Photographie portrait en pied d'Ingrid Levavasseur, ex-« gilet jaune », prise en février 2019.

Ingrid Levavasseur, ex-« gilet jaune », en février 2019.

 

© Crédits photo : JOEL SAGET / AFP.

« Gilets jaunes » : Ingrid Levavasseur, icône en retrait

Anonymes et inconnus des médias avant les premières occupations de ronds-points le 17 novembre 2018, ils et elles sont devenus au fil de l’an passé des figures emblématiques de la protestation des « gilets jaunes ». Comment ces personnes ont-elles vécu leur médiatisation ? Épisode 3 de notre série avec Ingrid Levavasseur, icône désengagée.

Temps de lecture : 7 min

Vous avez déjà forcément vu ou entendu Ingrid Levavasseur, même s’il est possible que vous ne vous en souveniez pas. La jeune femme est rapidement devenue pour les médias une figure du mouvement, au côté d’autres personnes comme Éric Drouet ou Priscillia Ludosky. L’aide-soignante de 32 ans était là dès le début des « gilets jaunes ». Si, « comme tout le monde », son engagement auprès du mouvement a commencé le 17 novembre — « je me suis renseignée pour savoir où j'allais manifester, c'était au péage le plus près de chez moi » —, elle estime que la lettre au président de la République qu’elle avait écrite en octobre sur Instagram en était un élément « précurseur ».

Sa médiatisation, en revanche, n’est pas de son seul fait. Tout part d’un reportage diffusé le 25 novembre sur France 5. « J’ai croisé Maxime Darquier par pur hasard sur le péage, le jeudi. Il interrogeait des « gilets jaunes » à ce moment-là, et m'a invitée ensuite pour l'émission du dimanche, C Politique, quelques jours après. » Une première expérience médiatique en accord avec les attentes et l’idée que la trentenaire se faisait de la télévision, même si, elle l’avoue, elle ne s’attendait pas à grand-chose. « C'était un univers inconnu pour moi. Et surtout je ne m'attendais pas forcément à ce que ça m'arrive un jour, donc j'ai vécu ça comme une expérience unique. Il fallait que j'en profite pour exprimer notre problématique et que je prenne ce qu'il y avait à prendre. »

Par la suite, Ingrid Levavasseur n’a pas recherché à passer absolument dans les médias. « J'ai pris ce qu'il y avait au moment T. J'ai sélectionné, organisé mon emploi du temps par rapport à ce que je pouvais faire et ce que je ne pouvais pas faire. » Faire au mieux, afin d’être entendu, explique-t-elle, pour passer un message, « le nôtre, en tout cas ».

Souvent décrite à travers sa chevelure rousse, l’aide-soignante estime avoir « toujours montré ce qu’[elle] voulai[t] montrer ». « C'est mon image, c'est moi. » La seule fois où elle s’est dit qu’elle n’était plus vraiment elle-même, qu’elle s’est laissé emporter, fut lors de sa rencontre avec le Premier ministre Édouard Philippe, le 13 février, sur le plateau de La grande explication de LCI. « Je me suis vraiment énervée. J’étais un peu trop dans l’excès, mais il y avait des circonstances ».

« Il n’y a jamais eu de coupure lorsque je voulais parler, le direct a été respecté »

Sur la question du montage des sujets, et donc celle de la sélection par les journalistes des images parmi celles qu’ils ont tournées, souvent vue par certains « gilets jaunes » comme la preuve d’une manipulation des médias, Ingrid Levavasseur a une position claire : « Je pars du principe que le montage est nécessaire », nous explique-t-elle. « Les médias ne peuvent pas passer toutes les séquences filmées, donc pour moi c'est normal. Maintenant, c'est vrai qu’il y a parfois des passages qu'on aurait plus aimé montrer, mais c'est aussi une demande des chaînes, et c'est normal. » Elle estime pour sa part n’avoir jamais été censurée ou même que sa parole ait pu être tronquée, modifiée, ou manipulée, notamment lors des passages en plateau à la télévision. « Il n’y a jamais eu de coupure lorsque je voulais parler, le direct a été respecté. » Et lorsqu’on lui demande si elle pense avoir été prise au sérieux, elle répond par l’affirmative, précisant : « Enfin, je n'ai pas la sensation d'avoir été prise pour une imbécile, ça c’est sûr. »

Changement d’image

Cette médiatisation importante a changé « énormément de choses » dans la vie d’Ingrid Levavasseur. « Mes proches se sont rendu compte à quel point je pouvais être forte. » Il y a ensuite, inévitablement, le fait d’être reconnue dans la rue. « Mais il y a beaucoup de bienveillance, contrairement à ce que l’on peut croire ou voir. Beaucoup de gens me trouvent très courageuse et me le disent ». Lorsque l’on essaie de savoir s’il y a eu des impacts négatifs, la Normande répond que non… avant de se reprendre : « Environ 150 hommes (tous réseaux confondus) m'envoient en permanence des messages pour essayer, éventuellement, d'avoir un rencard. Mais voilà, c'est tout. » Si elle s’accorde sur le fait que ce ne soit pas nécessairement « hyper agréable », elle estime que ce n’est « pas méchant non plus ». « Oui, il y a des trucs un peu vilains, mais ces hommes-là ne cherchent pas forcément à être méchants avec moi. » Elle ajoute : « ce gilet jaune me colle un peu à la peau, on m’assimile systématiquement à ce « chasuble », et ça m’empêche notamment de trouver un emploi. Même dans mon domaine qui est pourtant demandeur. »

« Ce gilet jaune me colle un peu à la peau, on m’assimile systématiquement à ce « chasuble » 

Ingrid Levavasseur évoque cependant une violence numérique. « Sur les réseaux sociaux c'est très violent, mais pas dans la rue. » Une simple recherche en son nom sur le moteur de recherche de YouTube fait remonter des suggestions de mots-clés pour le moins agressifs : « traître » étant l’un de ceux qui remontent le plus haut. Mais l’aide-soignante balaie cela d’un revers de la main. « Ça m'importe peu, parce que ce n'est pas la réalité. Je n'ai jamais signé de pacte, de contrat, d'engagement. Je n'ai rien à me reprocher, donc à partir de ce moment-là, je le vis bien, il n'y a pas de souci. » Cloisonner, elle l’a appris, « par la force des choses. » « Ça a été un apprentissage rapide », précise-t-elle, « et nécessaire ». Et son choix de ne plus participer aux manifestations après le 18 février n’aurait rien à voir avec sa médiatisation. « Mon fils me l’a demandé très clairement, et je n'avais plus lieu d’y être en fait, je ne m’y retrouvais pas. C’était prendre des risques inutilement. »

Les médias, ni alliés ni ennemis

Ingrid Levavasseur ne fait pas de différence entre les médias… à part peut-être entre les « locaux » et les « nationaux », notamment sur la place qu’ils lui accordaient. « Être proche géographiquement les rend un peu fiers, quelque part. Je sens bien qu'il y a quelque chose de très sympathique à mon égard. » Autre ambiance dans les médias nationaux. « Ce n'est pas la même chose, c'est clair. Il y a de la bienveillance, mais ce n'est pas tout à fait la même bienveillance. C'est plus terre à terre, plus distant. »

Dans l’ensemble, celle qui a désormais rangé son gilet jaune juge les médias justes avec le mouvement. Si elle avoue qu’il est « un peu frustrant » de lire qu’il y avait 100 000 personnes dans les rues alors que les « gilets jaunes » pensaient être le triple, les revendications du mouvement n’ont selon elle pas pour autant été mal traitées ou détournées pour faire dire certaines choses qui n’auraient pas été conformes à la réalité. Elle s’accorde cependant sur le fait que c’est une critique très largement faite. « Il y a tellement de côtés complotistes, négatifs… Effectivement, on pourrait s’imaginer qu’il y a une censure ou des choses de ce genre. Moi, je ne l’ai pas senti. »

« Tout le monde a été surpris que l’on prenne la parole »

Selon elle, les médias auraient été pris de court par le mouvement des « gilets jaunes ». « Parce qu’il y a un système qui tourne autour de Paris, un entre-soi qui fonctionne depuis des années, et là ce sont les citoyens de la France périphérique qui se sont mis à parler ». Il ne pouvait donc y avoir que des surprises. « Ce n’était pas possible, personne ne s'attendait à ça. Donc oui, ça a été la grande surprise générale pour le gouvernement, les partis politiques, tout le monde a été surpris que l’on prenne la parole. » Elle reconnaît par ailleurs que les journalistes ont réussi à réagir après cette surprise, à modifier leur manière de travailler. « Maintenant, j’espère que ça va durer dans le temps ».

Finalement, ces quelques mois de médiatisation intense et de débat autour du traitement journalistique du mouvement des « gilets jaunes » n’auront pas transformé la vision qu’Ingrid Levavasseur avait des médias, qu’elle regardait « comme une téléspectatrice lambda ». Lors de notre entretien téléphonique, la Normande a pris pour exemple un face-à-face du 28 novembre 2018 avec Emmanuelle Wargon, secrétaire d’État auprès du ministre de la transition écologique et solidaire. « C’était la première fois que j’étais sur LCI. J’ai eu de la peine pour elle, parce que j’ai eu l’impression qu'elle découvrait tellement de choses. Elle est très haut, au gouvernement, sort de son petit confort personnel et se retrouve en face de gens qui lui disent la réalité. Elle était totalement désemparée, ne savait plus où se mettre. » Pour l’ex-« gilet jaune », cette confrontation d’idées, de vécus, de projets, n’aurait pas été possible sans les médias.

Les médias, Ingrid Levavasseur aurait pu en faire partie, d’une certaine manière, plus officiellement. En décembre 2018, elle est approchée pour participer à une émission de BFM TV en tant que chroniqueuse. « Le projet était de donner la parole à ceux qui vivent les difficultés au quotidien », explique l’aide-soignante, qui, dans un premier temps, refuse. « C’était trop tôt, le mouvement avait du mal avec BFM, ça aurait été compliqué. » Un mois plus tard, une nouvelle proposition lui est faite. « À ce moment-là, j’ai demandé si je pouvais réfléchir, il fallait que je sache comment ça allait se faire, si je pouvais poser toutes les questions que je voulais, etc. » Alors que le projet prend forme, est évoquée la question de la rémunération. Ingrid Levavasseur nous explique que le plus important pour elle était que ses frais soient déduits. « On s’est dit que nous allions faire un test, pour voir. »

L’information, notamment publiée par Closer, a suscité une réaction en interne de la société des journalistes, qui évoque «un problème de déontologie au vu des attaques que subit la chaîne depuis le début du mouvement », comme l’indique cet article du Figaro. Finalement, Ingrid Levavasseur refusera définitivement l’offre de BFM TV. La journaliste Apolline de Malherbe, qui avait proposé à Ingrid Levavasseur de participer à cette émission, évoquait alors le « déferlement de violences » à l'encontre d'Ingrid Levavasseur sur Internet. « J’ai tellement eu peur des menaces qu'il y a eues à mon égard que j'ai préféré tout annuler », nous explique avec regrets Ingrid Levavasseur, ajoutant que si c’était à refaire, elle accepterait cette chronique. « Je n’aurais pas dû céder à la peur. » 

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