Gérald Bronner lors d'une interview à La Revue des médias

© Crédits photo : La Revue des médias / INA.

Gérald Bronner : « La disponibilité de l’information entrave sa crédibilité »

Le phénomène des fake news interroge un élément important de nos personnalités, à savoir notre crédulité, qui nous pousse à croire des informations qui ne devraient peut-être pas être crues. Éléments d’explications avec Gérald Bronner.
Temps de lecture : 6 min
Cet entretien a été réalisé le 20 mars 2019 dans le cadre du colloque « Les démocraties à l’épreuve des infox » organisé conjointement par l’INA et la BNF.   Gérald Bronner est sociologue professeur à l’université Paris Diderot et membre de l’Académie nationale de médecine et de l’Académie des technologies.

 

Votre intervention se focalisait sur la crédulité des publics. Qu’entendez-vous par ce terme ?

Gérald Bronner : Nous avons tendance, statistiquement, sur le grand nombre, à endosser des propositions intellectuelles, des idées, des représentations du monde qui ne sont pas toujours sélectionnées de façon optimale. La crédulité est l'expression non pas de la bêtise ou de la faiblesse intellectuelle en général, mais simplement le fait d'accepter des idées qui vont dans le sens de notre désir, ou des pentes naturelles de notre esprit, notre intuition.

 

Le phénomène des fake news indique-t-il que nous sommes plus crédules qu'auparavant ?

Gérald Bronner : Je ne le dirais pas. Je pense que la crédulité est vraiment un fait anthropologique : c'est une négociation intellectuelle avec le monde, la connaissance en est une autre. Selon les conditions sociales évidemment, c'est l'une ou l'autre qui peut plus facilement s'exprimer.

« Il n'y a jamais eu autant d'informations disponibles aujourd'hui que n'importe quand dans l'histoire de l'humanité »

Cela dépend tout simplement de la façon dont les idées sont sélectionnées collectivement, socialement, mais il est vrai que nous sommes confrontés non pas à un changement anthropologique de l'Homme, nous ne sommes pas plus crédules qu'avant, mais nous avons des conditions sociales qui facilitent l'expression de la crédulité, comme le fait qu'il y ait une disponibilité massive de l'information. Il n'y a jamais eu autant d'informations disponibles aujourd'hui que n'importe quand dans l'histoire de l'humanité. Il y a plus d'informations publiées depuis le début des années 2000 que depuis l'invention de l'imprimerie par Gutenberg. En 2005, il y avait 150 exabytes de données disponibles. En 2010, il y en avait huit fois plus. Cette disponibilité de l'information, qui est une formidable nouvelle pour l'humanité, nous permet aussi d'aller chercher systématiquement l'information qui va dans le sens de nos représentations, donc elle savonne la pente de la crédulité.

 

Diriez-vous, qu’en réalité, il n’y a rien de vraiment nouveau derrière les fake news ?

Gérald Bronner : Ah non, ce dont on parle aujourd'hui n'est pas réellement neuf. Je ne vous apprendrais pas qu'il existe toute une série de textes mythologiques, religieux, qui prétendent décrire le monde, et depuis fort longtemps. Ce n'est certainement pas notre époque qui a inventé l'intox, les rumeurs, les légendes urbaines, les religions, les superstitions, les théories magiques et que sais-je.

« Le marché de l'information est massivement dérégulé et c'est la motivation des acteurs qui l’emporte »

Notre époque donne une caractéristique particulière, c'est qu'elle met à disposition beaucoup d'informations, et surtout, elle met tous les points de vue en concurrence, que ce soit le point de vue de la science qui peut être concurrencée par celui de la pseudo-science alors que, auparavant, les mondes sociaux étaient relativement séparés. Il y avait quelques frictions de temps en temps, mais il existait des régulateurs de ce marché. Aujourd'hui, ce marché de l'information est massivement dérégulé et c'est la motivation des acteurs qui l’emporte. Ceux qui sont motivés à faire valoir leur point de vue le rendent plus visible que les autres. Souvent, cette motivation n'est pas totalement décorrélée de la crédulité et, d'une façon générale, de motivations idéologiques.

 

Pouvons-nous on essayer d'être moins crédule ?

Gérald Bronner : Absolument. La bonne nouvelle dans tout cela, c'est que notre cerveau est un des outils les plus complexes de l'univers, un million de milliards de connexions dans notre boîte crânienne. On n'en use pas tous de la même manière, manifestement, mais il y a des ressources insoupçonnées dans le cerveau humain, ce que j'appelle le « rétrojugement », c'est-à-dire la capacité à arbitrer. Nous avons des ressources d'arbitrages dans notre cerveau, très complexes, pas forcément consciemment traitées, mais nous pouvons, par apprentissage, développer la pensée critique et la pensée méthodique. Je crois que c'est le rôle de l'Éducation nationale de le faire. Pour l'instant, elle ne le fait pas, mais je ne désespère pas qu'elle tienne compte des avancées tout à fait significatives de la science dans ce domaine. Et ça, c'est une très bonne nouvelle. C'est une raison d'espérer.

 

Concrètement, par quels moyens pourrions-nous nous prémunir de notre crédulité ?

Gérald Bronner : Il y a beaucoup de choses à faire. Le plus simple  est de se demander ce que l’on a envie de croire, vers quoi porte notre désir : « Ai-je envie que cela soit vrai ou faux ? » Généralement, cette prise de conscience du désir qui peut contaminer le « croire » est un élément important. À partir de là, il y a station d'argumentaire, les meilleurs argumentaires qui contredisent notre désir, allez consulter des formes d'argumentation bien faites qui vont dans le sens opposé de ce que l’on croit.  Et surtout, essayer, c'est un peu plus difficile, de styliser le raisonnement que j'entends et que j'ai envie de croire en quelques formules et voir si ces formules sont acceptables d'un point de vue cognitif.

« Interroger notre crédulité demande une éducation à l'existence des biais cognitifs »

Par exemple, voir s'il n'y a pas une confusion systématique entre corrélation et causalité de deux événements qui arrivent ensemble, qui n'ont pas été forcément causés l'un par l'autre. S’agit-il bien un miracle, de quelque chose de prodigieux, ou peut-on expliquer cela simplement par des probabilités ? N'ai-je pas négligé le phénomène de régression vers la moyenne ? Tous ces éléments demandent une éducation à l'existence des biais cognitifs, à l'existence d'erreurs de raisonnement, et encore une fois, c'est sur le temps long de l'éducation qu'il faut proposer cela aux individus qui sont en train de former leur esprit, pour qu'ils puissent faire leur déclaration d'indépendance mentale.

 

Diriez-vous que vous êtes optimistes sur l’évolution de ce phénomène des fake news et de notre comportement vis-à-vis de celui-ci ?

Gérald Bronner : Concernant l'avenir, je rappelle que je ne suis pas Tirésias donc je ne vois pas l'avenir. Mais si l’on me demande de faire un pari, une hypothèse, je rappellerai que je suis optimiste par nature et pessimiste par observation, mais peut-être que mon observation est, elle aussi, une croyance. J'observe des phénomènes à court terme et j'ai tendance à craindre qu'ils se prolongent à moyen et long terme, à tort peut-être, puisque ma rationalité est incarcérée temporellement. Moi aussi, je suis crédule.

 

Au final, nous posons nous les bonnes questions sur ces phénomènes ?

Gérald Bronner : Nous nous posons des questions, ce qui est déjà bien.  Depuis plus de vingt ans que je travaille sur cette question, cela n'a pas toujours été le cas. Ça fait plus de vingt ans que je travaille sur cette question. J'ai vu émerger les sujets. Le hasard a fait que l'actualité a porté mes objets de recherche sur le devant de la scène.

Je crois que dans ce genre de domaine l'intelligence collective va fonctionner, surtout parce que beaucoup de scientifiques sont impliqués. Il y a vraiment des travaux tout à fait remarquables de sciences sociales computationnelles qui ont déjà permis de décrire le phénomène, les chambres d'écho, de façon beaucoup plus précise. Le type de réponses que l'on peut avoir dépend des questions que l'on pose, mais on sait que les algorithmes sont impliqués, la façon dont l'ordre d'apparition, donc la régulation du marché de l'information, est impliquée. J'ai parlé de régulation individuelle, de développement de l'esprit critique. Les médias conventionnels doivent se poser toute une série de questions, et ils s'en posent. De ce point de vue, je suis relativement optimiste. Mon pessimisme vient seulement du problème qui nous est posé et de son caractère civilisationnel titanesque, multivariable. Ce que je craindrais le plus, c'est que nous soyons condamnés définitivement à la crédulité en fonction de notre nature même.

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