Le chercheur François Gemenne et la journaliste Sophie Roland devant des « stagiaires » de France Télévisions.

Le chercheur François Gemenne et la journaliste Sophie Roland devant des « stagiaires » de France Télévisions.

© Crédits photo : Marine Slavitch

En formation « climat » avec les journalistes de France Télévisions

Depuis la publication, en septembre 2022, de la Charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique, plusieurs médias se sont engagés à former leurs rédactions aux enjeux du climat. Reportage à France Télévisions, où ces formations permettent des rencontres entre journalistes et scientifiques.

Temps de lecture : 7 min

La télévision aime les histoires simples. Celles que l’on peut raconter en une minute et trente secondes. Le climat, c’est compliqué. Surtout pour la mise en images. Prenez l’exemple de la Saint-Sylvestre 2022, la plus chaude jamais mesurée en France depuis 1947. Ce 31 décembre, le mercure indique 16°C à Paris et plus de 20°C à Bordeaux. Comment illustrer cette douceur hivernale, conséquence du changement climatique autrement qu’en filmant des vacanciers profitant d’un bain de mer ? La question résume tout l’enjeu des formations au climat rendues obligatoires pour les journalistes et cadres de France Télévisions depuis octobre 2022, après des premières « sensibilisations » initiées sept mois avant. Pour l’heure, environ un tiers de la rédaction nationale aurait déjà été sensibilisée ou formée à ces enjeux selon la direction de la rédaction de France Télévisions.

Quelques jours avant, le 14 septembre 2022, la Charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique, initiée par le média indépendant Vert, qualifiait les formations aux enjeux climatiques comme un « droit essentiel pour la qualité du traitement de l’information » et encourageait les rédactions à se transformer pour mieux traiter le climat. Depuis, le journal chrétien La Croix a intégré l’environnement au sein de sa rubrique Économie. Initiative similaire du côté du quotidien Sud Ouest avec le lancement de « Déclic », une rubrique qui propose des articles pour s’informer et se mobiliser sur les enjeux climatiques. À France Télévisions, le 13 mars, les bulletins météo se sont à leur tour transformés pour mieux expliquer les conséquences du changement climatique sur le temps qu’il fait.

Ce jeudi 6 avril justement, les Universités France Télévisions, situées en plein cœur du quartier Beaugrenelle à Paris (XVe arrrondissement), s’apprêtent à ouvrir leurs portes à une quinzaine de journalistes. Au programme : deux jours de formation animés par Sophie Roland, journaliste indépendante et formatrice certifiée sur les questions climatiques, aux côtés de scientifiques spécialistes du climat et de la biodiversité. Parmi les stagiaires — douze femmes, trois hommes — un petit nombre a fait le trajet en train depuis Lille, Clermont-Ferrand, Orléans, Toulouse et Aurillac. Les autres, en poste aux rédactions nationales, ont pris le métro. Point d’avion ni de taxi en vue même si, ce journaliste-présentateur préfère prévenir, sa rédaction en chef lui a demandé de partir plus tôt le lendemain pour commenter une course automobile.

Prise de conscience

À peine installée, Sophie Roland avertit l’auditoire. « La première journée est souvent un poil démoralisante. » Aujourd’hui seront abordées les causes et les conséquences du changement climatique et son impact sur la biodiversité. Le premier scientifique à se présenter à nous, François Gemenne, est le directeur de l’Observatoire Hugo sur la gouvernance du climat et des migrations à l’Université de Liège. Membre du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), également « sosie de Messmer et Garou » selon une stagiaire physionomiste, le chercheur a le parler cash. 

« Soyez-en certains, il n’y aura pas de retour en arrière. Le changement climatique est un voyage sans retour à l’échelle de nos vies et nous ne verrons pas les températures baisser de notre vivant. » Silence. « Les Belges ne sont pas censés nous faire rire, normalement ? », ose un journaliste.

Le scientifique sourit. Son but consiste avant tout à provoquer une prise de conscience des médias sur l'irréversibilité de la situation. « Vous évoquez souvent la crise climatique. Ce terme est trompeur parce qu’il donne aux gens l’illusion qu’un retour à la normale est toujours possible. »

Première leçon : parler de changement climatique. Pas de crise.

« Les gens qui achètent une Tesla ne le font pas pour des raisons écologiques, mais pour dire qu’ils sont riches »

D’autant que les titres de presse se demandant « s’il est encore temps d’agir » ou si la prochaine COP sera « celle de la dernière chance » participent, selon le scientifique, à un phénomène de démobilisation et de découragement de la population. Comme si tous les efforts que nous pourrions entreprendre ne seraient, de toute façon, que des gouttes d’eau dans l’océan. « Dans ce cas, que raconter dans nos journaux télévisés ? questionne Marc Dana, grand reporter au service Société de France 2. « Toute action contre le changement climatique est utile, juge le chercheur. Mais il nous faut décorréler le climat de la notion d’effort. Nous agissons pour le climat seulement si c’est dans notre intérêt, pas si on nous dit que c’est un devoir moral. C’est une illusion que de penser que nous sommes des êtres altruistes. Les gens qui achètent une Tesla ne le font pas pour des raisons écologiques mais pour dire qu’ils sont riches. »

Seconde leçon : présenter l’action contre le changement climatique comme quelque chose que le téléspectateur peut désirer et a intérêt à faire.

Des contraintes de rythme et de moyens

La prise de conscience, c’est fait. Vient alors l’heure de la mise en pratique. Pour mettre en images des sujets complexes, le premier réflexe, c’est souvent le micro-trottoir. « Quand je demande aux gens s’ils sont contents qu’il fasse chaud en décembre, 9 sur 10 vont me répondre que oui. Je ne vais pas mentir en ne passant à l’antenne que la minorité qui s’inquiète du réchauffement climatique », soupire une journaliste reporter d’images. Sa crainte ? Que des reportages de ce type soient associés à une posture militante, à l’opposé d’un journalisme neutre et objectif. « Alors arrêtez les micro-trottoirs ! », rétorque François Gemenne.

Si la solution paraît évidente, elle se heurte à des contraintes liées aux moyens et au rythme des rédactions télévisuelles qui échappent aux journalistes. « Je suis toujours à la merci du service graphique pour expliquer des phénomènes météorologiques, confie une journaliste du service Société de France 2. Qui peut te fabriquer un truc ambitieux le matin pour le soir ? La rédaction en chef a tendance à nous demander de faire au plus simple. » Même quand les journalistes trouvent par leurs propres moyens des infographies suffisamment parlantes pour illustrer ces phénomènes, celles-ci ne correspondent jamais en tout point à la charte graphique de la chaîne et tout est alors à refaire. 

Escrolo !

Au tour de Philippe Grandcolas, directeur adjoint scientifique de l’Institut Écologie et Environnement du CNRS, de se présenter devant les journalistes. De son exposé axé sur le déclin de la biodiversité, le chercheur tient à ce que les journalistes retiennent deux choses. D’abord, dépasser leur empathie pour certains sujets (on ne parle pas autant — et pas de la même façon — des pandas que des vers de terre). Ensuite, croiser leurs sources en interrogeant différents experts pour un même sujet, car eux aussi ont leurs propres biais. Certains font de la biologie de terrain, d’autres restent dans leurs laboratoires. Certains sont plus militants que d’autres.

Sur ce dernier point, justement, le chercheur tient à développer. « La crainte d’un journaliste d’être taxé de militantisme existe aussi chez les scientifiques. Mais avec le Giec, l’ensemble de la communauté scientifique est arrivée à un consensus. Il est exaspérant de voir que ce que nous constatons de manière collégiale depuis des années est battu en brèche ou insulté. Sur les réseaux sociaux, certains élus me traitent d’escrolo ! » 

Chez les journalistes, la question fait débat. Si certains s’agacent en constatant que les jeunes générations ont tendance à aborder le climat de manière « trop frontale », d’autres considèrent que le débat est dépassé. « Peut-on affirmer que la douceur hivernale est une conséquence du changement climatique ou doit-on systématiquement prendre des pincettes en justifiant chaque événement par une source scientifique ? », s’interroge une journaliste. Pour convaincre le public — et plus particulièrement l’audience vieillissante de la télévision, l’option « appel à un expert » semble majoritairement privilégiée. 

Adapter les sujets à l'audience

Pour trouver ces fameux spécialistes, certains journalistes font face à des contraintes liées, cette fois, à leurs territoires. « Les scientifiques sont moins présents en région, souligne Laurence Laborie, journaliste à France 3 Auvergne, il est rare de les avoir en plateau, sauf en faisant preuve d’anticipation, ce qui n’est pas toujours possible. Et Skype, ce n’est pas l’idéal. » La journaliste pointe un autre enjeu : celui d’adapter les sujets climat à une audience rurale. « On travaille sur des territoires où les agriculteurs sont très présents, il me semble compliqué de leur taper dessus toute l’année. Et les gens n’ont pas les mêmes préoccupations. La question du pouvoir d’achat est centrale. » Dans ce cas, comment traiter le climat de façon équilibrée et sans se montrer moralisateur ?

Pour Sophie Roland, fil rouge de ces deux journées de formation, la réponse consiste à regarder du côté des solutions pour « être source d’inspiration plutôt que donneur de leçons ». En présentant une histoire non pas axée sur une personne ou une organisation mais sur la réponse à un problème, en fournissant des preuves de son efficacité, des éclairages qui peuvent aider les autres à faire de même et sans oublier de mettre en avant les limites ou les faiblesses de cette réponse. Une solution éditoriale qui a justement sa propre limite puisque tous les sujets diffusés au journal de 20 heures doivent présenter au moins deux exemples chacun. Donc moins de temps pour présenter des initiatives, et un risque d’effet catalogue. 

« Plus les journalistes seront formés, plus la rédaction en chef sera forcée de traiter ces sujets correctement »

Un atelier bilan carbone plus tard, les stagiaires sont lessivés. Malgré la mise à disposition d’un répertoire de scientifiques par régions, certains se demandent si les exemples et ressources présentés suffiront à convaincre les rédacteurs en chef de donner plus de place au climat dans les journaux télévisés. « Plus les journalistes seront formés, plus la rédaction en chef sera forcée de traiter ces sujets correctement », estime Sophie Roland. Du côté des scientifiques, l’espoir est au rendez-vous. « Les députés ont un égo phénoménal. Les journalistes, c’est différent. Ils sont curieux et ont une exigence d’explication rationnelle », souligne François Gemenne. Un constat partagé par Philippe Grandcolas. « Je sens leur volonté de progresser. En trente ans de carrière, je n’ai jamais vu autant d’implication des médias dans les problématiques environnementales, c’est très rassurant. »

Parmi les stagiaires, certains, qui affirmaient au départ suivre cette formation pour des raisons civiques plus que professionnelles confient leur envie naissante de faire un jour partie « de l’aventure d’un magazine climat ». Une présentatrice a gagné en confiance, se dit heureuse de bénéficier aujourd’hui « de références comme des ordres de grandeur, des chiffres, des contacts » pour mieux animer des débats en plateau et confronter ses invités à ces sujets. Ici, un journaliste regrette que des sujets clivants comme le nucléaire n’aient pas été abordés. Une autre réfléchit à réaliser des maquettes pour mieux expliquer ses prochains sujets, un peu comme dans « C’est pas sorcier ». Pourvu que tous les maillons de la chaîne suivent. 

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