Faire carrière grâce à la téléréalité : oui, mais comment ?

Faire carrière grâce à la téléréalité : oui, mais comment ?

Un quart d’heure de célébrité suivi d’un amer retour à l’anonymat, telle est la carrière prédite aux candidats de téléréalité. Pourtant, en choisissant des stratégies parfois opposées, certains font carrière. À travers les trajectoires d’anciens candidats, analyse de quatre parcours emblématiques.

Temps de lecture : 9 min

Quelles carrières pour les candidats de téléréalité ? Émissions TV, presse people, placements de produits, interrogation sur la durabilité de ces activités… Souvent la réponse bafouille. Mais une carrière en téléréalité, c’est avant tout une gestion de scandale.
Mais quel scandale ? Tout d’abord, celui originel de Loft Story crée au printemps 2001. Entre voyeurisme, exhibitionnisme, décloisonnement du public et du privé, règne des pulsions, et destruction du lien, se brosse le tableau des angoisses d’une société en mutation qui craint son propre déclin et voit dans la téléréalité à la fois le symptôme et l’instrument de sa décadence(1).

Les candidats les plus connus, comme Loana et Nabilla, font hurler le grand public pour construire un personnage à la singularité forte, c’est-à-dire comme étant un être hors-normes et reconnu comme tel par la communauté(2). Les autres participants, même s’ils ne s’en privent pas jouent la partition du scandale sur un mode plus discret, construisant des trajectoires professionnelles différentes.

Quand le phénix renaît perpétuellement de ses cendres : Loana

Au début Loana est un infime élément du phénomène qui fait polémique, une partie du groupe des « lofteurs »(3). Elle commence à se distinguer lorsque ses ébats avec un autre candidat, Jean-Edouard, font flamber les critiques et créent une importante caisse de résonnance autour du couple.

Puis la presse révèle qu’elle a eu une petite fille placée en famille d’accueil. Cet autre scandale continue à l’individualiser tout en initiant un récit sous forme de possible revanche sur le destin, qui la fait entrer dans le schéma narratif des biographies de stars.(4) Notamment via le Paris Match du 31 mai 2001 qui titre Loft Story. Loana et son bébé. C’est pour élever sa petite fille qu’elle veut gagner et dont la couverture montre une photo où elle pose avec son bébé.
  (5)
Remporter l’émission l’individualise encore davantage et renforce sa starification, entre bain de foule et fans scandant son prénom. Pendant l’été 2001, son statut de star se confirme à travers la façon dont la presse people la présente, c’est-à-dire conformément au schéma narratif des stars, comme étant à la fois hors du commun (par « son destin miraculeux ») et ordinaire (« une jeune fille simple, qui aime sa mère et la choie »(6). Il se prolonge à travers ses différentes activités : publication en septembre 2001 de sa biographie, animations TV et chroniques web (L’Été de Loana sur M6 en 2001, Stars intimes sur M6 en 2003, Les Meilleurs Moments de la téléréalité sur TF6 de 2005 à 2007, Les interviews de Loana et Le journal intime de Loana sur Non Stop People depuis avril 2017), chanteuse, mannequin pour Jean-Paul Gautier, styliste exploitant commercialement son prénom pour une ligne de vêtements et maillots de bain vendue par la chaîne de magasins de vêtements La Halle, participation à diverses émissions (Je suis une célébrité, sortez-moi de là !, édition VIP d’Intervilles, Les Anges de la téléréalité 2,Les Anges 9 et Fort Boyard) , eau de parfum éponyme en 2007.

 Par leur côté hors normes, les stars sont présentées comme sujettes à des excès que tout un chacun ne saurait s’autoriser  
Son récit biographique est ambigu, car, tout en confirmant son statut de star, il la situe sur la ligne de crête propre à la singularité du hors-normes qui peut être collectivement construite soit comme la marque positive du héros à qui la communauté doit admiration, soit comme le stigmate du monstre, du coupable ou du fou contre lequel la communauté se constitue par le mépris et le rejet(7). Puis, progressivement, de la violence de son père à son addiction à l’alcool et aux médicaments, en passant par ses tentatives de suicide et son importante prise de poids, ce schéma narratif la tire vers le versant disqualifiant du singulier qui entre également en résonnance à la fois avec son statut de star et le scandale du Loft. Car, par leur côté hors normes, les stars sont aussi présentées comme sujettes à des excès que tout un chacun ne saurait s’autoriser(8).

Loana apparaît alors sous les traits d’un pharmakos moderne, c’est-à-dire un individu marginal et unique expiant la faute collective de Loft Story(9)(10). À travers le récit de ces déboires, il y a l’attente que le scandale se résolve avec son retour à l’anonymat dans une déchéance absolue. Cependant, ce dénouement n’a jamais lieu, car telle un phénix moderne, elle renaît continuellement de ses cendres. Lors de ses diverses renaissances, (la dernière à l’occasion de la sortie le 1er mars 2018 de son livre confession Si dure est la nuit, si tendre est la vie étant particulièrement spectaculaire par contraste avec sa descente aux enfers), elle incarne l’espoir collectif d’une rédemption gagnée à force de courage face à l’adversité, qui la délivrerait enfin de la charge symbolique de l’expiation du péché originel, celui de Loft Story.

Du scandale à la survalorisation permanente : la stratégie de Nabilla

Nabilla s’est également fait connaître du grand public en entrant en résonnance avec le scandale de Loft Story. Après une arrivée discrète sur les écrans (L’Amour est aveugle, Les Anges 4),  sa carrière prend son envol lors des Anges 5 avec la petite phrase « Allô ! Non mais allô quoi ! T’es une fille, t’as pas de shampoing ! C’est comme si je te dis : t’es une fille, t’as pas de cheveux ! ».

Diffusée le 6 mars 2013 sur NRJ12, puis mise en ligne par lefigaro.fr, la séquence est abondamment reprise sur Internet, au point de totaliser plus de 10 millions de vues en un mois (14 en comptant les détournements), d’inspirer les publicitaires (Ikéa, Dia, Oasis ou Carrefour), et de déposer la phrase auprès de l’Institut National de la Propriété Industrielle.

Rapidement, la jeune femme acquiert une forte visibilité : de nombreux journaux et magazines lui consacrent des articles, elle participe à diverses émissions (Le Grand Journal, Le Supplément, C à vous, Le Tube, La Nouvelle Édition). Elle la fait fructifier en monnayant 5000 € en moyenne ses apparitions en boîtes de nuit, en défilant pour Jean-Paul Gaultier lors de la Fashion Week 2013, en publiant un recueil de déclinaisons humoristiques inspirées de sa petite phrase, ou en posant pour le Vanity Fair français de septembre 2013.

 Nabilla utilise la stratégie de gestion du scandale qui a fait le succès de nombreux concepts de téléréalité  
Pourquoi un tel emballement médiatique ? Tout d’abord parce qu’avec son physique de « bimbo » et sa petite phrase, la jeune femme réactive le scandale du Loft : elle remet sur le devant de la scène la crainte du déclin d’une société où la notoriété ne serait pas indexée sur le travail et le talent mais sur la glorification de l’apparence et de la bêtise, provoquant rejet, indignation et mépris. Et surtout, parce qu’elle utilise la stratégie de gestion du scandale qui a fait le succès de nombreux concepts de téléréalité : revendiquer les critiques tout en les désamorçant par l’humour(11)(12). Ainsi, remplaçant quelques instants l’animatrice lors de sa participation à C à vous, elle propose une mise en scène riant des critiques : « Nabilla sur France 5, la chaîne de la connaissance et du savoir, non mais allô quoi ! ». Autrement dit, elle attise le scandale pour augmenter sa caisse de résonnance tout en amenant à se demander si elle ne joue pas simplement un personnage de belle idiote. Puis, dans sa propre téléréalité, Allô Nabilla, elle se présente sous un jour plus sympathique avec des séquences en famille.

Une fois cette stratégie en place, la jeune femme tente d’exercer en dehors de de la téléréalité. En septembre 2014, elle devient chroniqueuse dans Touche pas à mon poste. L’essai tourne court, car, dans la nuit du 6 au 7 novembre 2014, elle blesse son compagnon, Thomas Vergara, d’un coup de couteau au thorax.

Détention provisoire, mise en liberté en décembre 2014, condamnation à six mois de prison ferme aménageable en mai 2016, l’affaire fait écho aux craintes de décadence qui sous-tendent le scandale du Loft. La caisse de résonnance est immense : le 7 novembre 2014, le hashtag #Nabilla devance celui de l’intervention du Président François Hollande. Puis, lorsqu’elle est incarcérée, « #FreeNabilla » prend le relais et se hisse en tête des conversations les plus actives sur Twitter en France.

L’emballement médiatique se maintient, car, dès le 20 décembre 2014, le couple échange des messages codés via les réseaux sociaux alors que la justice le leur interdit expressément. Entre posts sur les réseaux et reprises dans la presse, s’écrit un feuilleton 2.0 mêlant romance, codes à décrypter et intrigue judiciaire et ancrant le couple dans le schéma narratif du grand amour contrarié. Le scénario de la grande histoire passionnelle rendue difficile par la téléréalité et la pression des médias devient ainsi le pilier de la stratégie de communication visant à diminuer la responsabilité de ses actes, notamment dans son livre Trop Vite et une interview accordée à Sept à Huit le 11 avril 2016.

 Nabilla utilise une règle du marketing du luxe : toujours être évaluée de façon superlative pour créer de la valeur  
Puis, elle s’efforce de basculer dans une singularité valorisante en se présentant comme unique et originale dans son livre Nabilla Benattia est inclassable et en utilisant une règle du marketing du luxe : toujours être évaluée de façon superlative pour créer de la valeur(13). Elle laisse ainsi ses interlocuteurs spéculer à l’envi sur ses placements de produits lors de la bataille de chiffres qui l’oppose à Jessica Thivenin, une candidate phare des Marseillais, et sur sa rémunération pour la téléréalité dont elle est coproductrice, Les Incroyables Aventures de Nabilla et Thomas. Puis, elle annonce ses premiers pas au cinéma dans Alpha de Sara Forestier.

Se construire contre la téléréalité : le choix du plus grand nombre

Quant aux autres candidats, ils adoptent différentes stratégies les dissociant du scandale initial.

N’ayant pas été nommément au cœur de polémiques fortes dans le Loft, les autres « lofteurs » ont d’abord été considérés comme des éléments du phénomène Loft Story : on accolait « du Loft » à leur prénom. Puis, ils ont tenté de s’individualiser en détachant leurs activités professionnelles de l’image sulfureuse du programme. Kenza Braiga a ainsi bâti sa carrière d’animatrice radio et d’auteure en opposition à l’image négative de la téléréalité, alors que Christophe(14) et Julie Mercy ont opté pour un schéma narratif qui les éloigne définitivement de toute aura de scandale : mariés et parents de deux enfants, elle organise des séminaires et des banquets dans un grand hôtel, il est père au foyer. Les articles à leur sujet valorisent leur choix par opposition à la superficialité associée aux médias en général et à la téléréalité en particulier.

On retrouve ainsi une déclinaison du thème de « la chaumière heureuse » décrite par Roland Barthes à propos du mariage de Miss France 1953 avec son ami d’enfance, électricien à Palaiseau : renoncer à la gloire éphémère d’une éventuelle carrière de star pour faire le choix « sage et modeste » du « bonheur dans l’anonymat d’un petit confort »(15). En renouant avec un classique des mythes contemporains, ils posent les bases du récit acceptable concernant les candidats de téléréalité : celui de l’éloignement nécessaire, à plus ou moins long terme, d’un monde factice et malsain pour choisir l’anonymat, la famille et une profession sans liens avec les médias.

 L’objectif avoué est d’accumuler suffisamment d’argent pour préparer leur reconversion  
On retrouve ces éléments narratifs dans le discours de nombreux protagonistes du grand feuilleton transmédia qu’est devenue la téléréalité avec des émissions transprogrammes. Pendant la période où ils sont sous les feux de la rampe, ils cumulent différentes activités allant des apparitions rémunérées en boîtes de nuit à la participation régulière à différentes téléréalités ou le lancement de leur propre marque ou de leurs chaînes YouTube. Et surtout, ils cherchent à accroître leur nombre d’abonnés sur les réseaux sociaux, surtout Instagram et Snapchat, pour procéder à des placements de produits qui peuvent aller de 300 € à 3000 €. Souvent, l’objectif avoué est d’accumuler suffisamment d’argent pour préparer leur reconversion, à l’instar de Jessica Thivenin qui explique avoir ouvert son salon de coiffure et d’esthétique.

Devenir influenceuse : le pari de Caroline Receveur

Une autre stratégie permet aux candidats de se construire une carrière dans les médias : dénoncer l’évolution de la téléréalité, après y avoir joué un rôle non négligeable. C’est celle adoptée par Caroline Receveur qui a débuté dans Secret Story 2, avant de participer à La Maison du Bluff, Les Anges 2, d’animer Poker Mission Caraïbes, d’être l’un des piliers d’Hollywood Girls et de co-animer Le Mag.
En 2014, elle se consacre exclusivement à sa marque de thé, prolongeant ainsi les activités développées juste après Secret Story (rubrique lifestyle sur Star-Attitude et égérie de la marque de prêt-à-porter Eunue). Depuis, sa carrière se fait sous la bannière «influenceuse», dans la lignée de son blog qui vend des vêtements en ligne, et de ses comptes sur les réseaux. C’est en effet à ce titre qu’elle participe à Danse Avec les Stars en 2016, noue différents partenariats, comme avec Morgan et Braun, ou prête sa voix pour Le Monde Secret des Emojis.
 
Pour conclure, les candidats de téléréalité se constituent en marques-personnes spécifiques. Une personne-marque classique est une marque que les consommateurs associent à un individu et non à un produit. Elle se construit à partir de deux sphères : les compétences professionnelles, et le personnage médiatique(16). Avec les candidats de téléréalité, les deux sphères se confondent. La construction du personnage médiatique est en effet le domaine où tout commence, car les compétences nécessaires sont avant tout d’être les supports de récits médiatiques à forte caisse de résonnance. Puis, la capacité à faire le buzz doit s’accompagner d’une gestion habile  afin de faire fructifier un court moment de gloire en le transformant en carrière professionnelle.

Références

Roland BARTHES, Mythologies, Éditions du Seuil, 1957.

Vincent BASTIEN, Jean-Noël KAPFERER, Luxe Oblige, Paris, Eyrolles, 2017 [2008].

Bernard ECK, « Le pharmakos et le meurtrier », in Véronique LIARD (dir.), Histoires de crimes et société, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2011, p.15-29.

Eileen FISCHER, Marie-Agnès PARMENTIER, « How Athletes Build their Brand », International Journal of Sport Management and Marketing, 11, 2012, pp.106-124

Nathalie HEINICH, La Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991.

Edgar MORIN, L’Esprit du temps, Paris, Éditions Grasset Fasquelle, 1975.

Nathalie NADAUD-ALBERTINI, 12 ans de téléréalité… au-delà des critiques morales, Bry-sur-Marne, Ina Éditions, 2013.
Gabriel SEGRÉ, « Naissance et apogée des vedettes de la téléréalité. Les Lofteurs dans les pages de Gala », Ethnologie Française, 41, 2011, pp.691-706.

--
Crédit :
Illustration Ina - Guillaume Long

(1)

Nathalie NADAUD-ALBERTINI, 12 ans de téléréalité… au-delà des critiques morales, Ina Éditions, 280 p.

(2)

Nathalie HEINICH, La Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration, Les Éditions de Minuit, 1991, 257 p.

(3)

Les candidats du Loft.

(4)

Gabriel SEGRÉ, « Naissance et apogée des vedettes de la téléréalité. Les Lofteurs dans les pages de Gala», Ethnologie Française, 41, 2011, pp.691-706 

(5)

briel SEGRÉ, « Naissance et apogée des vedettes de la téléréalité. Les Lofteurs dans les pages de Gala», Ethnologie Française, 41, 2011, pp.691-706 

(6)

Gabriel SEGRÉ, op.cit.,p.699

(7)

Nathalie HEINICH, op.cit

(8)

Edgar MORIN, L’Esprit du temps, Éditions Grasset Fasquelle, 1975

(9)

Bernard ECK, « Le pharmakos et le meurtrier », in Véronique LIARD (dir.), Histoires de crimes et société, Éditions Universitaires de Dijon, 2011, p.15-29 

(10)

ernard ECK, « Le pharmakos et le meurtrier », in Véronique LIARD (dir.), Histoires de crimes et société, Éditions Universitaires de Dijon, 2011, p.15-29

(11)

athalie NADAUD-ALBERTINI, >i>op.cit.

(12)

Nathalie NADAUD-ALBERTINI, op.cit. 

(13)

Vincent BASTIEN, Jean-Noël KAPFERER, Luxe Oblige, Paris, Eyrolles, 2017 [2008]

(14)

L’autre gagnant.  

(15)

Roland BARTHES, Mythologies, Éditions du Seuil, 1957, p.45

(16)

Eileen FISCHER, Marie-Agnès PARMENTIER, « How Athletes Build their Brand », International Journal of Sport Management and Marketing, 11, 2012, pp.106-124

Ne passez pas à côté de nos analyses

Pour ne rien rater de l’analyse des médias par nos experts,
abonnez-vous gratuitement aux alertes La Revue des médias.

Retrouvez-nous sur vos réseaux sociaux favoris