Fachosphère : l’extrême droite envahit le net

Fachosphère : l’extrême droite envahit le net

La fachosphère semble aujourd'hui incontournable sur Internet, en ayant investit tous les supports. Comment se structure cet ensemble ? La fachosphère a -t-elle gagné une bataille ou la guerre sur le Net ?

Temps de lecture : 5 min

Cela fait désormais vingt ans que l’extrême droite a fait son entrée dans le grand monde d’Internet. Autant dire que cela remonte à la préhistoire du numérique. En avril 1996, le Front national devient le premier parti de France à se doter d’un site web, juste avant Les Verts eux aussi en manque de visibilité médiatique à l’époque. Depuis lors, les sites d’extrême droite, de toutes les mouvances, se sont multipliés, jusqu’à devenir une entité que l’on nomme la fachosphère.

Ce terme, assez généraliste, serait né vers 2008. Il fut popularisé en 2009, au moment de l’affaire Frédéric Mitterrand, qui était soupçonné par plusieurs blogs d’extrême droite d’avoir pratiqué le tourisme sexuel en Thaïlande, sur la base d’extraits de son livre La mauvaise vie paru en 2005. La fachosphère regroupe des tendances très diverses : catholiques intégristes, néonazis, nationalistes anticapitalistes, islamophobes, antisémites ou encore complotistes. L’un des aspects marquants lorsque l’on étudie de près la fachosphère, c’est la diversité de ce mouvement, contrairement à ce que suggère le fait de réunir toutes les mouvances d’extrême droite actives sur Internet sous ce terme. Celles-ci se retrouvent sur certains points comme le rejet du rationalisme, de l’individualisme et de l’intégrationnisme et partagent la même méfiance envers la démocratie parlementaire. Mais ils ne composent définitivement pas un tout unifié. L’autre aspect remarquable de cette fachosphère, c’est la propension à investir tous les champs du web : des sites d’information aux chaînes YouTube, en passant par les web TV et la pornographie amateur.

Dominique Albertini, journaliste à Libération, et David Doucet, rédacteur en chef aux Inrockuptibles, nous livrent une cartographie très complète de cette fachosphère, revenant sur ses débuts et ses évolutions au fil des ans, s’appuyant principalement sur des entretiens avec les acteurs majeurs qui la composent et des citoyens qui fréquentent ces sites. Ce sont ces entretiens qui font la force et la pertinence de l’ouvrage.

Une nébuleuse mobile, multiforme mais désunie

La force de la fachosphère réside dans son caractère mouvant et multisupport. Mouvant, car les acteurs qui la composent ont souvent navigué dans diverses eaux, en revenant toujours sur le devant la scène malgré les condamnations en justice et leur absence ou disparition (dans le cas d’Alain Soral et de Dieudonné) des médias traditionnels. Par exemple, Dieudonné a fait le choix d’agir par l’intermédiaire de ses vidéos et de ses spectacles, bâtissant un petit empire autour de ses marques comme Quenel+, même si aujourd’hui sa situation est devenue plus précaire, le poussant à la retenue.
 Si le Front national a vu passer dans ses rangs une bonne partie des ténors de la fachosphère actuelle, le parti ne fait plus l’unanimité à l’extrême droite. 
Ce qui caractérise aussi la fachosphère, c’est le fait qu’elle a investi tous les supports mis à sa disposition sur Internet. Les sites comme Fdesouche, Altermedia, Boulevard Voltaire ou l’Observatoire des journalistes et de l’information médiatique (Ojim) reprennent les codes des sites d’information, tout en pratiquant abusivement la reprise d’articles parus dans d’autres médias, les sélectionnant avec soin et les réadaptant très légèrement pour qu’ils collent à leur propos. Cela permet de faire fonctionner ces sites sans de gros besoins de main-d’œuvre, et de publier à un rythme très rapide.
 
Le site TV Libertés, qui possède sa propre chaîne YouTube, reprend les codes classiques des émissions de télévision. La fachosphère est aussi le fait de vidéastes amateurs tels que Vincent Reynouard, Hervé Ryssen et Boris Le Lay, actifs sur YouTube, produisant des contenus avec des moyens dérisoires mais qui rassemblent tout de même une audience non négligeable. Enfin, le livre consacre un chapitre entier à la pornographie d’extrême droite, qui fait passer ses messages via la mise en scène de scénarios particuliers. Si ce phénomène est une composante de la fachosphère, il semble très marginal, presque anecdotique. Les partisans d’Alain Soral et de Dieudonné l’ont vivement critiqué et le Front national a exclu l’une de ses figures majeures, l’actrice Électre.
 
Cet ensemble hétéroclite montre plusieurs signes de désunion. Si le Front national a vu passer dans ses rangs une bonne partie des ténors de la fachosphère actuelle, le parti ne fait plus l’unanimité à l’extrême droite : le Salon Beige, autre site majeur issu d’une mouvance catholique traditionnaliste, a violemment attaqué le FN à propos du prétendu « lobby gay » symbolisé par Florian Philippot. Alain Soral, lui, a critiqué ouvertement le site Fdesouche, le poisson pilote de la mouvance, sur sa neutralité dans le domaine du sionisme. Égalité et Réconciliation prône une « réconciliation nationale » de tous les Français, de souche et issus de l’immigration, pour lutter contre le sionisme, alors que Fdesouche est un site identitaire et s’oppose à tout métissage.

La fachosphère, un franc succès pas toujours rentable

Si le parti fondé par Jean-Marie Le Pen fut un temps au cœur de la fachosphère, le Front national ayant longtemps été à la pointe de l’innovation en termes de communication sur les supports numériques, le parti est désormais dépassé par ses créatures. Ainsi Fdesouche, fondé par un ancien membre du FN Pierre Sautarel, est devenu la figure de proue du mouvement, avec ses 4,5 millions de visites par mois. Son influence est telle que le site a réussi, en mobilisant ses lecteurs, à empêcher en quelques jours la tenue du concert de Black M pour la commémoration du centenaire de la bataille de Verdun. Lancé en 2005, le site a rencontré le succès l’année suivante en commençant à relayer des vidéos choquantes. Aujourd’hui, le site ne fonctionne qu’avec cinq bénévoles qui se coordonnent à distance pour publier des articles parus ailleurs, avec pour thèmes de prédilection l’immigration, l’Islam et l’insécurité. Cependant, Fdesouche n’a pas réussi à rentabiliser son modèle. Pierre Sautarel a notamment refusé de s’associer au journaliste Emmanuel Ratier (passé par Valeurs Actuelles, Minute et le Figaro Magazine), qui souhaitait en faire un « Mediapart de droite », de peur d’être rattaché à l’extrême droite « classique ». Il vit donc grâce au soutien aléatoire de ses lecteurs, dont les dons peuvent être conséquents, notamment lorsque le site est condamné par la justice, puis être au plus bas durant plusieurs mois.
 La fachosphère est attractive car elle a justement un caractère dissident, non-institutionnel et « anti-système ». 
À l’inverse, le site Égalité et Réconciliation d’Alain Soral (8,5 millions de visites par mois) parvient très bien à rentabiliser ce trafic. Grâce à sa maison d’édition Kontre Kulture et sa boutique en ligne, Alain Soral a fait de ses idées un business lui permettant d’engager des salariés permanents pour tenir son site. C’est d’ailleurs sur un modèle assez similaire que Dieudonné a prospéré, profitant de sa notoriété. Vincent Reynouard, ancien enseignant devenu youtubeur, parvient quant à lui à promouvoir ses livres via ses vidéos. D’autres composantes de la fachosphère comptent sur des sources de revenus extérieures, comme la chaîne YouTube TV Libertés, qui serait financée par des capitaux russes.

Quelle réponse face à la fachosphère ?

Dans la dernière partie de l’ouvrage, les auteurs s’interrogent sur les moyens de lutter contre la fachosphère. En effet, aujourd’hui, les premiers résultats des recherches Google sur les mots « égalité », « liberté » et « être français » renvoient vers des sites de la fachosphère. Celle-ci a su investir le web au point de gagner une influence non négligeable. En raison de son ostracisation par les médias, la fachosphère s’est rapidement réfugiée sur le web. L’arsenal législatif, principalement issu de la loi Gayssot de 1990, permet dans certains cas de freiner la dynamique en mettant hors course quelques influenceurs. Mais dans le même temps, l’adaptation du discours d’extrême droite face à l’arme légale, usant notamment de la posture de victime en lutte contre un système répressif, rend celui-ci plus audible auprès d’un plus grand nombre. En somme, la fachosphère est attractive car elle a justement un caractère dissident, non-institutionnel et « anti-système ». De plus, certains de ses membres n’hésitent pas à s’exiler de leur propre gré : le youtubeur Vincent Reynouard vit à Londres, Joël Sambuis, figure de SOS Racaille, est parti en Russie où il fut même interpellé en 2003 à la suite d’une enquête de la justice française (conclue par un non-lieu en 2009). Le nationaliste breton Boris Le Lay, animateur du site Breiz Atao, s’est installé au Japon et a hébergé son site aux États-Unis. Fdesouche, enfin, est hébergé en Suède, par un prestataire auquel ont eu recours le site de téléchargement illégalThe Pirate Bay et Wikileaks.
 
La riposte face à ce problème peut venir « d’en bas » par des initiatives citoyennes qui prennent sur elles de répondre à l’extrême droite sur son propre terrain et là où elle est le plus influente, c’est-à-dire principalement sur YouTube. Outre Jean-Luc Mélenchon, le candidat de La France insoumise (FI) qui a bien compris la portée cette plateforme, établissant une stratégie dédiée qui semble lui réussir, les youtubeurs de gauche ou d’extrême gauche rencontrent un succès non négligeable. En témoigne le nombre d’abonnés et de vues cumulées affichés par Usul et sa série Mes Chers Contemporains (189 600 abonnés et 6,1 millions de vues) ou par Ludovic Tobey sur sa chaîne Osons Causer (115 900 abonnés et 4,5 millions de vues). Mais malgré ces initiatives pour contrer la fachosphère, l’ouvrage se conclut sur une note pessimiste, tant cette mouvance semble gagner du terrain dans la bataille des idées qui se livre sur le net.

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