Au cœur de Sarajevo dévastée, ce 14 février 1995, le soldat de première classe Éric Tisset fait son courrier. Basé au poste « Sierra Victor » avec ses frères d’armes de la Force de maintien de la paix des Nations unies, ce jeune homme de 21 ans a du vague à l’âme. Il envoie des nouvelles anodines à ses proches. Dans une dernière enveloppe, il glisse une photo Kodak prise par un copain : c’est lui, en treillis et gilet pare-balles, casque en kevlar sur la tête et Famas sur les genoux. Au dos, deux phrases tracées au stylo : « Comme tu peux le constater, tu as à Sarajevo un casque bleu qui pense à toi. J’aimerais si possible que tu puisses m’envoyer un petit mot sympa pour me remonter le moral (cela me ferait vraiment plaisir). » Destinataire : Hélène Rollès, la star du feuilleton « Hélène et les garçons ».
Comme plusieurs milliers d’autres lettres, la missive d’Éric Tisset a été sauvée du néant par Dominique Pasquier. Cette sociologue était troublée par la réception médiatique de cette série, diffusée à partir de mai 1992 sur TF1, qui dépeignait les émois d’un groupe d’étudiants. D’un journal à l’autre, elle retrouvait un même mépris, la dénonciation d’une vision du monde aseptisée, marquée par un romantisme mièvre, une exaltation de la conjugalité traditionnelle, une invisibilisation de la sexualité et des réalités sociales. La sitcom avait beau fédérer une audience monumentale (entre 5 et 6 millions de téléspectateurs par épisode, et plus de 80 % des enfants de 4 à 14 ans présents devant leur poste), personne ne semblait s’intéresser aux ressorts de l’adhésion du public. Dominique Pasquier a décidé de s’en charger.
Elle a demandé à des professeurs de transmettre un petit questionnaire à leurs élèves. Elle s’est invitée dans des salons pour observer les interactions familiales à l’heure de la diffusion. Et elle a entrepris d’étudier le contenu des énormes sacs postaux qui parvenaient chaque jour chez AB Productions, à La Plaine Saint-Denis. Pour y avoir accès, elle a dû batailler pendant six mois auprès du créateur de la série, un ancien secrétaire de Sylvie Vartan devenu roi de l’audiovisuel low-cost : Jean-Luc Azoulay. Ce dernier a donné sa bénédiction le jour où il a compris, au détour d’un reportage d'« Envoyé spécial » consacré au succès d'« Hélène et les garçons », que la sociologue était dépourvue d’hostilité (son intervention à partir de 2’45 sur cette vidéo).
L’échantillon étudié il y a trente ans par Dominique Pasquier est conservé à l’Inathèque, au sein de la BnF, dans 16 boîtes d’archives accessibles aux chercheurs. Sur les enveloppes, les timbres témoignent de l’ampleur géographique du phénomène : Algérie, Argentine, Bénin, Burundi, Chypre, Congo, Côte d'Ivoire, Grèce, Luxembourg, Madagascar, Maroc, Niger, Norvège, Pologne, Sénégal, Suisse, Tunisie. Sur les plis expédiés de France — une écrasante majorité — les cachets de La Poste dessinent une géographie singulière, une litanie de villes moyennes et de communes rurales, quelques villes de banlieues aussi.
Ouvrons ces enveloppes. Surgissent des dessins, des acrostiches, des chansons, des collages. Des photos d’enfants, de leur famille et de leurs animaux de compagnie. Des emplois du temps, avec le nom des professeurs. De menus objets : des bracelets, des scoubidous, des cassettes audio, une paire de chaussettes, des brosses à dents, des totoches et des chouchous, un calendrier (un chien par mois), des boucles d’oreilles, des pendentifs, une boîte en forme de cœur. Et des mots, bien sûr, le plus souvent rédigés par des enfants de 8 à 13 ans (des filles, dans 90 % des cas) sur des pages de cahier, des fiches bristol, des cartes postales. Le papier à lettres est siglé « Hélène et les garçons », Fido Dido ou Poivre Blanc.
Des milliers de courriers suivent une même trame. Ils s’ouvrent sur une déclaration d’admiration et s’achèvent sur une demande de photo dédicacée — « avec ta vraie écriture », précisent certains, quand d’autres exigent un cliché « pris par un appareil photo », pas une de ces cartes que l’on peut découper dans les fanzines. Eux se vivent comme des fans de premier plan. Leur chambre, c’est le royaume d’Hélène, où s’accumulent les produits dérivés : l’agenda, la parure de lit, le shampoing, les pin’s, les posters qui « recouvrent tout le papier peint », le sweat, la casquette, le cycliste, les chewing-gums (« J’ai maintenant deux caries », annonce Jennifer). Magdaléna, 13 ans, voudrait aussi le parfum, « mais à Maubeuge on ne le trouve pas encore ».
Au jeu des degrés de séparation, Cindy est consciente de son avantage : « Ma tante fut dans la même classe que ta cousine. » Flatteuse et bien informée, Amélie glisse : « Il paraît que vous avez de belles dents. » Son oncle dentiste s’est vanté auprès d’elle d’avoir soigné l’idole des enfants.
Comme Carole, 14 ans, beaucoup de jeunes téléspectateurs énumèrent les points communs qu’ils partagent avec la star sarthoise, repérés en lisant Télé Club Plus, le magazine publié par AB Productions : « À 12 ans j’ai collé des chewing-gums sur des manteaux de fourrure. Il paraît qu’à 13 ans tu es allée en vacances en Ardèche, j’y suis allée cet été. À 14 ans tu as eu ta première guitare, moi j’en ai eu une à Noël. Ta couleur préférée est le bleu et ton film préféré est Danse avec les loups, tout comme moi. » D’autres soulignent leur incomparable fidélité. « Je ne rate aucun épisode, garantit Betty, 12 ans. Quand je suis partie en vacances, mes parents ne voulaient pas emmener la télé et j’ai fait la tête. Heureusement, il y avait la télé au camping. » Églantine, elle, n’a pas la télé, « mais je lis les résumés sur les programmes télé, comme ça je sais tout ! »
Arrive ensuite LA question qui les taraude : à la ville, « Hélène » et « Nicolas » (Patrick Puydebat) sont-ils amoureux comme à l’écran ? Une adolescente de Marly-lez-Valenciennes (Nord) ose aller plus loin : « Hélène, as-tu peur quand tu l’embrasses ? » Central dans la série, l’amour l’est aussi dans ces lettres. Si Hélène est l’objet du désir de quelques hommes mûrs (comme elle, ils aiment systématiquement les promenades en forêt, les cèpes et la poterie), la comédienne est envisagée le plus souvent comme une grande sœur bienveillante ou une amie avisée.
Marie-Laure explique qu’elle regarde la série en se demandant comment font les couples pour être « en harmonie ». Bélinda, 13 ans, a composé une chanson sur son coup de foudre pour Jonathan, elle voudrait savoir ce qu’Hélène en pense. Anissa, 12 ans, pleure tous les soirs parce que Sofiane ne l’aime pas en retour : « Qu’est-ce que je peux faire ? » Justine, 14 ans, amoureuse de son meilleur ami, est perdue : « Je voudrais que tu me dises comment ne pas gâcher notre amitié. Je t’en supplie. » Claudia, 14 ans, aime « à la folie » un garçon de son collège : « Je veux sortir avec lui, j’ai déjà essayé de lui demander, mais quand on s’est retrouvés tous les deux, il est devenu tout rouge. Aide-moi, Hélène ! »
Dans ces montagnes de lettres, beaucoup d’enfants et d’adolescents témoignent de leur solitude. Autour d’eux, les autres ont des amis ; eux n’y parviennent pas. Hélène est à leurs yeux une interlocutrice évidente. Séverine, 10 ans, voudrait « correspondre toutes les semaines » avec son héroïne. Sabrina, 10 ans et demi, voudrait qu’Hélène téléphone « le mardi 19 avril à 1 h 30 de l’après-midi ». Chez Hilda, Hélène peut appeler « n’importe quel jour à 6 heures du soir ». Amandine est plus souple : « entre 6 h 15 et 6 h 30 de l’après-midi », et la comédienne pourra appeler en PCV si ça l’arrange. Alexandra, 10 ans, raconte qu’Hélène est déjà sa confidente. Elle a pris l’habitude de parler à un poster d’Hélène assise dans l’herbe, guitare à la main, sur fond de coucher de soleil. « Ça me console quand je suis triste », note-t-elle. « Parfois, ajoute-t-elle, je me dis que ce n’est qu’un poster, que ce n’est pas du tout toi, et je suis un peu triste. »
« Dans la série, quand quelqu’un à un problème, il se confie à toi », a remarqué Céline, de Villeneuve (Aveyron), qui trouve naturel de faire de même. Les enfants sont convaincus qu’ils peuvent faire confiance à Hélène et qu’elle saura les comprendre : « Si tu joues ce personnage, c’est forcément que tu as quelque chose en commun avec lui », considère Aline. C’est vers elle que Yannick se tourne pour faire adopter les petits que sa chatte attend (« sinon mon père va les noyer à la naissance »). C’est elle que sollicitent Karim et Samir, deux lycéens de Tizi-Ouzou (Algérie), pour soutenir leur demande de visa pour la France. C’est elle encore que des fillettes consultent pour « perdre des kilos ». Dans la sitcom, à défaut d’aller en cours, les étudiantes font du fitness et surveillent leur ligne. Virginie, 11 ans, crayonne : « Je suis grosse, mes parents ne veulent pas que je fasse de régime, comment faire pour être belle ? »
Des milliers de jeunes filles rêvent d’être comme Hélène. Elles sont friandes de conseils pour devenir chanteuse ou comédienne. Elles ont des questions très prosaïques : doit-on arrêter l’école, est-on obligé de monter à Paris pour devenir une célébrité ? Et d’abord, comment trouve-t-on des chansons ? Pour se lancer, elles quémandent toutes la même faveur : pouvoir jouer dans la série (« rien qu’un épisode, ce serait super »), sinon passer une journée avec leur héroïne. Hélène est invitée à des goûters d’anniversaires — avec des plans et des indications pour ne pas s’égarer (« Place Kléber, tu devras prendre le bus 4-14-24 du côté Chaussures Bata direction Schiltigheim… ») — ou à venir « se reposer quelques jours à la maison ». Fanette se réjouit déjà : « Peut-être que tu tomberas amoureuse de l’un de mes grands frères, ça serait super ! »
Ce sont des courriers d’avant Internet, qui réclament le nom de la librairie la plus proche où l’on peut trouver le livre officiel. Des quadruplées nées le 1er avril 1980 (« Ceci n’est pas un gag ») s’enquièrent de la date du prochain concert à Limoges. Mallory, 11 ans, demande que sa lettre soit lue à la télé. Sandrine précise que la sienne ne doit surtout pas l’être, « même à la radio ». Parfois, sur l’enveloppe, une mention souligne l’urgence : « Facteur, presse le pas, Hélène Rollès n’attend pas. » Les enfants courent, eux aussi. Entre deux dessins de dauphins bondissants et de chevaux au galop, ils évoquent les devoirs que l’on se dépêche de finir ou le sprint qu’il faut piquer à la descente du car pour être à l’heure devant la télé.
Signe des temps ? Des mères de très jeunes enfants s’émerveillent que leur bébé « adore » la voix d’Hélène et ne manque aucun épisode de la série. « Mon petit garçon est fou de vous depuis l’âge de 4 mois », jubile Carmen. À l’autre extrémité de la pyramide des âges, voici une homonyme née en 1927 : « Mademoiselle, je serais très heureuse de savoir si vous êtes de ma famille », écrit Hélène Rollès à Hélène Rollès.
Et puis, au détour d’un paragraphe, transpirent des expériences plus complexes. De nombreuses mères écrivent de la part d’un enfant handicapé. Une jeune fille s’inquiète de courriers d’huissiers qu’elle a lus en douce. Une autre demande un peu d’argent « pour faire le mois » car ses parents sont au chômage. Danny, 13 ans, révèle qu’elle vient de fuguer du foyer où elle était placée. Une jeune fille indique qu’elle songe au suicide. Amélie, 9 ans, évoque la mort de son cousin. Une ado espère de l’aide pour écrire une chanson en hommage à un petit frère fauché par la mort subite du nourrisson. Anne-Laure, 14 ans, confie qu’elle souffre d’anorexie. La mère d’une adolescente victime d’un viol indique qu’elle croit que seul un mot d’Hélène redonnerait le goût de vivre à sa fille. Nathalie dépeint « l’enfer » qu’elle vit « à cause de l’alcool ». Karine a peur de rater ses études car son père alcoolique l’entraîne dans des disputes incessantes qui l’empêchent de travailler. « Depuis un mois, expose Vanessa, je suis partie habiter chez mon père car ma mère me battait et buvait. » Stéphanie raconte le dernier week-end passé chez son père, alcoolique lui aussi. Avec ses sœurs, elle s’est sauvée chez des voisins « car il ne nous faisait jamais à manger et il ne se lavait jamais et ça puait et il nous disputait et il s’est étalé sur le canapé ». D’une écriture très serrée et très penchée, une adolescente landaise a noté cette confidence : « Mon secret est que j’ai eu des rapports sexuels avec mon oncle et mon frère. Maintenant, ils sont en prison. »
Dans le livre Je m’appelle Hélène (éditions Montjoie), les fans pouvaient accéder à l’intimité de leur idole. Une photo la montrait assise dans un lit, une feuille constellée de cœurs entre les mains. « À l’heure du petit-déjeuner dans une chambre d’hôtel, indiquait la légende, Hélène relit les lettres que lui ont adressées les enfants et les conserve précieusement pour un jour leur répondre… »
Comment aurait-elle pu répondre ? Hélène recevait souvent un millier de lettres par jour. Les lire — simplement les lire — était impensable. Dans le meilleur des cas, la quinzaine de secrétaires du service courrier d’AB Productions faisaient parvenir une photo dédicacée aux enfants qui avaient joint une enveloppe timbrée.
Les figures de l’écurie AB disposaient de trois mois pour récupérer leur correspondance. Ensuite, tout était détruit. En revanche, le volume de lettres reçu par les comédiens, les animateurs et les chanteurs était scruté de près par la production : c’était un indicateur majeur de popularité.
Hélène Rollès savait tout cela. À ses débuts chez AB, elle a enregistré un album et multiplié les apparitions dans « Salut les Musclés » et « Pas de pitié pour les croissants », mais en attendant le succès, elle a été employée comme standardiste puis au service courrier. Elle était chargée de dépouiller la correspondance de Dorothée.