des journalistes et séparatistes prorusses à Donetsk en octobre 2014

Des journalistes et des séparatistes prorusses lors d'une attaque à l'aéroport de Donetsk, le 16 octobre 2014.

© Crédits photo : Dominique Faget/AFP

Profession « fixeur » : ces Ukrainiens qui aident les journalistes à raconter la guerre

Sans eux, la guerre ne pourrait être décrite et documentée. « Eux », ce sont les fixeurs, celles et ceux qui, malgré les risques, guident les journalistes étrangers à travers leur propre pays, devenu champ de bataille. Qui sont-ils, quel est leur rôle exact, en quoi est-il essentiel ? Des reporters français, présents en Ukraine depuis le début du conflit, racontent.

Temps de lecture : 7 min

Ils étaient avocats, interprètes, ingénieurs, conducteurs de taxis ou tatoueurs. Depuis l’invasion de leur pays par la Russie, ils sont devenus fixeurs. Le matin, ils rejoignent désormais des journalistes de toutes les nationalités pour les aiguiller sur un territoire, le leur, bombardé depuis le 24 février par les forces russes. Ils sont au volant, organisent les rendez-vous, traduisent les interviews, expliquent à chaque check-point que les gens assis à l’arrière du véhicule, ce sont des reporters, venus d’ailleurs pour raconter la guerre.

Pour trouver un fixeur, les journalistes font ce qu’ils savent faire : ils passent des coups de fil. « Tout ça, ça se fait par capillarité, c’est des contacts de contacts », résume Timothée Boutry, grand reporter au Parisien. On appelle quelqu’un sur place que l’on connaît, et on lui demande s’il connaît quelqu’un qui pourrait faire le job. Ensuite, on rencontre cette personne, on parle un peu, on discute tarifs, disponibilités, logistique, et on se lance. « Il faut essayer, il n’y a pas d’autre solution », conseille Luc Mathieu, grand reporter à Libération, prix Albert Londres en 2015 pour une série d’articles sur le djihad réalisée en Syrie, au Kurdistan et en Irak.

Parfois ça marche, parfois pas. Il arrive que le fixeur ne parle pas suffisamment bien anglais, ne comprenne pas ce que la ou le journaliste attend de lui, ou soit trop marqué politiquement. « Au Caire, pendant la révolution égyptienne de 2011, on avait changé de fixeuse au bout de deux jours parce qu’elle déformait les propos des manifestants. Elle était pro-Moubarak », se souvient Jean-Baptiste Brunaud, grand reporter à M6. Dans ces cas-là, on essaie avec quelqu’un d’autre.

« Je ne peux pas continuer à travailler »

Pour l’heure, en Ukraine, les journalistes n’ont pas du tout l’embarras du choix. « À l’hôtel Ukrayina, à Kiev, où il y avait énormément de presse, ils ont vu tous leurs fixeurs se barrer au premier jour de la guerre », raconte une journaliste sur place. Et pour cause :  « Les journalistes veulent aller vers l’Est, les Ukrainiens vers l’Ouest », résume Valentin Boissais, envoyé par RTL. « C’est le terrain de guerre le plus compliqué sur lequel on a jamais été », estime pour sa part Loup Bureau, réalisateur et journaliste, auteur du documentaire Tranchées, portant sur la guerre du Donbass. Il développe : « L’invasion se faisant sur tous les fronts, tous les gens avec qui on travaillait se sont retrouvés impliqués dans le conflit. » Le journaliste est rentré en France il y a quelques jours, après s’être retrouvé sans fixeur, sans voiture et sans gilet pare-balles, réquisitionné par l’armée ukrainienne, à qui il l’avait loué.

Comme d’autres, son fixeur l’a quitté au début du conflit. « On s’est réveillés le 24 février, on a compris que ça allait être la guerre partout. Il m’a tout de suite dit : "Je ne peux pas continuer à travailler, il faut que j’aille mettre ma copine à l'abri". » Timothée Boutry raconte une histoire similaire : « Hier matin, ils sont partis. Ils voulaient rentrer chez eux, vers Dnipro, pour s’occuper de leurs quatre enfants. » Le journaliste du Parisien, qui a pris le relais de sa collègue Christel Brigaudeau, travaillait avec un couple de cinquantenaires, Arkadi et Annette. Lui était interprète, elle tatoueuse. Il passait les coups de fil, elle conduisait.

Austin Mini

En attendant de trouver quelqu’un d’autre, le reporter fait avec les moyens du bord. « J’ai appelé Luc Mathieu, je lui ai demandé si on pouvait se greffer avec eux. Il y a une solidarité des reporters sur le terrain. En général, on se connaît et on s’entraide. Le photographe qui bosse pour Libé connaît le mien. C’est comme ça qu’on s’est retrouvés hier à cinq dans une Austin Mini, avec un Ukrainien au volant, qui bossait dans le cinéma avant la guerre. »

Mais un « bon » fixeur, au juste, qu’est-ce que c’est ? Ça peut être quelqu’un qui a des contacts. « En politique, dans les groupes armés… C’est quelqu’un qui peut, par exemple, t’arranger une interview avec les Talibans, avant qu’ils ne prennent le pouvoir en Afghanistan », détaille Luc Mathieu. Pour l’heure, en Ukraine, c’est surtout quelqu’un qui parle anglais, alors que la plupart des journalistes français ne parlent ni ukrainien, ni russe. « Si le fixeur a un anglais approximatif, il risque de ne pas poser tout à fait la question que l’on voulait, puis de mal traduire la réponse. Ce n’est pas envisageable », précise Charlotte Dardelin, reportrice pour M6. Sa fixeuse, Anastasia, 30 ans, travaillait il y a encore deux semaines dans la finance. « Elle connaît hyper bien son territoire, sa ville, et elle est excellente en anglais. »

Anastasia possède une autre qualité : elle a une voiture. « La ville de Kiev est très grande, très étendue. Il faut absolument une voiture pour se déplacer dans la ville et dans le pays. Et ce n’est pas simple de trouver de l’essence. Des fois, tu fais la queue une heure et demie à la pompe », relate Luc Mathieu.

« On nous a braqué des fusils dessus »

Les fixeurs sont aussi là pour déminer certaines situations, parfois très tendues. Valentin Boissais (RTL) s’en souvient. Le 2 mars, lui et son collègue Julien Fautrat sont en voiture, à l’arrière. À l’avant, leur fixeuse Irina, 27 ans. Elle travaille dans l’humanitaire. Son père est au volant. Il ne parle pas anglais, mais voulait accompagner sa fille. Ça le rassure. Au point de contrôle, tenu par des Ukrainiens, la situation se tend très vite : « On nous a braqué des fusils dessus », raconte le journaliste radio. « C’était des civils, ça se voyait qu’ils tenaient mal leurs fusils, j’ai eu peur. C’est Irina qui a tout géré, elle a discuté avec eux, je ne comprenais rien à ce qu’elle disait, mais ils ont fini par se calmer. Ils se sont même excusés. Forcément, ce genre de situation, ça amplifie la confiance que tu as en elle. »

« Les fixeurs sont des balises qui te permettent de juger les risques sur place », abonde Loup Bureau. « Quand je suis en voiture avec Dima, on respecte toujours les mêmes procédures de sécurité : les fenêtres ouvertes, pour ne pas que les vitres explosent dans la voiture. On ne met pas notre ceinture pour pouvoir se dégager vite, si besoin. Avant une ligne de front, on s’arrête pour mettre nos gilets pare-balles. Dima, que j’ai rencontré sur la place Maïdan en 2013, qui était ingénieur à l’époque, et qui est ensuite devenu membre volontaire de l’armée ukrainienne, connaît bien ces choses-là. »

« Les télés anglo-saxonnes payent beaucoup plus cher »

Il arrive parfois que les fixeurs soient à l’origine d’un sujet. C’est Irina, par exemple, qui a proposé à RTL de se rendre dans un hôpital du nord-ouest de l’Ukraine qui accueille des militaires blessés. « C’est elle qui a eu l’idée, elle nous a dit qu’elle avait un plan, qu’elle connaissait quelqu’un là-bas », raconte Valentin Boissais. Pour lui, pas de doute, « le fixeur fait un travail de journaliste ». Loup Bureau émet un avis similaire : « C’est lui qui contacte les gens, met en place la séquence que l’on va tourner. Quand on veut filmer une scène près du front, par exemple, il va contacter l’attachée de presse de la brigade, puis négocier avec le chef de brigade. Il fait quasiment un travail de journaliste. » D’autres interviennent moins dans la partie éditoriale.

Pour ce travail — pour lequel ils risquent souvent leur vie — Anastasia, Irina, Arkadi, Annette et tous les autres sont payés. Combien ? Les journalistes interrogés donnent tous le même chiffre : 200 euros par jour et par fixeur. Les rédactions prennent aussi en charge les frais supplémentaires (essence, logement, location des gilets pare-balles, etc.). Il arrive que ce tarif soit révisé à la hausse si les journalistes veulent se rapprocher du front par exemple. Il arrive aussi que les fixeurs refusent d’y aller, quel que soit le montant proposé. Anastasia, par exemple, a tout de suite précisé aux équipes de M6 qu’elle n’irait pas en zone de guerre. « On cherche quelqu’un d’autre pour aller plus loin », confie Charlotte Dardelin.

Il arrive aussi que le fixeur parte chez la concurrence. « En Ukraine, ce n’est pas encore le cas, mais dans d’autres endroits, à Gaza par exemple, tu sais que ça va être compliqué quand les Anglo-Saxons arrivent. Ils payent beaucoup plus cher », affirme Timothée Boutry, du Parisien. « Une télé américaine ou anglaise, tu ne peux pas t’aligner sur les prix. »

« Une façon pour eux de prendre part à ce conflit »

Pourquoi les fixeurs le deviennent-ils ? « Parce qu’elle n’a plus de travail, elle a besoin d’argent », répond Charlotte Dardelin (M6) à propos d’Anastasia. « C’était une façon pour eux de prendre part à ce conflit », estime pour sa part Christel Brigaudeau (Le Parisien) au sujet du couple de cinquantenaires formé par Annette et Arkadi. « Ce sont des gens qui avaient vraiment à cœur d’informer. C’était une manière de gagner des sous bien sûr, mais pas seulement. Il y avait aussi un côté résistance par l’information qui m’a beaucoup marquée. » Luc Mathieu avance une autre raison : « Ce n’est pas une question d’argent : il avait envie de voir. Il ne connaissait pas la guerre, il était content d’être avec des gens qui l’avaient déjà vue ailleurs. »

Que reste-t-il de cette relation entre journalistes et fixeurs une fois la collaboration terminée ? Parfois rien, parfois plus. Timothée Boutry est encore en contact avec Hicham, qu’il a rencontré il y a quelques années à Benghazi, en Libye. « Il était étudiant en médecine, il avait une bagnole, son père était un professeur de droit constitutionnel assez connu. Il parlait français, il connaissait beaucoup de gens. Le gars était fantastique. On s’écrit de temps en temps sur Facebook. Il est toujours en Libye. Une fois, il est passé à Paris, on a bouffé ensemble. »

Loup Bureau raconte que Dima est devenu un « ami proche ». « Je le connais depuis très longtemps, je travaille sur l’Ukraine depuis 2013. C’est lui notamment qui m’a permis de tourner mon documentaire sur la guerre du Donbass. Il est venu à Paris plusieurs fois chez moi. » C’est en partie « pour lui envoyer de l’argent le plus vite possible » que Loup est rentré en France. « Quand on s’est quittés, il n'a même pas pu repasser chez lui avant de retrouver sa copine. Il n’a rien, aucune affaire. » Le journaliste est entré en contact avec Reporters sans frontières, « pour essayer de créer une cagnotte, pour l’aider. Au regard de ce qu’il a fait pour moi, c’est la moindre des choses. »

Loup Bureau a prévu de retourner en Ukraine, dans quelques semaines. Il espère pouvoir retrouver Dima.

Edit du 14/03/2022 à 10 h 54 : modification du titre de Charlotte Dardelin.

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