collusions économiques qui se trouveraient derrière le refus de soutenir Kamala Harris. Le fondateur d’Amazon argue qu’il n’était pas au courant de cette rencontre.
« Depuis 1976 »
Certes, le Washington Post n’a pas toujours apporté son soutien à un candidat à l’élection présidentielle. Cependant, il l’a fait de façon quasi systématique depuis 1976. Son choix à l’époque : Jimmy Carter, candidat démocrate. Celui-ci fait face à Gérald Ford, arrivé à la Maison-Blanche après la démission de Richard Nixon en 1974, dans la foulée des révélations autour du scandale du Watergate. Dans cette période troublée, le Washington Post estime alors que le démocrate a « la possibilité d’apporter de l’énergie, de l’intelligence et un regard neuf sur des problèmes très sérieux et très difficiles qui se posent à nous ».
Le journal est alors minoritaire dans ce choix : en 2011, le site FiveThirtyEight, spécialisé dans l’analyse des données notamment en politique, rapporte que 80 journaux quotidiens soutiennent Carter lors de cette élection, contre 411 pour Ford.
Le Washington Post continuera de soutenir des candidats démocrates à chaque échéance électorale. Sauf en 1988, dans le duel qui oppose Michael Dukakis (démocrate) à George H. W. Bush (républicain, ex-vice-président de Ronald Reagan). Le journal s’abstient alors et explique son choix dans un éditorial titré « No Endorsement ». Il qualifie cette campagne « terrible » de « déception nationale » et explique ne pas non plus souhaiter soutenir George H. W. Bush, dont la campagne aurait reposé sur de multiples « coups bas ».
Sécuriser les lecteurs
Mais cette pratique de l’endorsement a-t-elle encore un sens aujourd’hui ? Pour Alexis Pichard, chercheur associé en politique et médias américains à l’université Paris Nanterre, « la polarisation de la politique et de l’espace médiatique américain font que l’on ne consulte pas les mêmes médias que l’on soit démocrate ou républicain. Si vous lisez le Washington Post, c’est que vous allez quasi certainement voter pour Kamala Harris. » Pour le chercheur, ces soutiens tiennent davantage d’un effet marketing, d’un argumentaire pour sécuriser son lectorat.
Cela dit, le Washington Post n’est pas le seul journal cette année à ne pas soutenir Kamala Harris ou Donald Trump — ou même Jill Stein, candidate du parti vert américain. Le Los Angeles Times a fait le même choix, sur ordre direct du propriétaire Patrick Soon-Shiong, selon le site Semafor. Idem pour le Minnesota Star Tribune qui « soutient les électeurs, et non les candidats », explique un article paru sur le site du journal. L’un et l’autre avaient pourtant appelé à voter pour Joe Biden en 2020.
Sur les 99 titres que nous avons recensés, ils sont dix à avoir décidé de ne soutenir aucun des deux principaux candidats, après avoir soutenu Joe Biden en 2020.
Et sur ces 99 titres, un seul persiste à ne pas choisir. Cette année, comme en 2020, The Denver Post n’appelle à voter pour aucun des deux principaux prétendants à la Maison-Blanche. Cependant, le quotidien conseille ses lecteurs sur une dizaine de votes : chaque année en novembre, des millions d’Américains sont appelés à se rendre aux urnes. Le choix du candidat pour la présidence n’est alors qu’une case à cocher parmi tant d’autres. Les conseils du Denver Post portent sur une dizaine de sujets, notamment des amendements à la constitution du Colorado pour la prise en charge des vétérans, une réforme du système judiciaire de l’État ou encore l’accès à l’avortement.
« The Denver Post poursuit sa longue tradition de soutien aux élections clés au niveau de l’État, régional et local, ainsi qu’aux propositions et questions clés du scrutin avant le 3 novembre 2020 », expliquait le quotidien en 2020, ajoutant plus bas qu’il ne se « prononcera pas sur la course à la présidence des États-Unis afin que le conseil d’administration puisse se concentrer sur les courses et les questions relatives au Colorado ».