Facebook, c'est les autres mais qui ?

Entretien avec Irène Bastard qui participe au projet de recherche Algopol, une application permettant de visualiser votre réseau d’amis sur Facebook sous la forme d’une carte interactive. 

Temps de lecture : 4 min

Irène Bastard réalise une thèse de sociologie chez Orange Labs et Télécom ParisTech sur « le partage d’informations en ligne ».


Qu’est-ce qu’Algopol et comment est né ce programme ? 

Irène Bastard : Algopol, pour « politique des algorithmes », est un projet de recherche soutenu par l’ANR. Il réunit des chercheurs en informatique et sociologie issus de 4 laboratoires[+]. Après une première collaboration ayant permis d’explorer les méthodes de cartographie du web dans le projet Webfluence, avec par exemple un terrain sur les chemins de notoriété des blogs[+] Algopol poursuit ces travaux en s’intéressant aux mécanismes de recommandations algorithmiques et sociales : comment les dispositifs et l’informatique des plates-formes ordonnent les contenus du web[+], comment l’activité des internautes s’équilibre avec ces mécanismes. Différents corpus de données sont construits par Linkfluence pour investiguer ces questions, notamment un corpus de tweets et un corpus de blogs. Mais la discussion « ordinaire » qui se déploie par exemple dans l’espace semi-privé de Facebook est difficilement accessible pour les recherches. L’idée du projet était donc de construire un corpus de données sur les usages de Facebook, et d’étudier ce corpus avec des approches algorithmiques pour analyser la circulation de l’information au niveau macro-social et des approches sociologiques pour questionner les logiques de recommandation au niveau micro-social.
 
Cette idée s’est mise en œuvre à travers l’application Algopol : celle-ci demande aux utilisateurs de Facebook de participer à notre enquête, et, avec leur accord, l’application collecte le profil et l’activité des enquêtés pour leur restituer la carte interactive de leur réseau « d’amis ». Cette application a été développée par Stéphane Raux, chercheur à Linkfluence, l’équipe projet, et avec les précautions juridiques et déontologiques nécessaires notamment grâce à des échanges avec la CNIL.
 
Qu’est-ce que l’application permet de visualiser et donc d’interpréter ? 
Irène Bastard : Cette carte représente chaque ami par un point, deux points sont liés si les amis sont amis entre eux, et les points sont regroupés avec un algorithme de spatialisation. Elle est interactive pour que l’enquêté puisse observer son réseau au début de son inscription sur le réseau social, ou les amis qui interagissent le plus sur son mur en likant et commentant ses statuts.
 
La visualisation de son réseau social permet principalement de retrouver ses groupes de sociabilité, le groupe du lycée, celui des études, et ceux des différents emplois ou activités. Cette forme est traditionnellement utilisée par les chercheurs en analyse des réseaux sociaux, comme un outil de recueil des données et de conceptualisation du capital social[+]. L’application Algopol, en « donnant » aux enquêtés cette approche, permet de partager avec eux les outils de la recherche.
 
L’analyse des réseaux sociaux travaille à l’identification des groupes et de la nature des liens. Par exemple, un réseau social peut être dense (tous mes amis connaissent tous mes amis) ou éparpillé (j’ai des amis qui ne connaissent aucun autre de mes amis). Les indicateurs comme le nombre de groupes d’amis, la densité du réseau, la force des liens, la diversité sociodémographiques des amis sont utilisés pour qualifier le capital social d’un individu et étudier le rôle de ce capital social pour trouver du travail, faire circuler des informations, ou développer ses goûts musicaux.
 
D’après les retours préliminaires, l’application crée un effet « wahou » avec l’impression de retrouver une histoire de soi, mais pas un effet « oups » avec des révélations : les enquêtés interrogés en phase de lancement savaient expliquer et reconstruire leur réseau sans qu’il y ait d’incompréhensions. On retrouve ce que l’on perçoit au fil des interactions, que l’on sait incidemment sans forcément l’avoir formulé. La suite du protocole prévoit de mener des entretiens individuels avec des enquêtés pour préciser ces retours sur la construction de son réseau, sur les règles que l’on applique ou celles auxquelles on déroge parfois.
 
À ce stade, il me semble que l’application fait surtout prendre conscience de l’hétérogénéité de son réseau et la dynamique de sa pratique de Facebook : on retrouve les liens faibles avec qui l’on interagit peu et que le EdgeRank[+] tend à éloigner, on relit son histoire avec les évolutions de son réseau, on se souvient d’une époque où on postait plus ou moins …
 
Facebook peut-il nous apprendre des choses sur la sociabilité ? Ou bien les liens sociaux créés sur Facebook créent-ils des interactions tout à fait spécifiques ?  
Irène Bastard : Les travaux de recherche sur les interactions médiées ont montré une corrélation entre les sociabilités en ligne et hors ligne : pour le téléphone, plus on se voit, plus on s’appelle ; pour Facebook, les likes et commentaires d’un ami sur mes statuts sont significatifs de la force du lien que j’ai avec cette personne[+]. Il n’y a donc pas une étanchéité entre les pratiques sociales, sauf si c’est une stratégie. L’hypothèse aujourd’hui partagée par de nombreux travaux est que les plates-formes numériques réactivent les liens faibles[+], les interactions avec les personnes que l’on voit rarement. Le débat est alors plutôt de questionner si ces liens faibles numériques sont vecteurs d’innovation et de pluralité des goûts, ou si les plates-formes numériques vont créer ou recréer des communautés de goûts et d’opinion.
 
Quels sont les premiers résultats de l’enquête ? 
Irène Bastard : L’application a d’abord été diffusée avec l’aide de l’institut CSA à un panel représentatif des internautes français, puis ouverte au grand public le 12 décembre 2013. Nous avons aujourd’hui plus de 10 000 enquêtés, ce qui crée un dataset sur Facebook particulièrement riche malgré les singularités de la propagation virale : celle-ci amène une sur-représentation d’hommes actifs sur le réseau, nous cherchons donc à propager l’utilisation de l’application à des internautes moins actifs sur Facebook !
Il est trop tôt pour énoncer des résultats préliminaires, à la fois parce que notre échantillon est biaisé, et à la fois parce que l’analyse de ce type de données est particulièrement complexe. Les données du web ne se lisent pas en statistiques et moyennes, puisque celles-ci réduisent l’activité à un indicateur unique alors que nous avons vu que la pratique était dynamique et changeait au fil du temps. Il faut travailler sur des trajectoires d’usage du réseau social numérique plutôt que sur des images figées. Les données du web sont de plus des traces construites que nous voulons relire avec les enquêtés, pour tenir compte des données « virtuelles » (les internautes peuvent déclarer habiter à Honolulu sur Facebook, pour masquer leur identité réelle ou pour montrer leurs rêves), des informations sur les sociabilités hors ligne (je peux avoir un réseau dense en ligne car concentré sur une activité, partition de ma vie, alors que mon réseau hors ligne est très peu dense du fait d’autres activités), et du sens donné par les enquêtés à leur pratique (est-ce que je like une photo pour faire plaisir à un ami ou parce que j’aime la photo ?).
 
Pour toutes ces raisons et des questions méthodologiques, il faut souligner que les usages de Facebook ne peuvent être étudiés sans les usagers, et c’est bien l’enjeu du projet de recherche que de tenir compte de cette complexité.

Références 

Bidart, C., Degenne, A., & Grosetti, M., La vie en réseau. Dynamique des relations sociales. Presses Universitaires de France, 2011
 
Boase, J., Horrigan, J. B., & Wellman, B., « The Strength of Internet Ties », Pew internet & American life project, 2006
Cardon, D., « Dans l’esprit du PageRank », Réseaux, 177(1), 63, 2013
 
Cardon, D., Fouetillou, G., & Roth, C., « Two Paths of Glory-Structural Positions and Trajectories of Websites within Their Topical Territory », ICWSM, 58–65, 2011

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