vue de l'article les forçats de l'info sur un ordinateur

© Crédits photo : Illustration : Benjamin Tejero.

La révolte des « Forçats de l’info »

En 2009, un article du Monde consacré aux conditions de travail des journalistes web suscitait la fureur des intéressés, de vifs débats sur l’évolution du métier, et la cristallisation d’une conscience de classe.

Temps de lecture : 15 min

Comme une onde sur la moquette bleue. Ce lundi 25 mai 2009, Boris Razon, rédacteur en chef au Monde.fr, perçoit une agitation inhabituelle à travers la paroi vitrée qui sépare son bureau de l’open space où s’activent les journalistes de son équipe. Il scrute les visages et les attitudes. « J’ai senti une forme de fébrilité, puis des signes d’énervement et de la moquerie », décrit-il. De l’autre côté de la vitre, la première table est réservée aux journalistes du « desk chaud ». Un des six postes est occupé par Thibaud Vuitton. « Je revois très bien la scène, dit-il. C’était le moment de l’import du journal. »

À l’époque, l’édition du jour, bouclée au siège du Monde, boulevard Blanqui, est d’abord expédiée chez l’imprimeur. Les fichiers sont ensuite retraités puis envoyés à la rédaction web, installée dans un autre immeuble du XIIIe arrondissement, rue du Château-des-Rentiers. Au sommaire ce jour-là : un entretien avec Julien Coupat depuis sa prison ; un ballon d’essai de Nicolas Sarkozy, qui fait savoir qu’il envisage de proposer le ministère de l’Éducation nationale à Richard Descoings ; un bilan du 62e Festival de Cannes, achevé la veille. Sur leur plateau, les journalistes du Monde.fr parcourent les articles qui doivent être mis en ligne. Soudain, une pleine page les arrête. « Quand on tombe dessus, on est d’abord gagnés par l’amusement, reprend Thibaud Vuitton. Mais très vite, c’est l’agacement qui domine. » Le titre de l’article ? « Les forçats de l’info ». Son auteur : Xavier Ternisien.

Rivaux

Le journaliste est entré au Monde pour seconder Henri Tincq. Chroniqueur religieux depuis 1985, Henri Tincq cherchait « un collaborateur » pour « alléger sa charge », se souvient le père Luc Pareydt, alors rédacteur en chef de la revue jésuite Croire aujourd’hui. Un nom s’impose aussitôt à l’esprit du prêtre : celui de Xavier Ternisien, son journaliste politique, dont il recommande les « excellentes compétences ». Testé une première fois au cours de l’été 1998, puis pendant plusieurs mois l’année suivante, Xavier Ternisien est embauché en CDI par Edwy Plenel le 1er janvier 2000. Dans les couloirs du journal, certains collègues s’interrogent : peut-on venir d’un organe jésuite sans l’être soi-même un peu ?

La rubrique Religions s’écrit désormais au pluriel et Xavier Ternisien multiplie les articles sur l’islam. Il s’intéresse de près à Tariq Ramadan, aux Frères musulmans, au salafisme. Il alerte sur « le danger de l’islamophobie » et prend des cours d’arabe. Dans les couloirs du journal, les conciliabules reprennent : Ternisien le catholique se serait-il converti à l’islam ?

Avec Henri Tincq, les relations se dégradent peu à peu. Les deux hommes sont finalement plus rivaux que partenaires et l’aîné cesse de présenter le cadet comme son successeur. Et puis, Le Monde évolue. La direction du journal a instauré une nouvelle règle : il est bon, désormais, que les rubriques changent régulièrement de titulaire, à peu près tous les cinq ans. Que faire ? Ternisien renouerait bien avec la politique. En 2006, il postule pour couvrir l’Elysée ou Matignon ; on lui confie les collectivités locales et l’outre-mer. Certes, il voit du pays. Mais il s’ennuie à mourir. Alors, quand une place se libère à la rubrique Médias, il fait « le forcing » pour l’obtenir.

« La Fin des journaux »

Il sait que c’est un poste « très sensible » : « Vous êtes en contact directement avec le directeur de la rédaction et le directeur de la publication qui surveillent énormément ce que vous écrivez, expose-t-il, ça place un peu au centre des choses. » Surtout, c’est un terrain d'enquête passionnant. Le secteur dont il hérite en janvier 2009 sort d’une année épouvantable. Les ventes des quotidiens et des hebdos ne cessent de baisser, les recettes publicitaires s’effondrent, les supports gratuits se multiplient, les petites annonces migrent sur Internet... Après une longue période de déni, les industriels de la presse réalisent qu’ils sont « dans la position du fabricant de carrosses alors qu'on est à l'ère de l'automobile », selon le mot de Claude Perdriel, le PDG du groupe Nouvel Observateur. On redoute « La Fin des journaux » — c’est le titre d’un livre de Bernard Poulet, rédacteur en chef à L’Expansion, qui fait beaucoup parler en ce début d’année.

Jusque-là, dans l’imaginaire collectif, une salle de rédaction était composée de bureaux débordants de documentation, de coups de fil incessants, de téléscripteurs crachant leurs dépêches, de discussions animées, de reporters pressés, de bouclages enfiévrés. En quelques lignes, inspirées d’une visite déprimante au Nouvel Obs, Bernard Poulet décrit le nouveau monde : « Aujourd’hui, visiter une rédaction en ligne renvoie aux images du film Brazil : des rangs serrés de jeunes gens rivés à leurs écrans d’ordinateur, alignés dans des open spaces et tapant silencieusement sur leurs claviers. Ce sont les nouveaux OS de l’information, dont les statuts sont généralement précaires et les salaires misérables. »

« Poulets en batterie »

À l’heure du déjeuner, Xavier Ternisien rencontre d’autres journalistes, des patrons de presse aussi, et se fait raconter les transformations en cours, la course à l’audience et au clic, l’engouement pour le « journalisme citoyen » et le « journalisme de liens ». « Le Net » est de toutes les conversations et, dans l’esprit de Xavier Ternisien, chaque récit vient valider la description de Bernard Poulet. Ses interlocuteurs lui décrivent avec un certain effarement ces jeunes collègues « low cost », « alignés devant leurs écrans comme des poulets en batterie », des « passionnés d'ordinateur » qui reformulent à la chaîne des dépêches d’agences et subissent des cadences infernales sans jamais voir la lumière du jour.

Xavier Ternisien discute avec un autre journaliste.
À l’heure du déjeuner, Xavier Ternisien se fait raconter les transformations des médias en cours. Illustration : Benjamin Tejero.

Des « Pakistanais du Web », des « geeks au teint blafard » : aucun cliché ne semble assez puissant pour traduire leur stupeur face aux évolutions du métier et leur épouvante d’être bientôt mis au rebut. Pourquoi s’en priver ? Tous ces termes se retrouvent dans « Les forçats de l’info », l’article que Xavier Ternisien consacre, en entomologiste, à cette « nouvelle race de journalistes ». Le titre, clin d’œil à Albert Londres (1) , n’est pas de lui — il a été trouvé par le secrétariat de rédaction. Mais il frappe l’imagination.

Rue du Château-des-Rentiers, les journalistes du Monde.fr sont consternés. Il y a là des rescapés du « 3615 LEMONDE », des frustrés qui rêvent de reportages, des gens un peu cabossés par la vie, et quantité d'amoureux d'Internet. Pourquoi Xavier Ternisien n’est-il pas passé les voir ? Pourquoi s’est-il contenté de parler à leur délégué syndical ? Ils ne comprennent pas. Plus grave, ils ne se reconnaissent pas du tout dans ce portrait. Ils décident d’y apporter quelques corrections.

« Cannibaliser »

Mis en ligne à 16 h 06, l’article est accompagné d’un encadré : la réponse de la rédaction numérique à la rédaction papier. « La synthèse de dépêches est une réalité, qui fait partie de la réactivité, concèdent les journalistes du site. Mais seul un rédacteur du Monde.fr s'y consacre en permanence, sur trois tranches horaires quotidiennes. Le reste de la rédaction travaille à enrichir ces synthèses, et à des articles originaux, des infographies, des contenus vidéo, des blogs, des newsletters et dossiers pour la zone abonnés... » Les lecteurs y ont-ils prêté attention ? Entre le « JT version web », « la Une en huit clics », les « images insolites du week-end sportif », la multitude de blogs invités et les « 70 fils de dépêches thématisés » de l’édition abonnés, il y a déjà tellement de choses à consulter sur ce site… Si certains ont pris la peine de lire les « précisions » de l’encadré, ils n’avaient aucun moyen de comprendre ce qui se jouait là.

Entre les deux Monde, régnait au mieux de la défiance, sinon de l’hostilité. D’abord reléguée derrière l’imprimerie d’Ivry, puis à l’entresol du journal, rue Claude-Bernard, à côté du Monde des philatélistes, l’équipe du site Internet avait pris son envol Quai de la Loire. Non sans une certaine arrogance, les dirigeants du Monde interactif (société contrôlée à 66 % par Le Monde, à 34 % par Lagardère) avaient rêvé tout haut d’une introduction en Bourse et d’une prise de contrôle de la vieille maison inadaptée à la modernité. L’explosion de la bulle Internet avait enterré ce fantasme mais au Monde, le web restait perçu comme une menace : les milliers d’articles offerts gratuitement sur le site risquaient de « cannibaliser » le papier. Le web, en retour, se sentait constamment méprisé. L’encadré publié par les rédacteurs du Monde.fr est aussi le fruit de ce bloc de ressentiment.

Électrochoc

Quelques minutes après sa mise en ligne, ce lundi 25 mai 2009, l’article de Xavier Ternisien fait le tour des rédactions web. Leurs journalistes s’envoient le lien par e-mail ou par tchat. Leurs premières réactions sont complexes : des rires nerveux face à l’énormité des clichés ; la fierté de faire l’objet d’une pleine page dans Le Monde ; la déception de faire l’objet d’un article aussi misérabiliste ; l’espoir d’un électrochoc qui aboutirait à un recul des contrats précaires ; le soulagement coupable de découvrir que c’est pire ailleurs ; l’incompréhension face à un papier fourre-tout ; et, pour les journalistes cités dans l’article, un sentiment de trahison. « J’ai hurlé, confie Cécile Chalançon, alors éditrice à 20minutes.fr : Ternisien avait tordu mes citations. J’avais bien prononcé les mots qu’il cite, mais il leur avait fait dire le contraire de ce que je pensais. Travailler 24h/24, je trouvais ça bien ! On n’était plus bloqués par des bouclages, on testait plein de choses. »

« Xavier Ternisien a commis toutes les erreurs des journalistes feignants : prendre ses désirs pour des réalités, partir avec des a priori, ne pas écouter les témoignages, cingle Johan Hufnagel, à l’époque rédacteur en chef de Slate.fr. Il est fort possible que des journalistes en batterie existent quelque part, mais dans ce cas-là, il fallait aller enquêter dans les fermes de contenus. » Eric Mettout, son homologue à Lexpress.fr, est lui aussi « furibard » : « Ternisien a fondé son papier sur les récits des 5 % de mecs qui ne sont contents nulle part. J’ai eu l’impression de lui avoir parlé deux heures pour rien. »

« Attaques anti-web »

Pour Sylvain Lapoix, journaliste à Marianne2.fr, la mission que s’était assignée Xavier Ternisien était presque impossible : « En un seul papier, il a essayé de résumer les situations de centaines de personnes dont on ne parlait jamais et qui vivaient des réalités très diverses. » À Marianne, beaucoup de journalistes confondent la rédac web avec un service de maintenance informatique. Au Figaro.fr, où exerce Samuel Laurent, on redoute le jour où le site, devenu trop puissant, repassera sous le contrôle des rédacteurs en chef du papier.

« Depuis les débats sur Hadopi, Internet était accusé de tous les maux, rappelle Vincent Glad. À l’Assemblée nationale, Frédéric Lefebvre réclamait une régulation du Net pour éviter les viols de jeunes filles et les bombes artisanales. On avait pris l’habitude de répondre aux attaques anti-web. » Un à un, les interviewés mécontents, d’autres journalistes web aussi, se fendent de notes de blog ou viennent commenter sous les posts des copains. C’est presque un passage obligé, un exercice de style. C’est à qui sera le plus virulent, le plus caustique, le plus brillant.

Boule à facettes

Ceux qui livrent de l’information en continu expliquent qu’il ne faut pas comparer leur métier à la presse écrite, plutôt à celui des collègues de la radio France Info. Les autres précisent que le bâtonnage de dépêches et la course au meilleur placement dans Google Actu n’est pas la règle partout. Les pure players, notamment, défendent d’autres modèles. Ils parlent de l’avènement d’un rapport plus horizontal aux lecteurs. Ils chantent leur joie de « faire la trace », leur plaisir d’être « au cœur du réacteur », leur conviction d’être en train de créer du neuf. De son côté, la rédaction de Rue89 — citée dans l’article du Monde comme l’endroit où veulent entrer tous les étudiants en journalisme — propose à tous les « forçats » de France de prendre en photo leur lieu de travail et publie un diaporama qui s’achève sur sa propre boule à facettes.

des images de rédaction web de la fin des années 2000.
À l’appel de Rue89, les « forçats » de France prennent en photo leur lieu de travail. Illustration : Benjamin Tejero.

Xavier Ternisien, lui, est convaincu d’avoir exprimé l’avis de la majorité silencieuse. « En privé, mon article a été très bien accueilli par les soutiers et les sous-fifres. Sauf que le pouvoir des rédacteurs en chef du web était tel que si vous alliez dans le sens de Ternisien, vous pouviez dire adieu à votre carrière. Au contraire, croit-il, me dégommer, c’était s’offrir un brevet de respectabilité. »

« Conditions infernales »

Un jeune journaliste de Bakchich, Simon Piel, avait déjà dépeint le quotidien de nombreux confrères du web sept mois plus tôt. Lui-même venait de refuser un CDI au terme de deux années d’apprentissage au site du Nouvel Obs. « J’étais privilégié par rapport à ceux de ma promo qui se retrouvaient à Emballage Digest ou Cheminées Magazine. Mais par rapport au boulot de journaliste qu’on avait envisagé, la désillusion était totale. Si on osait se plaindre, le rédacteur en chef nous disait : “Je tape dans une poubelle et y’en a dix comme toi qui prennent ta place”... Il fallait accepter des conditions infernales sous prétexte qu’on travaillait pour un titre prestigieux. »

« Le journalisme français ne se presse pas pour dénoncer son nouveau prolétariat », regrettait Simon Piel. Xavier Ternisien, qui avait lu l’article de Bakchich, pense avoir livré le papier tant attendu. Et personne ne l’applaudit ? Quarante-huit heures après la publication de son article, surpris par « la violence » des réactions, il s’interroge avec candeur sur son compte Twitter : « Je trouve les charges contre moi sympathiques, mais un peu injustes. Au fond, est-ce qu'on me reproche pas d'être un journaliste du papier ? »

« Retournement du stigmate »

Depuis qu’il a rejoint ce réseau social, deux mois plus tôt, Xavier Ternisien y passe beaucoup de temps, au point d’irriter Stéphane Lauer, son chef de service : « Xavier y faisait des appels à témoignages. Tout le monde savait quels papiers il allait publier. Je trouvais que c’était une drôle de façon d’agir. » Sur Twitter, où règne une ambiance de soirée étudiante, les vannes trash et les comptes anonymes sont légion. Xavier Ternisien a assimilé les codes de ceux qui gagnent des abonnés à grande vitesse : il joue au troll, fait de la provoc, va au clash, s’essaye au personal branding. Sauf qu’il a 45 ans et qu’il travaille pour une institution de la presse papier ; le statut de mec cool lui est inaccessible. Plus il redouble d’efforts pour montrer qu’il n’est « pas un dinosaure », plus il s’attire les quolibets des vrais jeunes.

L’appellation « forçats », en revanche, fait florès. Les journalistes web se la réapproprient et en font un hashtag de ralliement. Des tee-shirts « Forçats de l’info » sont mis en vente sur la boutique de Rue89. Xavier Ternisien voit là « un exemple classique de retournement du stigmate ». Dans les conférences de rédaction et sur les réseaux, on discute de l’évolution des usages, des modèles économiques, des disparités salariales. En ce printemps 2009, se forme l’embryon d’une conscience de classe. « Xavier Ternisien nous a fédérés », constate Cécile Chalançon. Sylvain Lapoix, le journaliste de Marianne2.fr, propose de créer une association dont il commence par trouver l’acronyme : le Djiin (Développement du Journalisme, de l’Information et de l’Innovation Numérique). À tous ceux qui veulent en discuter, rendez-vous est donné un jeudi soir au Café de l’Industrie, à Bastille. Ils sont plus de cinquante à se retrouver. Ceux qui étaient un peu isolés dans leur rédac trouvent des oreilles enfin compréhensives. Ils rencontrent IRL — comme on dit alors — des dizaines de personnes dont ils ne connaissaient que l’avatar Twitter.

Bunker

Mélissa Bounoua est l’une des stars du réseau. Grâce à son compte (massivement suivi) et son blog (en vue), elle a trouvé un stage dans une boîte de prod, où elle fait du community management pour le web d’Arte. Pour faire avancer le débat, elle a convié les « négriers » du web à une table ronde dans les locaux de l’École de journalisme de Sciences Po, dont elle est diplômée. Manque de chance : « C’était un jour de remaniement et la moitié de la salle s’est levée pour aller le couvrir. »

D’autres débats suivent, puis les grandes vacances arrivent. Mais à la rentrée, les « Cafés des OS » s’institutionnalisent. Ils ont lieu à l’Industrie, au Coyote, aux Enfants terribles, à La Girafe, à L’Autobus — les bars à la mode du onzième arrondissement. Les premiers mois, la séance s’ouvre par une harangue un peu grandiloquente de Sylvain Lapoix. Son écharpe multicolore portée comme une étole de diacre, il parle de la nécessité de documenter les nouvelles réalités du métier. Tout le monde est soulagé quand il a terminé : on peut enfin picoler. Des étudiants en quête de stage trinquent avec des rédacteurs bombardés profs de journalisme web à 22 ans. Ils discutent plans piges et plans cul. Et tous se répètent que l’avenir leur appartient (s’ils arrivent à payer leur loyer). Cécile Chalançon se souvient d’un « petit monde qui se prend d’amitié, s’embauche, se jalouse, se fait du mal ». Autour des pintes, sur les photos de l’époque, apparaissent nombre de protagonistes que l’on retrouvera, de part et d’autre, dans l’affaire de la « ligue du LOL ».

de jeunes journalistes web de l'époque lors des "Cafés des OS".
Mélissa Bounoua, Vincent Glad et Sylvain Lapoix, trois habitués des « Cafés des OS ». Illustration : Benjamin Tejero.

Au Monde, le rapprochement physique des deux rédactions est enclenché. L’équipe du web rejoint à reculons le siège du journal. Au troisième étage, son plateau a des allures de bunker : il faut un badge pour y accéder et une hôtesse armée d’un bouquet de fleurs filtre les entrées. Les portiques d’accès finiront par être désactivés mais il faudra des années avant que la « convergence » aboutisse. Pour accélérer les choses, Xavier Ternisien a une idée : « La vraie révolution serait peut-être de nommer des journalistes web à la tête du papier et des journalistes papier à la tête du web ». Il est même prêt à se dévouer pour la cause. Au printemps 2010, il fait acte de candidature pour succéder à Benoît Raphaël à la tête du Post, le site participatif du Monde Interactif. Sans succès. Plus tard, il caressera le projet de devenir rédacteur en chef de la zone payante du Monde.fr, avant de renoncer : « J’ai senti que je n’étais pas le bienvenu. »

Bastide

Douze ans après cet article, beaucoup d’anciens « forçats » reconnaissent que « Xavier Ternisien avait mis le doigt sur de vrais problèmes ». Ils évoquent cette période avec la même nostalgie dans la voix que les pionniers des radios libres : ils étaient jeunes, ils étaient beaux, tout semblait possible. Mais le web ne représente plus la même utopie et ceux qui ont rejoint la vieille presse ne sont pas mécontents de ne plus se réveiller en pleine nuit pour modérer des commentaires. Le naufrage du marché publicitaire a rendu un peu vaine la course au clic. Priorité est désormais donnée aux « contenus » susceptibles de « convertir » des abonnés numériques. Dans la plupart des grandes rédactions, les journalistes écrivent indifféremment pour le web et l’imprimé. Au Monde, témoigne Stéphane Lauer, « du jour où des gens du web ont basculé côté print, ça a provoqué un formidable appel d’air ».

Quelques anciens « OS du web » ont quitté le journalisme et, comme Cécile Chalançon, réfléchissent à une reconversion dans un métier manuel. D’autres continuent à explorer de nouveaux modes d’expression : Sylvain Lapoix enchaîne les datavisualisations et les bandes dessinées, Mélissa Bounoua a cofondé un studio de podcasts, Johan Hufnagel un média vidéo exclusivement diffusé sur les réseaux sociaux.

Xavier Ternisien, lui, a quitté Le Monde au début de l’été 2013. Usé par le rythme du quotidien, il souffrait de plus en plus des genoux et les trajets en RER depuis son pavillon de banlieue viraient au supplice. Un changement de vie s’imposait. La mort de son père a accéléré les choses : la nécessité de gérer le patrimoine reçu en héritage lui a fourni un nouveau métier. Après un Master 2 en économie de l’immobilier, l’ancien journaliste s’est installé dans un village du Gard dont il a tenté, en vain, de conquérir la mairie en 2020. Retiré dans sa bastide, Xavier Ternisien demeure un utilisateur assidu de Twitter. Mais il ne lit plus Le Monde.

    (1)

    Les Forçats de la route, article d'Albert Londres paru dans Le Petit Parisien le 27 juin 1924.

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