Que ce soit sur Twitter, Facebook ou WhatsApp, les fake news prolifèrent sur les réseaux sociaux. Mais leurs effets sont-ils réellement compris ou ne sont-ils pas exagérés ? État des lieux avec Dominique Cardon.
Publié le 12 avril 2019 — Mis à jour le 29 février 2024
Temps de lecture : 7 min
Cet entretien a été réalisé le 20 mars 2019 dans le cadre du colloque « Les démocraties à l’épreuve des infox » organisé conjointement par l’INA et la BNF. Dominique Cardon est directeur du Médialab de Sciences Po.
En faisons-nous trop sur les effets des fake news ?
Dominique Cardon : La question des fake news est essentielle aujourd'hui : on voit bien les signes d'inquiétude, de multiplication des informations et de mise en visibilité très forte, il est donc important d'y prêter attention. Il est très important de s'en occuper, d'en comprendre les mécanismes, d'en identifier les producteurs, cela me semble essentiel, et notamment parce que nous savons qu'il y a toute une série de productions industrielles (ou idéologiques) et organisées, et d’une certaine manière, il faut arriver à détecter les gens qui les fabriquent pour en donner la source. Là-dessus je pense qu'il y a vraiment un enjeu important pour la recherche, pour les citoyens.
« Ce qui intéresse, ce n'est pas la qualité de l'information, c'est l'effet qu'elle produit sur le réseau conversationnel »
En revanche, ce qui m'ennuie dans ce débat, c'est que nous sommes tous en train de penser que les fake news ont des effets sur les gens qui votent et qui, du coup, choisissent le Brexit, élisent Donald Trump, etc. Il s’agit d’une question de recherche, mais c'est aussi à mon avis une question démocratique qui est assez ennuyante : quelles sont les raisons qui nous poussent à croire que, tout d'un coup, les médias ont des effets forts sur les gens ? Et qui sont ces gens à l'esprit faible, docile et qui se laissent manipuler dès qu’ils voient passer trois robots et deux Russes ? Les Russes sont un peu comme les Pieds nickelés dans la manipulation de l'information, qui, tout à coup, renverseraient Hillary Clinton, feraient le Brexit, etc. Mon souci, mais qui reste une interrogation de recherche parce que nous n'avons pas la réponse sur la réception, c’est que l’on parle de fake news, mais que l’on ne sait pas très bien comment en mesurer les effets. Avec le numérique, il est évident qu'il y a de nouveaux effets qui arrivent : on peut très bien partager quelque chose sans y croire, et que ça, c'est de la conversation, pour rire, pour provoquer, pour amuser, car nous avons des biais d'un type particulier. Donc ce qui intéresse, ce n'est pas la qualité de l'information, c'est l'effet qu'elle produit sur le réseau conversationnel.
Le terme même de « fake news » ne pose-t-il pas problème ?
Dominique Cardon : Il y a un problème de définition :ne pas l'utiliser et essayer de requalifier toutes ces affaires serait beaucoup plus sain. Il y a beaucoup d'opérations de requalification qui ont été faites : j’aime bien l’utilisation des termes « désinformation » ou « propagande », lorsqu’il y a une intention idéologique forte derrière. Le problème dans le bassin actuel des fake news est que beaucoup sont juste produites pour des raisons commerciales, pour faire du clic. C'est toute l'économie du numérique qui vient supporter et encourager cette affaire, et là il faudrait parler de « bullshit », qui est un très bon terme pour le mettre en forme.
« Les stratégies de communication de propagandistes deviennent subtiles »
Il y a une économie qui s'est faite notamment autour des faux contenus santé, du conseil personnel, des choses qui font rire, qui choquent et qui provoquent en même temps et qui circulent. Et puis, il y a des tactiques plus subtiles de désorientation, sur lesquelles il faudrait se pencher : les messages politiques vraiment travaillés pour essayer de fragmenter des camps politiques, introduire le doute, etc. On sait que c'est dans les nouveaux espaces publics numériques, qui sont de plus en plus sophistiqués, en réalité, que les stratégies de communication de propagandistes deviennent subtiles. Nous le voyons beaucoup avec les lobbies du tabac, mais aussi sur toute une série de questions : ces stratégies amènent des messages à des endroits précis afin d’instiller le doute, poser des questions, défaire des camps. Ce qui est plus subtil que la propagande massive et un peu idiote.
N’est-ce pas un problème de croire que c’est systématiquement « le moins intelligent » qui se fait avoir par les infox ?
Dominique Cardon : Nous devrions être très, très attentifs avec ce raccourci. C'est la même chose pour l'élection de Donald Trump, c’est-à-dire que nous sommes en train, et là il y a un débat, de nous polariser sur la question de l'écologie de l'information. C’est-à-dire que l’on estime qu’au final les gens ont mal voté parce que l'écologie de l'information était polluée par des opérateurs étrangers, commerciaux ou par des groupes extrêmes qui ont modifié le paysage informationnel. Et lorsque l’on dit qu'ils ont mal voté, on fait toute une série de sous-entendus qui sont assez habituels dans la théorie des médias, c’est-à-dire : les autres sont manipulables, naïfs, se laissent prendre, etc. Il y a un énorme jugement de classe qui est derrière. Cela a toujours été le cas et s’est appliqué pour les provinciaux, les milieux populaires, les plus vieux, les personnes peu ou pas éduquées, etc.
Suivre le même raisonnement avec le cas de Trump, c'est tout simplement rater les raisons mêmes pour lesquelles certains électeurs ont voté pour lui. C'est encore un discours dominant qui veut vérifier que toutes les informations sont vraies un petit peu partout pour tout le monde, qui est en train d'expliquer à une partie de la population qu'elle n'est pas dans le périmètre de la raison, qu'elle a des croyances douteuses, qu'il faudrait les contrôler. C'est pour ça que les gens votent contre le système. Et donc nous donnons, pour l'interpréter, des instruments aux raisons mêmes qui provoquent les phénomènes populistes dans nos sociétés.
Quelle est la responsabilité des médias dans ces circuits de désinformation ainsi que dans le traitement de cette actualité ?
Dominique Cardon : Il ne faut pas juste prendre la fake news ou le producteur de fake news, mais tout le système : c’est l’enjeu essentiel.. Il y a une responsabilité collective de tous les acteurs du système et notamment des dominants. Les médias, les grandes radios, les télévisions, sont toujours des sources de référence qui font autorité pour une grande partie de la population. Elles ont une responsabilité importante qui est de ne pas « blanchir » l’information. On sait très bien qu'il y a des tentatives, et sur les bords d'extrême gauche et d'extrême droite du paysage politico-médiatique français, d'aller chercher du contenu dans les caves des producteurs de fake news et de leur donner autorité et validité. Et l'on sait également que le pouvoir peut aussi utiliser lui-même des comptes anonymes pour mettre en circulation des informations qui servent sa cause.
« Il y a une sorte de responsabilité collective des médias qui sont dans une situation très compliquée »
Donc il y a une sorte de responsabilité collective des médias qui sont dans une situation très compliquée. À vrai dire, je n'ai pas la réponse à ça. Lorsque les médias se coordonnent autour de valeurs nobles, de l'éthique journalistique, de la vérification des sources, de la qualité des informations, ils donnent aux autres l'impression qu'ils sont connivents, et qu’il n'y a plus de place pour s'exprimer et interpréter le monde. C'est parfois un petit peu jouer avec le vrai et le faux, c'est faire des hypothèses sur le monde. Ainsi, à l'extrême gauche et à l'extrême droite, il y a des gens qui disent : « Ben voilà, tout le monde est dans l'univers des Décodeurs, on vérifie l'information, elle est factuelle, elle est juste, elle est précise, mais elle n'a plus de message. » Il existe une tension forte entre la vérification et l'ouverture à l’idée que l’on a vérifié les faits mais que l’on porte des interprétations qui sont largement différentes sur le monde. Et cela provoque une polarité à l'intérieur d'un cercle professionnel qui se surveille mutuellement sur la factualité des informations. Il me semble que globalement cela fonctionne à peu près pour le système français, même s’il y aurait mille critiques à faire.
A contrario, les États-Unis se sont complètement déchirés sur la question. De grands médias — je ne parle pas de petits producteurs — qui soutiennent des faits que l'ensemble de la presse télé de l'autre camp aux États-Unis a vérifié : les témoins ne sont pas là, les faits ne sont pas avérés, les preuves sont fausses. Mais de l'autre côté, ce n'est pas grave, on continue de les affirmer. On a donc deux camps qui ont des conceptions différentes de la vérité, et nous avons ce monde parallèle des faits alternatifs qui s’est créé. Il y a une responsabilité essentielle des médias pour le faire. Si nous voulions remonter aux conditions sociales, économiques et politiques, il y a aussi le régulateur qui, en autorisant ou non certains médias à accéder à l'espace joue aussi un rôle. Il y a un espace de surveillance ou de connivence mutuelle entre les journalistes qui est important, ainsi que toute une série de facteurs.
Les fake news pèsent moins que les autres contenus sur Facebook. Cela suffit-il à relativiser leurs effets ?
Dominique Cardon : Ah, non, cela ne suffit pas, vraiment pas. L’effet de relativisation est mince car nombre d’études annoncent que telle ou telle fake news a reçu dix millions de mention « J'aime ». . Alors, tout de suite les gens trouvent cela grave. Je travaille dans le numérique depuis quinze ans, et dix millions, ce n'est rien. Il faut apprendre les chiffres du numérique : ils sont massifs. Les fake news représentent 0,006 % de l'information qu'il y a eue pendant la campagne électorale, de quoi relativiser. Le nombre, le volume, la circulation, ce sont des questions très importantes, mais cela ne nous dit rien sur ce qu'elles nous font. Quel est l'effet ? Quelle est la réception ? Dans quel contexte cette infox a-t-elle été interprétée ? Il y a des choses gênantes, mais là je ne fais qu'appel à la vieille sociologie de la réception : il ne suffit pas de dire qu’il y a un message et un individu, il faut savoir ce que l'individu en fait. Comment le comprend-il, à qui il en parle-t-il, à qui le demande-t-il, où le voit-il, est-il connecté à d'autres choses ?
On a l'impression que les gens sont juste agrippés à Facebook, alors qu’ils ont évidemment de nombreuses autres sources d'information. Ils ont des réseaux relationnels et interagissent avec une multitude de personnes, ils utilisent l'information pour faire autres chose que s'informer : pour discuter, se montrer, parader, faire rire, provoquer. Donc nous avons besoin de réinscrire ce contexte social pour mieux comprendre comment fonctionnent ces affaires.
Si le faux circule plus vite que le vrai sur Internet, le fact checking est-il encore utile ?
Dominique Cardon : On a cette idée à cause d'une étude de Sciences, une très bonne étude de Simon Aral qui a été faite à partir d'informations qui venaient de sites de fact checkers américain, PolitiFact et Snopes. Le « vrai », pour lui, est une information que des internautes avaient donnée au fact checker et que ce dernier a pu vérifier et valider, le restant constituant le « faux ». À partir de là, il apparaît évident que les nouvelles fausses ont une circulation plus forte que les vraies nouvelles, au sens des nouvelles données au fact checker. Et nous sommes typiquement dans notre débat actuel, c'est-à-dire que tout le monde a vu l'étude, personne n'a été lire le corpus. Les chercheurs ont bien précisé que l’espace de validité de l’argument était limité mais tout le monde a interprété l’étude et tiré en conclusion que le faux circule plus vite que le vrai. Il arrive souvent aux chercheurs de voir leur étude leur échapper.
« Parfois ce n’est ni faux ni vrai, mais dans une zone intermédiaire un peu étrange »
Le problème de cette question est qu’il faudrait définir le terme fake news, et nous n’en sommes pas capables. Nous pourrions le définir par la factualité vérifiable, objectivable, d'une source dont on peut retracer l'historique et ancrer sa référence dans une réalité qui a été objectivée. En revanche nous savons — et des travaux le montrent —, qu'il y a toute une série de contenus intermédiaires. Il ne s'agit pas tellement de fake, mais de contenus qui provoquent, séduisent, font rire, excitent, attirent : ils ont beaucoup plus de capacité de diffusion du fait de nos biais cognitifs, de l'attraction qu'ils suscitent, du fait de toute l'économie, de la publicité et des plateformes de réseaux sociaux qui ont un intérêt à encourager cette diffusion virale de l'information parce qu'elle génère des revenus publicitaires. Là nous savons qu'effectivement ça se diffuse plus vite. Parfois ce n’est ni faux ni vrai, mais dans une zone intermédiaire un peu étrange.
Diriez qu'il faudrait écouter les chercheurs plus attentivement ?
Dominique Cardon : Non. Ce n'est pas exactement mon genre de dire qu’il y a la science au-dessus et puis le reste. C'est un travail qui se fait constamment avec le numérique : l’arrivée d’un nécessite un temps d'adaptation et d'apprentissage, qui vient très vite. D'une certaine manière, ces débats vont rapidement devenir routiniers. Je crains que l'on n'ait pas nettoyé le Web des fake news, et que l’on vive avec tout le temps.
« Nous avons envie de croire à cette idée d'une capacité de manipulation très forte »
En revanche on aura un rapport beaucoup plus distant et compréhensif, et il y aura beaucoup de critiques, d'ironie, sur ce nouveau bouillon de l'information. Mais il serait effectivement utile, pour les journalistes qui interprètent, de ne pas tomber dans tous les panneaux qui s'ouvrent sur l'idée que le numérique, les algorithmes, l'intelligence artificielle et puis ces sociétés de marketing très sophistiquées, sont tous et toutes capables de nous cibler et de nous faire changer d'opinion. Nous y croyons car nous avons envie de croire à cette idée d'une capacité de manipulation très forte. Mais les gens qui vendent ces choses-là n'ont jamais prouvé qu’elles marchaient aussi bien qu'ils le disent. Certes, il y a des effets, mais cette croyance dans la performativité effective de ces techniques est une technique de marketing. J'essaie de dire que les chercheurs regardent, et nous avons beau regardé, ce n'est pas aussi efficace que ce qui est dit.
Dire que nous allons devoir vivre avec les fake news, que nous ne pourrons pas totalement nettoyer le Web, n’est-ce pas un peu pessimiste ?
Dominique Cardon : Non, je pense que ce constat est réaliste. Ça a été compliqué pour les journalistes, mais sur Facebook notamment, depuis le changement de l'algorithme, le robinet à fake news a été fortement coupé, comme le montre une étude de Stanford. Il est possible d’atténuer et de corriger, il y a des comportements qui doivent se transformer. Je suis aussi très attentif à cette sorte d'éducation populaire au numérique. C'est-à-dire qu'il faut aussi que chacun comprenne que quand nous faisons un like, un share, un retweet, nous donnons un point à une information qui est calculée par toute une série de systèmes techniques qui leur donnent plus de visibilité vers d'autres utilisateurs. Nos gestes ont des effets sur toute une série de systèmes. Comprendre mieux ces mécanismes, c’est aussi se montrer plus attentif et se dire : je ne vais peut-être pas partager n'importe quoi pour donner du relais à ce type d'information. Il y a des phénomènes d'appropriation réflexive qui vont, on peut le souhaiter, se mettre en place.
En revanche, le réalisme oblige à dire que c'est quelque chose d’un peu paradoxal. Le Web nous a donné la possibilité de nous exprimer, a desserré l'étau de l'espace public avec quelques médias labellisés, institutionnels, et avec des coûts de publication et de diffusion extrêmement forts. Nous avons gagné cette liberté de pouvoir publier, partager, échanger. Cela a permis de désinhiber les conversations pour le meilleur, ainsi que pour le pire car tout un chacun peut publier et partager un peu. Je reste dans l'idée que c'est une conquête démocratique importante, quelque chose de central sur la liberté d'expression. Si nous nous mettions à vouloir nettoyer une par une les fake news et les propos de toutes les personnes sur les réseaux, nous serions dans un système qui viendrait refermer la boîte à libertés qu'a été le monde numérique. Ce serait liberticide parce qu'évidemment les critères pour nettoyer sont indécidables, critiquables, et donc l'autorité qui viendrait nettoyer serait nécessairement accusée d'avoir des intérêts en jeu.
« Le Web n’a jamais été propre »
Plutôt que d'imaginer un Web tout propre, il vaut mieux essayer de s'occuper des infrastructures, des processus, de régler quelques problèmes sur le financement de la publicité sur les réseaux sociaux, afin d'obliger les plateformes à être beaucoup plus transparentes sur ces sujets, d'essayer de les aider à déconnecter le modèle économique et la circulation virale des informations, et puis que les populations, les individus, soient plus réflexifs sur leurs propres pratiques numériques. Le Web n’a jamais été propre, cela me fait toujours rire : le Web d’Usenet des pionniers regorgeait de plein de fake news, mais ce n'est pas ce que l'on y voyait en premier.
Que pensez-vous de la loi anti-fake news?
Dominique Cardon : C'est vraiment une mauvaise idée. Pour rendre efficace ce genre de dispositif, il faut que les juges s’activent mais pendant ce temps, la fake news a déjà circulé. Les risques que cette loi soit liberticide pourraient être forts si elle pouvait être efficace, et puis surtout elle est contre-productive.
« La loi donne à tous les fabricants d’infox un argument pour dire qu'ils sont censurés »
Nous sommes plus dans l'économie politique de ce qui est en train de se jouer à cause du numérique, mais le numérique n'est que le support de la transformation politique et sociale dans nos sociétés : la loi donne à tous les fabricants d’infox un argument pour dire qu'ils sont censurés, ce qui nourrit leur fiel. On entretient la machine en leur permettant de dire « ah bah vous voyez on a été bannis, censurés, etc. » Ils trouveront toujours un espace numérique pour aller dire qu'ils ont été scandaleusement censurés. Et les publics qui ont intérêt à penser qu'il existe un système avec des dominants, qu’ils ne sont pas représentés, que des informations sont cachées, s’appuieront sur cela pour lancer des mouvements critiques qui ne sont les plus sains que l'on puisse imaginer.