S’abonner à un journal, ad vitam aeternam. C’est ce que Libération proposait en juin : un abonnement à vie à sa version numérique, comme pour prouver au public qu’après plusieurs périodes de difficultés économiques, le « futur du journal » et l’engagement de ses lecteurs existaient encore. Depuis l’année dernière, le quotidien enrichit son offre avec enthousiasme. Mi-octobre, sur son site internet, la rédactrice en chef de la rubrique Idées Cécile Daumas, invitait à découvrir un « univers visuel et sonore » : l’application Bulb, une revue numérique conçue avec la même ergonomie qu’une plateforme de streaming, proposant une « nouvelle expérience de lecture ». Surtout, cette « bulle de lecture immersive » est réservée aux abonnés.
Visuels de l'application « Bulb ». Crédits : Libération.
Libération n’est pas le seul titre à proposer une « nouvelle expérience » à ses lecteurs. Des applications aux newsletters, en passant par des podcasts et des fonctionnalités plus discrètes, la presse en ligne semble vouloir accorder davantage d’importance à ses abonnés. Début janvier, le rapport annuel du Reuters Institute sur les pratiques numériques des médias rapportait que sur 130 médias internationaux interrogés, 52 % souhaitent faire de l’abonnement numérique leur principale source de chiffre d’affaires en 2019. En France, Le Monde a annoncé vouloir atteindre le million d’abonnés numériques à l’horizon 2025, alors que le quotidien généraliste en compte aujourd’hui plus de 200 000 — et environ 100 000 de plus à sa version papier.
À en lire le site spécialisé Mind News, « le chiffre symbolique du million d’abonnés visé par Le Monde illustre la montée en puissance des éditeurs de presse français les plus matures sur les offres payantes en ligne, leur principal levier de croissance ».
La rétention comme stratégie de survie
Au niveau de la presse en ligne, cette « montée en puissance » ne se traduit toutefois pas directement par l’attraction de nouveaux abonnés comme l’illustre dans le cas du Monde, mais d’abord par la rétention de ceux qu’ils ont déjà. « Face à une concurrence accrue pour attirer les lecteurs prêts à s’abonner, les entreprises de presse cherchent à valoriser leurs offres d’abonnement existantes pour diminuer leur taux de désabonnement », souligne le rapport du Reuters Institute.
Le New York Times a triplé entre 2015 et 2017 l'effectif du service dédié à cette activité
Au sein des grands médias anglophones, la rétention des abonnés compte désormais parmi les éléments centraux dans le modèle économique: le New York Times a triplé entre 2015 et 2017 l’effectif du service dédié à cette activité, alors qu’il vient de franchir le cap des 4 millions d’abonnés numériques et souhaite atteindre les 10 millions en 2025. Le Washington Post compte désormais une vingtaine d’employés consacrés à cette tâche, dans un service inexistant il y a quelques années. C’est autant que chez The Economist, qui accroit ses bénéfices de diffusion grâce à cette stratégie — un abonné numérique rapporte en effet davantage qu’un abonné papier, notamment à cause des coûts d’impression du papier.
L’abonnement est un moyen de s’affranchir peu à peu des annonceurs
Cette volonté de fidéliser les abonnés apparaît d’abord pour la presse en ligne comme une stratégie de survie. Le modèle économique des grands médias traditionnels, notamment en France, a longtemps reposé sur la publicité et la gratuité des contenus, renforçant leurs difficultés financières. L’abonnement est donc un moyen de s’affranchir peu à peu des annonceurs, à l’heure où Facebook et Google captent 61 % des revenus publicitaires en ligne. Entre une stratégie axée sur la conquête des abonnés et une autre fondée sur la fidélisation, les médias privilégient souvent la seconde, car celle-ci s’avère moins coûteuse. « Dans un marché aussi compétitif que celui de la presse, quand un lecteur est acquis, il est plus facile de le retenir », appuie Juliette Laborie, directrice des abonnements numériques au Guardian.
Offrir une expérience premium
La valorisation des offres déjà existantes passe notamment par la forme que prennent les articles et la plateforme proposée aux lecteurs, dont la qualité de l’expérience devient cruciale. « Libération est minoritaire sur ce marché des médias généralistes et traditionnels qui proposent une offre numérique. Nous sommes condamnés à être innovants, différents, et c’est comme ça que l’on séduit nos lecteurs », énonce Cécile Daumas, avant d’ajouter : « Quand un lecteur lit Libération au soleil, avec son café, c’est une expérience personnelle et sensorielle. Lorsqu’il se plonge dans Bulb, nous souhaitons qu’il ressente cette même expérience en version numérique. » L’application se veut aussi un prolongement naturel de la rubrique Idées du quotidien papier : selon Cécile Daumas, les pages de cette rubrique sont consultées en ligne plus de 1,5 million de fois chaque mois.
« Nous sommes condamnés à être innovants, différents, et c’est comme ça que l’on séduit nos lecteurs »
Cécile Daumas
Offrir une « expérience de lecture agréable de l’information », tel est aussi l’objectif de The Daily, la nouvelle application du Guardian lancée le 17 octobre et réservée aux abonnés, mais sans aucun contenu exclusif. « Nous sommes attachés à notre idée du journalisme ouvert et accessible à tous. C’est un principe du journal, mais qui prend désormais son sens dans notre stratégie économique », soutient Juliette Laborie. Déjà, sur son site internet, le quotidien britannique ne propose aucun contenu payant, attribuant au titre une place singulière dans le paysage des grands quotidiens. Entre 2014 et 2017, le journal bénéficiait d’un système de membership : les lecteurs pouvaient soutenir financièrement le quotidien en échange de quelques privilèges, comme des invitations à certains événements.
Depuis 2017, le quotidien a paradoxalement su renforcer l’engagement de son lectorat par un nouveau modèle de contributions basé sur les dons, sans contreparties associées. « En 2015, le Guardian comptait 12 000 membres et 175 000 abonnés totaux. En mars 2019, deux ans après notre nouvelle stratégie de monétisation, le journal s’appuyait sur plus de 650 000 contributeurs réguliers et abonnés », précise Juliette Laborie. Avec ses offres d’abonnements, le Guardian propose alors aux lecteurs une expérience et une relation particulière.
Cette attention à l’expérience de lecture n’est pas nouvelle : depuis plusieurs années, les sites de presse distinguent l’apparence de leur version « non abonnés » et de leur version « abonnés » (absence de publicité, mode zen,…). De façon plus originale, certains médias en ligne comme Nextinpact, Mediapart ou sur le même modèle Libération, promettent à leurs abonnés l’abandon des trackers publicitaires.
Des contenus exclusifs pour les communautés de lecteurs
La valeur ajoutée proposée aux abonnés tient aussi à l’exclusivité des contenus. Le podcast, plus incarné qu’un contenu classique, est ainsi devenu un bon moyen de renforcer le lien avec son lectorat. Alors qu’en France, ce format est encore en phase de développement dans les grands médias — Le Monde a dévoilé ses premiers podcasts en septembre —, aux États-Unis, les offres de podcast se renforcent. En avril 2018, le New York Times lançait Caliphate, série sur l’État islamique en Syrie et la chute de Mossoul, dont les épisodes étaient accessibles aux abonnés une semaine avant leur diffusion globale. Plus récemment, en octobre, le Financial Times a mis en ligne The Rachman Review, exclusivement réservé à ses abonnés, une première dans le paysage des médias. « Gideon Rachman est un chroniqueur très connu du journal, un des plus suivi par nos abonnés. L’idée était de leur permettre une autre sorte d’accès à ses contenus, plus intime et décontracté », commente Renée Kaplan, directrice de la stratégie d’audience et des nouveaux contenus au Financial Times.
« Les médias sont en concurrence pour l’attention de chaque utilisateur, avec chacune de ses applications. »
Renée Kaplan
Pour créer un plus fort engagement, les rédactions font aussi ressurgir des formats plus traditionnels, comme celui de la newsletter, perçue comme un moyen efficace de fidélisation. « C'est un objet éditorial qui, dans un espace réduit et facile à appréhender par rapport à l'immensité d'un site généraliste, propose une offre à intervalle régulier », expose Alexis Delcambre, directeur adjoint de la rédaction du Monde en charge de la transformation numérique. « La newsletter s’adresse spécifiquement à des catégories de lecteurs, sensibles à une thématique, à la différence de la page d'accueil d’un site d'information où tous les sujets d’actualité sont abordés. » Elle crée ainsi un lien direct avec le lecteur : depuis peu, le Financial Times propose d’ailleurs des sondages dans ses newsletters les plus populaires, à l’image de ce que fait depuis quelques années le pure player Quartz, pionnier du format. « À travers leur participation, le principe est de pouvoir renvoyer aux abonnés leur propre image, leur propre voix, en créant un réel sentiment de communauté », fait valoir Renée Kaplan. « Les médias sont en concurrence pour l’attention de chaque utilisateur, avec chacune de ses applications. Paradoxalement, le mail est un format qui reste intime, loyal et protégé de cet univers de distractions numériques », reprend-t-elle.
Le Monde revendique 1,7 million d’inscrits à ses 15 newsletters
Pour les rédactions, ce format est aussi un prolongement personnalisé de leur ligne éditoriale. Fin janvier, le quotidien du soir lançait « Le Monde de l’éducation », rassemblant aujourd’hui près de 10 000 abonnés au journal. « Le lectorat enseignant est historiquement important pour Le Monde », souligne le directeur adjoint de la rédaction. Le titre revendique 1,7 million d’inscrits à ses 15 newsletters, qu’elles soient gratuites ou réservées aux abonnés. L’une des plus populaires à destination des abonnés, Le Brief — elle existe depuis le lancement de la première offre d’abonnement numérique du Monde en 2002 — rassemble à elle seule quelque 66 000 inscrits. Fin août, Libération présentait aussi sa nouvelle newsletter féministe, « L », « réaffirmant cet engagement autour du féminisme et des questions de genre et de sexualité, traités à Libération depuis la création du journal », rappelle Cécile Daumas. Rassemblant près de 31 000 abonnés, elle rejoint la newsletter politique Chez Pol, Libé Marseille ou Tu Mitonnes dédiée à la cuisine.
Ces contenus thématiques à destination des abonnés peuvent aussi prendre la forme d’applications spécifiques, à l’image de Cooking du New York Times et de son offre de mots croisés Crossword, qui ensemble regroupent près d’un million d’abonnés. En France, Libération propose une application similaire, surnommée RaJeux.
Plusieurs médias ont aussi parié sur les groupes Facebook, comme Le Figaro et son Club Histoire réservé à ses abonnés, lancé en 2018 après son club de lecture, quant à lui ouvert à tous. « C’est un laboratoire d’idées et de fidélisation, qui apporte une valeur à l’abonnement. Il s’agit de construire une communauté, en écho avec Le Figaro Histoire », revendique Julie Coulon-Profizi, journaliste social media et médiatrice du groupe Facebook.
LeFigaro.fr teste un « paywall dynamique » capable de filtrer les contenus en fonction du comportement du lecteur
Ces dispositifs « premium » cohabitent avec des services plus traditionnels, comme l’événementiel, les voyages ou les sorties culturelles (concerts, spectacles,…) proposés par exemple par Le Monde (« Le Monde événements abonnés ») ou Le Figaro (« Le Figaro Privilèges). L’acquisition d’abonnés, n’est pas non plus oubliée et fait également l’objet d’expérimentations. LeFigaro.fr teste ainsi la mise en place d’un « paywall dynamique » capable de filtrer les contenus de manière différente en fonction du comportement du lecteur, adaptant le message marketing au profil de l’utilisateur. Quant au Monde, il financerait aussi un projet de segmentation des tarifs de ses abonnements en ligne.
À travers ces offres larges et personnalisées, au prix ajustable, la presse en ligne cherche ainsi à se démarquer d’une concurrence renforcée au fil des années. Mais gare à l’overdose d’abonnements numériques…