Assise en tailleur sur la moquette fatiguée de son appartement, entourée de tas de papiers soigneusement organisés, Zoe Barnes épluche méticuleusement les documents. La jeune journaliste infatigable à la silhouette gracile est prête à tout pour le scoop. Dans le noir, avec son sweat à capuche d’adolescente et ses sourcils froncés, elle échange inlassablement des textos avec le redoutable politicien Frank Underwood. Au lit, sera-t-il plus enclin à lui glisser quelques bribes d’informations ?
La version américaine de House of Cards (Netflix, 2013) propose une vision fantasmée des enjeux de pouvoir entre journalistes et politiques. Chacun se sert de l’autre dans un climat de secret et de conspiration. « Zoe vit pour le journalisme. Elle couche pour obtenir des infos. C’est un personnage extrême qui affronte un autre personnage extrême. Chacun se pose la même question : la fin justifie-t-elle les moyens ? », expose Sarah Sepulchre, professeure à l’université de Louvain en cultures médiatiques et populaires, questions de genres et séries.
Journal intime
Autre décor, autre ambiance. Assise à son bureau, face à son ordinateur et à la fenêtre de son appartement new-yorkais, Carrie Bradshaw fume une cigarette en attendant l’inspiration. Celle-ci viendra magiquement après moult minauderies et cocktails entre copines, et lui permettra d’écrire d’une traite un texte inspiré et inspirant pour l’ensemble des femmes de sa génération en quête du grand amour. « Dans Sex and the City (HBO, 1998), ou plus récemment dans The Bold Type (Prime Video, 2017), il s’agit de chroniqueuses. On est très proche du journal intime », constate Pierre Langlais, journaliste spécialisé dans les séries pour l’hebdomadaire Télérama.
Dans la fiction, les personnages de femmes journalistes semblent ainsi faire le grand écart entre l’enquêtrice prête à tout pour la vérité (ou sa carrière) et la chroniqueuse transformant sa propre vie en roman à l’eau de rose. Pierre Langlais résume : « À l’écran, le journaliste, homme comme femme, est soit un renifleur de merde soit un dilettante qui bosse deux heures par jour. »
Le spécialiste des séries minimise l’aspect caricatural de ces personnages par « la difficulté à mettre en scène la profession ». Une difficulté à laquelle viennent s’agripper quelques clichés bien collants. Le reporter baroudeur versus la bavarde un peu tarte. Le journaliste sérieux versus la nana qui use de ses charmes. Le prototype du personnage qui couche avec sa source pourrait-il être un homme ? Selon Pierre Langlais, si « entre un journaliste et sa source, il y a toujours un jeu de séduction, dans House of Cards, cette représentation est datée. » La journaliste Maëlle Le Corre, qui s’intéresse notamment aux questions LGBT pour le site Madmoizelle, tranche : « Avec Zoe Barnes est véhiculée cette idée que la femme est forcément dans la séduction. Dans la fiction, la journaliste est toujours sexualisée, parce qu’il y a une sexualisation de la femme en général. »
Le syndrome de la Schtroumpfette
« La femme à l’écran, c’est un peu le syndrome de la Schtroumpfette », déplore l’enseignante à l’université de Louvain Sarah Sepulchre. Une bande de mecs et une seule fille. Il y a la Schtroumpfette, seule entourée de Schtroumpfs, mais aussi April O’Neil (soit présentée comme scientifique, soit comme journaliste) seule parmi les Tortues Ninja, ou encore Leïa dans Star Wars, la Castafiore dans Tintin, et évidemment, les personnages de femmes flics, toujours une femme noyée dans un océan d’hommes. Les fictions sur le journalisme ne dérogent pas à la règle.
Dans l’excellent Spotlight (2016), film oscarisé et inspiré d’une histoire vraie, l’équipe de journalistes d’investigation ne compte qu’une femme. Comme si rien n’avait changé depuis La Dame du vendredi (1945), où la brillante et excentrique journaliste campée par Rosalind Russell évolue, avec brio, dans un univers uniquement masculin, au sommet duquel on trouve le charismatique Cary Grant, son rédacteur en chef qui n’est autre que son ex (spoiler : et futur). La journaliste Maëlle Le Corre résume : « La fiction reste sur l’idée qu’il s’agit d’un métier d’hommes blancs CSP+. C’est un milieu très normé où tout le monde se ressemble. C’est très difficile en tant que femme de se projeter. »
Quid de la réalité ? En janvier 2020, la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP) comptabilisait en France environ 35 000 cartes de presse. 52 % d’hommes et 48 % de femmes. Presque l’égalité. Marlène Coulomb-Gully, professeure à l’université de Toulouse 2, qui s’intéresse notamment aux médias, aux genres et à la politique, constate, dans la réalité comme dans la fiction, la permanence d’une « double ségrégation verticale et horizontale ». « Avec la ségrégation verticale, qui se matérialise par un plafond de verre et un plancher collant, les femmes ont plus de difficultés à accéder à des fonctions de direction et sont sur-représentées dans la précarité et les postes à temps partiel. »
« Ségrégation horizontale »
Quant à « la ségrégation horizontale », elle cantonne les femmes à des sujets considérés comme féminins. « Les femmes sont mieux représentées dans la presse magazine et féminine. Elles travaillent sur des sujets d’éducation, de société, quand les hommes s’octroient les rubriques politique, économie et sport. » En ce sens, les fictions ne sont pas en total décalage par rapport à la réalité. D’un côté, Le Diable s’habille en Prada (2006) avec une odieuse Meryl Streep en rédactrice en chef (et encore, elle est cheffe) d’un magazine de mode et son assistante, une aspirante journaliste au regard éberlué, cantonnée aux basses besognes. De l’autre, Les Hommes du Président (1976), adaptation du scandale du Watergate avec deux hommes en chevaliers du quatrième pouvoir. Inspirés de faits réels, ces films reproduisent un état de fait, mais le perpétuent par la même occasion dans l’imaginaire collectif.
Si, dans certaines œuvres, les femmes se risquent à des sujets considérés comme masculins, « il y a toujours un homme dans le coin », analyse Cécile Pinaud du blog Femmes de séries. « Soit elles en tombent amoureuses, soit c’est l’antagoniste. » La série The Newsroom (HBO, 2012) met en scène trois femmes. La naïve et débutante Maggie, qui entretient une relation avec son supérieur hiérarchique. La productrice McKenzie, appelée à la rescousse pour sauver une émission et qui y parvient par son travail, mais aussi parce qu’elle a eu (et, spoiler, aura à nouveau) une histoire avec le présentateur star. Et l’effrontée et indépendante Sloan, qui finit par s’amouracher d’un collègue. « Les histoires d’amour permettent des rebonds scénaristiques, mais on voit bien que la femme n’est jamais l’égale de l’homme », avance Cécile Pinaud. Dans la réalité, 12 % des personnes interrogées avaient rencontré leur partenaire actuel sur leur lieu de travail, selon une étude de l’Ifop parue en 2018. Le sondage ne précise pas si les femmes sont les subordonnées des hommes qu’elles fréquentent.
#MeToo : avant/après
« Il y a un avant et un après #MeToo », continue la blogueuse. « Dans The Morning Show (Apple TV, 2019), il y a plein de zones de gris. On y voit une femme, Jennifer Aniston, produit du système, qui s’est battue pour être présentatrice. Elle a vu des choses condamnables mais n’a rien dit par peur de perdre son job. C’est très réaliste. » Un constat partagé par Sarah Sepulchre, de l’université de Louvain. « Cette série prend à bras le corps le problème du sexisme dans les médias. La question est abordée de manière systémique. Les femmes ne sont pas libres de dire non. C’est une série engagée et très clairement post #MeToo. » Sarah Sepulchre fait le parallèle avec The Newsroom (HBO, 2012) dont « les rapports de pouvoir [lui] sautent aux yeux. C’est une série qui représentait le sexisme dans les rédactions mais ne s’en rendait pas forcément compte ».
Pierre Langlais, de Télérama, estime que « les femmes sont montrées comme ayant une légitimité à acquérir et des difficultés à s’imposer. Par conséquent, elles doivent être plus ambitieuses et leurs personnages sont de fait excessifs. C’est Courteney Cox dans Scream (1997), une chieuse. » Métier passion par excellence, le journalisme donne naissance à des personnages entiers. Pour Cécile Pinaud, les séries mettent ainsi en scène « une vocation et donc des nanas intenses et parfois même énervantes, comme Lois Lane, femme de Superman, qui repousse toujours les limites jusqu’à se mettre en danger ». Et être sauvée par l’homme, super-héros, évidemment. La blogueuse s’est particulièrement intéressée au personnage de Lois Lane qui, au fil des séries, marque l’évolution de la vision de la femme ces vingt dernières années. « Dans Lois et Clark (1993), une comédie, elle est un peu fofolle. Dans Smalville (2001), une romance, elle débute, pleine de panache. Enfin, dans Superman et Lois (2021), c’est une quadra avec deux adolescents. Toujours en quête de vérité, elle n’a plus rien à prouver. C’est la plus réaliste. »
Présupposé de connivence
Ce personnage aura donc attendu le milieu de sa carrière et de nombreux succès pour être enfin respecté. Le récent documentaire de Marie Portolano Je ne suis pas une salope, je suis une journaliste (2021), qui dénonce le sexisme subi par les femmes journalistes dans le sport, illustre la difficulté des femmes à évoluer dans des disciplines considérées comme masculines. Si elles y parviennent, c’est soit avec le soupçon qu’elles ont couché pour réussir, soit en empruntant des attributs très masculins.
Exemple avec Borgen, une femme au pouvoir (2010), dont le sujet est l’ascension d’une femme en politique. Un personnage secondaire est une jeune présentatrice télé. Elle se voit propulsée sur le devant de la scène pour l’animation d’un débat crucial à la place d’une consœur plus âgée. Cette dernière, officiellement écartée pour alcoolisme, pose à sa jeune remplaçante « la » question : aurait-elle couché avec le rédacteur en chef pour en arriver là soudainement ? Il se trouve que non. Mais son histoire secrète avec le conseiller du Premier ministre vient, là encore, attiser un présupposé de connivence entre journalistes (femmes) et politiques (hommes).
Quant aux attributs masculins, il en va ainsi dans The Journalist, nouvelle série japonaise. Sortie sur Netflix ce 13 janvier, elle présente une femme forte au milieu d’hommes, en quête de vérité comme d'un absolu. Autre exemple, la journaliste campée par Léa Seydoux dans France (2020). « C’est une femme avide de pouvoir, de reconnaissance. Glaciale. Une journaliste sans foi ni loi et pas très intellectuelle. C’est son énergie sur le terrain et en plateau qui est valorisée », remarque Dalya Daoud, cofondatrice et rédactrice en chef du pure player d’information locale Rue89Lyon. Pour elle, « la colère et la haine que porte le réalisateur Bruno Dumont à l’encontre des médias sont cristallisées dans le personnage d’une femme. Il esthétise une façon de faire de la presse cynique et cruelle avec cette journaliste très belle et sophistiquée. C’est un choix. » Et à la fin, cette journaliste star perd tout : boulot, mari et enfant. Une manière de dire qu’elle aurait mieux fait de laisser faire les hommes ?