France Inter a atteint entre septembre 2019 et juin 2020 un record historique, avec plus de 6,6 millions d’auditeurs et d’auditrices en moyenne par jour. L’occasion pour l’historien Denis Maréchal de revenir sur l’évolution de la station de radio publique, dans l’ouvrage France Inter, une histoire de pouvoirs (éditions INA). À travers ce dictionnaire historique, composé d’archives et d’une trentaine d’entretiens, Denis Maréchal a pour objectif de « donner la parole de l'intérieur de la radio ». Il rencontre celles et ceux qui ont fait, et qui font aujourd’hui, la station la plus écoutée de France.
Dans cet entretien, l’historien des médias revient sur l’identité de la chaîne, les mutations qu’elle a connu depuis les origines, et les défis qu’elle doit affronter aujourd’hui.
Comment définiriez-vous France Inter aujourd’hui ?
Denis Maréchal : France Inter tient de la gageure : faire une radio de qualité, pour le plus grand nombre. Il y a cette volonté de capter l'audience, et elle y parvient aujourd'hui - elle y parvenait hier aussi mais peut-être de manière plus significative maintenant, avec ses succès d'audience. Et par ailleurs, de rester une radio fédérative, c'est à dire de réunir tous les publics. Ça, c'est quand même quelque chose qui n'est pas banal.
Vous avez précédemment travaillé sur RTL et ses journalistes. Pourquoi cette fois s’intéresser à France Inter?
Denis Maréchal : J'ai toujours eu un intérêt particulier pour France Inter, et j'ai pensé qu’il fallait étudier la question du service public, pour voir ce qu'avait été son évolution dans le temps. Mon point de départ, c’est de dire : dans le paysage médiatique français, le service public a une place qui n'est pas négligeable en radio, avec notamment cette station généraliste. D'où ça vient, comment cela a fonctionné et comment cela fonctionne encore ?
Qu’est-ce qui différencie France Inter d’autres radios du service public comme France Info ou France Culture ?
Denis Maréchal : C'est d'abord le fait qu'elle se veut une station généraliste et fédératrice de tous les publics. Si on écoute France Culture, on est dans le registre de la programmation culturelle et scientifique. Si on écoute France Info, on est dans le domaine de l'information en continu. Avec France Inter, on est à la fois dans ces registres-là, mais aussi dans le domaine de la musique, des arts, du divertissement, de l'humour, de la variété, du cinéma. Donc, on touche à toutes les facettes de ce que peut proposer une radio et ça m'intéressait d'expliquer cela.
Justement, qu'est ce qui fait une radio du service public? Quel rôle a-t-elle ?
Denis Maréchal : Dans la période des années 1960-70, jusqu'au début des années 1980, l'idée de la radio publique était d’être une radio de service, qui aide les auditeurs dans tous les registres, que ce soit la bourse, la météo, ou les conseils culturels. Une radio qui soit utile pour le citoyen.
Je pense que c’est peut-être moins le cas aujourd'hui. Avec le développement des nouvelles technologies, on n'a plus ce besoin-là. Mais il fut un temps où ces services étaient bien utiles, et où seule une radio de service public pouvait le faire. Par exemple, la météo marine, c'est quelque chose qui était extraordinaire, mais qui n'existe plus évidemment [ce programme s’est arrêté le 31 décembre 2016, NDLR].
Aujourd’hui, une station de service public, c'est celle qu’a bien défini une auditrice de France Inter en 2018, en disant un jour à l'antenne : « C'est une radio qui tire l'auditeur vers le haut ». C’est-à-dire vers la connaissance, vers l'approfondissement, vers une information qui soit fiable, de qualité. Même chose pour la programmation musicale : une radio qui fasse connaître des nouveaux talents, mais qui reste aussi une référence musicale forte.
Et qu’est-ce qui la distingue de radios privées ?
Denis Maréchal : Ce qui la différencie, c’est de s'interdire un certain nombre de relâchements, de s'en tenir à une certaine rigueur. Dans le privé, ça peut être rigoureux aussi, mais pas toujours. Bien sûr, il y a des radios privées d'excellente qualité. Mais il y a des moments où elles peuvent aller dans le grivois, dans la facilité, alors qu’une radio de service public ne devrait pas s’engager dans cette voie-là.
Il y a une question de moyens aussi. La force de frappe du service public, mise à disposition des journaux parlés de France Inter, est sans commune mesure avec la concurrence. Une autre différence considérable pour l'auditeur, c'est la publicité. Si Inter s'est ouverte à la publicité ces dernières années, c'est de manière marginale par rapport aux stations privées, où elle représente parfois le quart de la structure d’une émission.
Pour les émissions de divertissement ou culturelles, les différences sont moindres. D'ailleurs, ce qui le prouve bien, c'est la circulation des animateurs d'une station publique à une station privée par exemple, et réciproquement.
Est-ce que le succès de France Inter s’explique par des voix, des animateurs, comme Nicolas Demorand et Léa Salamé, qui présentent aujourd’hui la matinale la plus écoutée de France?
Denis Maréchal : Sans contester les mérites de Léa Salamé ou Nicolas Demorand, premièrement, le succès de la matinale ne date pas d'aujourd'hui. Et c’est surtout la résultante d'un travail collectif : ce qui fait l'intérêt de la matinale, ce n’est pas d'avoir en continu des journalistes stars. Leur acuité, leur vivacité, leur réactivité s'appuient en réalité sur un réseau de journalistes et de toute une équipe technique. Quel que soit le talent des animateurs phares, il y a une structure en dessous et autour, il y a une ligne éditoriale. Et ça, c'est incarné par ces vedettes-là, mais elles ne sont pas seules. En septembre 2017, le départ de Patrick Cohen pour la radio concurrente Europe 1 n’a ainsi pas bouleversé les audiences.
France Inter, c’est aussi des émissions qui existent depuis plus d’un demi-siècle. Comment des programmes emblématiques comme Le Masque et la Plume, qui est diffusé depuis 1955, ou Le téléphone sonne, continuent-ils à avoir autant de succès après des décennies d’antenne ?
Denis Maréchal : D'abord, il y a un héritage : ça m’a souvent surpris, mais j'ai rencontré des auditeurs qui écoutent Le Masque et la Plume de génération en génération. Leurs parents l'écoutaient, à l’adolescence ils n’écoutaient plus, puis après, ils y reviennent. Il y a une espèce de passage de flambeau, on retrouve aussi ce phénomène avec d'autres émissions comme Le jeu des mille euros.
En radio, on aime bien la continuité. On a des rendez-vous, des habitudes... On fait comme on l'a entendu faire. C’est très net : il y a des auditeurs qui, de génération en génération, sont attachés à France Inter, ou à RTL, ou à Europe 1.
« J'ai rencontré des auditeurs qui écoutent Le Masque et la Plume de génération en génération. »
Et en dehors de ces habitudes de consommation, comment ces émissions arrivent-elles encore à se renouveler?
Denis Maréchal : Dans le cas du Masque et la Plume, par exemple, on n’aborde plus du tout la question du cinéma tel qu'elle l’a été au début, avec quelques critiques charismatiques. Aujourd'hui, il y a davantage de points de vue divergents, et un élargissement des préoccupations. La société avance, donc la radio suit.
Vous citez d’ailleurs l'enquête de Mediapart sur Le Masque et la Plume, qui pointait en février 2020 les nombreux propos sexistes à l’antenne. Comment peut-on envisager l’avenir de ce type de programmes, alors que le présentateur Jérôme Garcin lui-même se demandait « jusqu'où peut-on faire de la critique comme autrefois » ?
Denis Maréchal : C’est une très bonne question, mais quand on est historien, on n’est pas compétent sur la prospective. Il y a forcément un chemin, ils vont le trouver. L’une des pistes, c’est le renouvellement, et l’interaction avec les spectateurs, avec les auditeurs ou les internautes.
Comment évolue, à France Inter, la prise en compte de ces enjeux de sexisme et de parité ? La Revue des Médias a publié en 2019 une étude établissant que les femmes disposaient en moyenne de deux fois moins de temps de parole à la radio que les hommes (32,6 % du temps d’antenne pour France Inter)...
Denis Maréchal : Ces évolutions sont plutôt lentes. Parce qu'il y a des habitudes, des traditions éditoriales radiophoniques. Mais c’est inéluctable, heureusement.
Il est certain que la mise en exergue dans Le Masque et la Plume de propos sexistes est fondée, elle pose question et elle doit être résolue. Peut-être avec une mise en retrait des voix masculines, qui sont plus que prépondérantes dans le milieu du cinéma.
Au sujet du temps d’antenne, c’est curieux parce que les instances de direction évoluent dans le sens de la parité. La présidente de Radio France, Sybile Veil, est une femme, la directrice de France Inter, Laurence Bloch, et la directrice de l'information, Catherine Nayl, aussi ; des postes clés sont de plus en plus occupés par des femmes. En revanche, à l'antenne, on reste sous l'égide du masculin. Je pense que c'est le poids des traditions : jusque dans les années 1980-90, les recrutements privilégiaient toujours les hommes. Rappelons-nous par exemple cette période, pas si lointaine, dans les années 1980, où le journaliste Ivan Levaï, dans la matinale, demandait l’heure à Patricia Martin. Il y avait une répartition des rôles : les femmes donnent l'heure, et les hommes commentent l'actualité. Il reste un héritage de ce passé, il y a encore des traces, des pesanteurs qui perdurent. Le service public, qui devrait être un modèle, est en retard.
« À l'antenne, on reste sous l'égide du masculin. »
Par ailleurs, à cette période, vous décrivez des émissions très libres pour les journalistes et les animateurs, comme L’Oreille en coin (1968-1990), qui durait du samedi après-midi au dimanche soir. Y a-t-il une perte de créativité sur France Inter depuis ces années-là ?
Denis Maréchal : Oui, je le pense sincèrement. Je crois qu’il y a un formatage aujourd’hui, ce qui n’était pas du tout le cas dans L’Oreille en coin, qui laissait beaucoup plus de liberté aux producteurs et aux « chasseurs de son »… L’Oreille en coin, c’était une succession de programmes qui s'adressait à tous et qui partait dans toutes les directions, avec des reportages, de la musique, des rencontres impromptues, des invités décalés… De la roue libre radiophonique, très agréable à écouter, et qui marchait très bien.
Aujourd’hui, la qualité sonore a beaucoup diminué, c’est dommage. Les émissions sont toutes de cinquante minutes, avec un invité, une alternance musicale plutôt faible, peu de sons bruts, moins de spontanéité, moins de travail hors du studio. L’esprit de L’Oreille en coin n’existe plus, et je trouve que c’est une grande perte pour France Inter. Mais c’était une radio d’une autre époque, qui coûtait cher. C’est beaucoup plus simple à gérer aujourd’hui ; les exigences de rationalisation l'emportent largement sur d'autres considérations.
Est-ce qu’au contraire, certains types de programmes qui n’existaient pas avant sont apparus ces derniers temps ?
Denis Maréchal : Le grand changement, c’est les humoristes. Il y a toujours eu de l’humour sur France Inter, mais depuis les années 1990 et surtout 2000, c’est une prolifération, au point d'avoir placé Philippe Val, un humoriste de talent, comme directeur de la station entre 2009 et 2014. On avait déjà franchi un cap quand les humoristes sont arrivés dans la matinale, avec notamment Stéphane Guillon et Didier Porte. Ils se sont ensuite inscrits dans un tas d'émissions qui n'étaient pas à vocation humoristique, par exemple La Bande Originale de Nagui, en fin de matinée : avant, c’était une tranche de radio de nature très différente. L’émission d’entretiens avec des personnalités de Jacques Chancel [Radioscopie, entre 1968 et 1982, puis entre 1988 et 1990, NDLR] a aussi été remplacée par une heure d’humour.
C’est marquant pour le service public : France Inter a pris le pli de ce que d'autres stations, privées, avaient cultivé bien avant. Par exemple, l’émission Par Jupiter! de Charline Vanhoenacker est une concurrence directe pour les Grosses Têtes de RTL. Le but, c’est l’audience, et ça fonctionne très bien. Laurence Bloch saluait à la rentrée 2019 « un million [d’auditeurs de] moins de 35 ans, un public devenu accro aux rendez-vous de la chaîne, notamment ceux de l’humour ».
En parlant de l’audience, comment le public-type de France Inter a-t-il évolué ?
Denis Maréchal : La radio est aujourd’hui à un tournant, parce qu’elle est délaissée par les jeunes. On consulte l'information sur smartphone ou tablette, on ne va pas forcément écouter la matinale. C’est une écoute plus fragmentée, plus distanciée, qui passe notamment par les podcasts. Je ne pense pas qu'un jeune qui, aujourd'hui, a envie d'écouter de la musique, va se brancher sur France Inter, contrairement aux années 1970.
Le cœur de l'auditoire, c’est plutôt un public d’enseignants, qui vit dans des villes ou des agglomérations, pas forcément à Paris. Ils peuvent voter plus à gauche, mais je dirais plutôt que c'est simplement la France qui vote, qui s'intéresse à la chose publique.
C’est différent d’il y a quelques décennies ?
Denis Maréchal : France Inter est une radio qui dans les années 1960, était très large. D'ailleurs, je cite le courrier des auditeurs, en mai 1968 par exemple. On voit bien dans ces lettres que l'auditeur d’Inter, ça pouvait être un ancien combattant de droite, vivant à la campagne, etc. Aujourd'hui, je ne suis pas sûr qu'on retrouverait cela. La radio, à l'époque, était beaucoup plus écoutée : ça pouvait être l'unique source d'information d'une certaine partie des Français. Elle gardait une force, même face à la télévision, qu’elle n’a plus aujourd’hui.
Au sujet de l’image de France Inter, on entend souvent que c’est une radio élitiste, voire « bobo parisienne ». À quel point est-ce que cette définition est fondée, et sur quoi s’appuie-t-elle ?
Denis Maréchal : Il y a parfois une forme de préciosité dans l'expression des journalistes ou des animateurs. Ils ont un parler très écrit, qui sous-tend une culture classique que l’auditeur n’a pas forcément. Ça, ça peut être préjudiciable à la quête du grand nombre. J’avais cité le cas de Laurent Ruquier : lors de l'une de ses émissions en direct à Lille, Frédéric François, une vedette de la chanson populaire, avait été maltraitée par les auditeurs-spectateurs. Et il s'était rendu compte à cet égard que les auditeurs de France Inter étaient élitistes. Ça lui avait servi de déclic par rapport à cette radio, qui a quand même une haute idée d'elle-même. Oui, il y a un soupçon d’élitisme.
Dans les années 1970, les émissions de Pierre Bouteiller par exemple, c’était la critique des nuits parisiennes. Plus tard, le directeur Jacques Santamaria [à la tête de France Inter entre 1996 et 1999, NDLR] a essayé de faire en sorte que la programmation reflète plus de milieux sociaux, en s’adressant à un public qui n'était pas le public cible de France Inter. Son objectif s’est reflété dans les audiences. D’ailleurs, il a renoué avec les débuts de France Inter : Roland Dhordain, le premier grand directeur [dans les années 1960, NDLR], lui, visait le grand public. Il visait l'auditeur en majesté, pas du tout certaines catégories privilégiées.
La place de l’auditeur change, avec les podcasts, les réseaux sociaux, etc. Comment la chaîne s’adapte-t-elle ?
Denis Maréchal : On n’est pas au bout de nos surprises. Ce qu'on constate aujourd'hui, c'est qu’on peut très bien être un auditeur de France Inter sans jamais appuyer sur le bouton de la FM, et l'avoir uniquement en podcast. C'est une révolution qui est en cours, à travers le succès du téléchargement de certaines émissions [par exemple Affaires sensibles, émission de faits divers, ou Oli, pour les enfants, NDLR]. La radio évolue vers une banque de contenus, surtout chez les moins de
40 ans. C'est évalué de manière très fine par la direction du numérique de Radio France, qui y prête une grande attention.
On va vers une fragmentation, avec des formats plus limités pour les podcasts. Bien sûr, France Inter est pérenne, ce n’est pas une chaîne menacée. Mais il y a une remise en cause de ses fondamentaux, à travers des nouvelles pratiques d'écoute radiophonique, qui vont engendrer de nouvelles façons de faire.
« Aujourd'hui, on peut très bien être un auditeur de France Inter sans jamais appuyer sur le bouton de la FM. »
Au-delà de ce changement, vous pointez dans votre livre un « appauvrissement » sonore des émissions de radio. Comment peut-on analyser ces tendances ?
Denis Maréchal : On s’oriente vers un ordinaire radiophonique, qui est à mon avis préjudiciable à la qualité qu’on attend d’une radio de service public. C’est une tendance à la facilité. On observe aussi une raréfaction de l'intervention des auditeurs en direct, pour tout un tas de raisons.
Par ailleurs, quand on fait une radio filmée, finalement, on n'est plus très loin des chaînes d'information en continu. C'est dommage. Mais je pense qu’il y a une solidité, une armature et une vitalité à travers les personnels, en plus de l’exigence des auditeurs, qui devrait garantir la pérennité de France Inter.
Vous évoquez aussi une « dilution de l’identité radiophonique », cela représente-t-il un risque face à la télévision et aux nouveaux outils numériques ?
Denis Maréchal : Oui, absolument. En même temps, la radio — pas seulement France Inter, mais France Inter en particulier — a très bien su résister à la télévision. Il n'y a pas de raison qu'elle ne puisse pas maintenir une place à part dans l'univers médiatique.
Pour aborder l’aspect politique, on entend parfois qu’une radio publique est « sous la coupe de l’État ». Que peut-on répondre à cela ?
Denis Maréchal : Ça sera toujours une critique facile, mais non justifiée. Aujourd'hui, il y a une indépendance très forte des journalistes, des animateurs, qui garantissent l'autonomie de l'information en France. Ce n’est plus un sujet depuis les années 80, et la fin de l’ORTF en 1974. Pourtant, c’est un lieu commun face auquel il faut sans cesse rappeler les exigences du service public. D’ailleurs, c’est étonnant que cela perdure à ce point : on ne dit pas de la Comédie Française ou de l’Opéra de Paris qu’ils sont sous la coupe du pouvoir.
Depuis la fin de l’ORTF, comment fonctionne Radio France en interne, et notamment France Inter ? Vous citez notamment le producteur Jean Lebrun, qui évoque un « archipel de fidélités ». Peut-on parler de logiques corporatistes ?
Denis Maréchal : Oui, la radio, notamment de service public, est une affaire de continuités. Il y a des évolutions, plutôt lentes, mais les structures bougent très peu, il n’y a pas de révolutions.
C’est un milieu où les concurrences entre les personnes sont exacerbées. Donc, une fois qu’on a sa place, on ne la cède plus. C’est du corporatisme, de l’entre-soi, effectivement. À Radio France, c’est particulier, du fait des statuts professionnels. Je pense qu’il y a toujours cette référence à une administration, ce que la radio était dans les années 1930, plus qu'à une entreprise.
En parlant de statuts, on est frappé par leur hétérogénéité au sein de la radio, entre des journalistes comme Léa Salamé et des rôles beaucoup plus précaires. Existe-t-il une dichotomie entre les « petites mains » et les stars ?
Denis Maréchal : Oui, il y a d'une part ceux qui sont installés, ceux qui sont à demeure, du fait de leurs réseaux, de leur notoriété. Et puis autour gravitent des personnes qui tentent d'escalader cette montagne, pour arriver à être à leur tour établies. Elles passent par différentes strates, des précaires, des personnes qui sont recrutés de manière saisonnière, etc. C’est une pyramide très particulière.
Dans l’ouvrage, j’ai donné la parole à beaucoup de gens qui ne l'ont jamais, qu'il s'agisse des techniciens ou des précaires, des « soutiers » de l’information. Les « stars » de la radio sont finalement assez peu représentées.
Du côté du budget, la Cour des comptes, que vous citez, parle d’un « modèle coûteux ». Où en est- on, aujourd'hui, en matière de pression économique?
Denis Maréchal : La situation n’est pas florissante, on voit bien que c’est une radio qui coûte très cher. Il y a une rationalisation à tous les niveaux de ce que doit coûter la radio. C’est un peu l'alpha et l'oméga aujourd'hui de la présidence de Radio France.
Et comment cela se traduit-il sur la grille des programmes?
Denis Maréchal : Des émissions ont été gommées de l’antenne, où les reporters sortaient beaucoup. Donc par souci d’économie, on adopte de nouvelles façons de faire : les émissions de nuit ont aussi été supprimées en 2012 ; des émissions sont rediffusées, par exemple en période estivale, ce qui n’existait pas du tout avant.
Pour protester contre ces économies, qui devraient notamment passer par des suppressions de postes, une grève a longuement mobilisé Radio France entre novembre 2019 et février 2020. Quelle place occupe la grève dans le fonctionnement de France Inter ?
Denis Maréchal : Celle de 2019-2020 a été la plus longue, et portait sur des enjeux de moyens : c’est une vraie question. La grève, c'est presque un rituel, un héritage. C'est quand même très particulier dans le service public. Vous ne trouverez pas autant d'exemples de grèves à RTL, à Europe 1, etc. Les questions de manques de moyens s’y règlent entre autres par des licenciements secs, c’est beaucoup plus violent. Au contraire, sur France Inter, la grève existe de manière récurrente, et c’est d'ailleurs très bien toléré par les auditeurs, il n’y a jamais de chute d’audience. On rediffuse des émissions, on fait des émissions de qualité dégradée, et puis voilà, on passe l’orage social, il y a des négociations, etc.
« La grève, c'est presque un rituel, un héritage. »
Dans cet environnement en mutation, quels défis se posent aujourd’hui pour France Inter ?
Denis Maréchal : Premièrement, le défi de la crédibilité, en résistant aux fake news, et en maintenant la qualité des émissions. Il y a aussi un défi de prescription culturelle, c'est-à-dire de pouvoir rester aux avant-postes de la création artistique. C'est un vrai sujet pour France Inter. Et puis, il y a un autre défi, celui de ne pas céder aux sirènes du tout-relâchement, du tout-humoristique. Tout en rajeunissant les auditeurs et ceux qui sont à l'antenne.