François Mitterrand en 1995

François Mitterrand répond aux questions des journalistes sur son état de santé, le 4 juin 1995, lors de l'ascension de la roche de Solutré (71).

© Crédits photo : THIERRY SALIOU/AFP.

François Mitterrand et les journalistes à Solutré : la caresse et la gifle

Exclusif. Dans Jupiter et Mercure. Le pouvoir présidentiel face à la presse, à paraître aux éditions Les Petits Matins, Alexis Lévrier retrace l’histoire tumultueuse des rapports entre les présidents et les médias sous la Ve République. Extraits choisis (2/2).

Temps de lecture : 4 min
Nous vous proposons en exclusivité un extrait du livre d’Alexis Lévrier, Jupiter et Mercure (à paraître le 6 mai), sur la relation ambiguë entretenue par François Mitterrand avec les journalistes. D'autres bonnes feuilles consacrées à la période du mandat d’Emmanuel Macron sont à découvrir ici.

Pour maintenir des échanges réguliers avec la presse, [François Mitterrand] a conservé certaines pratiques héritées de son prédécesseur, à l’image de l’interview du 14 juillet. Mais il a surtout mis en place ses propres rituels, dont le plus connu est sans nul doute l’ascension de la roche de Solutré. Dès le début de son premier septennat, beaucoup de journalistes ont en effet pris l’habitude d’accompagner François Mitterrand, chaque dimanche de Pentecôte, pour gravir avec lui ce lieu emblématique de la Résistance. Année après année, ce pèlerinage est même devenu un passage obligé permettant aux envoyés des rédactions d’être les témoins des plaisanteries, des anecdotes, ou des commentaires politiques prononcés par le président. L’intérêt des journalistes pour ce rituel s’explique aisément, tant le président a su utiliser chaque ascension pour cultiver sa relation avec eux : sur cet éperon rocheux avec lequel il a tissé au fil du temps un lien intime, et dont la forme a parfois été comparée à celle d’un sphinx, il s’est presque toujours comporté avec la presse de manière bien plus ouverte et détendue que dans le cadre de ses activités officielles. Après la descente, la journée se termine d’ailleurs en général par une conversation informelle avec les journalistes, une sorte de faux « off » dans lequel le président distille à l’envi des petites phrases destinées à la presse papier ou aux médias audiovisuels.


Le 26 mai 1985, France 3 consacre un reportage à l'ascension de la roche de Solutré.

Avec le temps, la possibilité d’entendre des propos originaux est cependant devenue de plus en plus incertaine, tant l’ascension s’est transformée peu à peu en événement politico-mondain attirant chaque année davantage de curieux et de courtisans. Les journalistes, eux-mêmes toujours plus nombreux, ont continué à marcher sur les pas du président dans l’espoir de recueillir d’improbables confidences. Mais, durant ses dernières années, le chef de l’État a cherché à les mettre à distance de manière de plus en plus ostensible. Lassé sans doute par cette foule immense, et probablement fatigué par ces bavardages répétitifs avec la presse, il a ainsi utilisé différents subterfuges pour accomplir son pèlerinage avec davantage d’intimité. En 1991, il a par exemple décalé sa randonnée d’une journée pour surprendre les habituels suiveurs, et n’a donc effectué son habituel parcours que le lundi, aux premières heures du matin. Il est allé plus loin encore l’année suivante, puisqu’il a finalement choisi de gravir une roche voisine, celle de Vergisson, pendant que les journalistes l’attendaient vainement au sommet de Solutré. Et s’il a renoué au cours des trois années suivantes avec son ascension traditionnelle, il a désormais refusé de nourrir la presse de ses bons mots.


Le 7 juin 1992, François Mitterrand escalade la roche de Vergisson.

Avant cet éloignement voulu par le président, un observateur a eu l’idée de filmer, en juin 1990, l’étrange manège qui s’est rejoué chaque année entre François Mitterrand et les journalistes lors de cette ascension. Dans un reportage diffusé sur Antenne 2 dans une émission de Bernard Rapp, un jeune reporter, Pierre Carles, montre en effet l’envers du décor de cette relation. Il s’intéresse notamment au moment d’échange qui suit chaque année la montée elle-même, et ses images montrent une nuée de journalistes réunis autour du président. Riant en chœur à chacun des traits d’esprit de leur prestigieux interlocuteur, et prenant consciencieusement des notes pour ne rien perdre de ses propos, ces hommes et ces femmes ressemblent à autant d’écoliers studieux entourant leur professeur. François Mitterrand les traite pourtant avec une provocation à peine déguisée : « Que faites-vous là ? » leur demande-t-il ainsi en arrivant. Il se moque ensuite du spectacle qu’ils lui offrent, évoque une tradition créée par et pour les journalistes, et présente même comme une « cérémonie […] désagréable » ces rencontres rituelles avec la presse. Pourtant, il leur livre ensuite longuement les commentaires politiques qu’ils sont venus recueillir. Dans un geste magnanime, il demande même qu’on leur apporte à boire — du vin rouge bien sûr, puisque les journalistes ont unanimement réclamé du blanc.


Pierre Carles a filmé les échanges de François Mitterrand et des journalistes.

La scène est insolite, car il était évidemment très rare, à l’époque, de pouvoir filmer les coulisses de ce type d’événement. Les images de Pierre Carles révèlent en outre, dans toute sa crudité, le système de cour que le président a su mettre en place : François Mitterrand humilie un journaliste, en sermonne un second, avant de répondre respectueusement à un troisième, comme s’il distribuait des bons et des mauvais points. La hiérarchie entre le chef de l’État et la presse est donc très marquée, mais elle fonctionne parce qu’il entre à l’évidence une forme de bienveillance et d’humour de part et d’autre. La proximité singulière qui s’est constituée au bout de dix années de pouvoir, et autant d’ascensions, est notamment perceptible à la fin de ce reportage, dans un étrange moment que saisit la caméra de Pierre Carles. Au milieu des journalistes, dont la plupart sont encore présents, le vieux président s’approche d’une jeune reporter du Journal du dimanche, Florence Muracciole, qui était assise à ses côtés pendant l’entretien. Il commence à discuter avec elle et, devant toute l’assemblée, il lui donne successivement trois petits coups secs sur l’arrière du crâne et sur la joue, sans que la journaliste ne sache comment réagir. Ce geste ambigu, presque impossible à interpréter, serait évidemment inimaginable aujourd’hui. Il se situe quelque part entre la caresse et la gifle, à l’image de toute la relation que ce président jupitérien a construite avec la presse.

D'autres extraits du livre d'Alexis Lévrier sur la période du mandat d’Emmanuel Macron sont à découvrir ici.

Titre : Jupiter et Mercure. Le pouvoir présidentiel face à la presse
Auteur : Alexis Lévrier
Éditeur : Les Petits Matins
Date de parution : 6 mai 2021
Prix : 20 euros

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