Deux fées penchées sur le berceau de Gimlet

© Crédits photo : Johanne Licard

Podcast : « chez Gimlet, c'est dans la fiction que nous expérimentons le plus »

Depuis sa création en 2014, le studio Gimlet enchaîne les succès. Acquis à prix d’or par Spotify en 2019, comment cette figure emblématique du podcast développe-t-elle son catalogue ? Entretien avec Valentina Powers, Head of Content Operations chez Gimlet Studios.

Temps de lecture : 6 min

 Gimlet, studio de podcast créé en 2014, se voulait un « HBO de l’audio ». Comprendre  une marque forte, synonyme de contenus de qualité, à la réalisation soignée, ce que HBO avait proposé en son temps pour la télévision. Après presque dix ans d'existence et un rachat à prix d'or par Spotify en 2019, le pari semble réussi. Valentina Powers, head of content operations (responsable des opérations de contenu, en français) revient pour nous sur sa stratégie.

Quelle est votre mission au sein du studio Gimlet ?

Valentina Powers : Depuis mon arrivée chez Gimlet et Spotify, il y a un an, j’ai travaillé sur notre stratégie de contenus et nos méthodes de travail. Cela va de la façon dont les différentes équipes interagissent entre elles à notre culture d’entreprise et même jusqu’aux formations. Je travaille également au développement de l’audience, conjointement avec une responsable spécialement recrutée pour l’occasion. Nous travaillons de façon très rapprochée avec les émissions, afin de réfléchir à leurs missions, identifier leur audience, la développer, la diversifier et engager une relation avec elle. Beaucoup de nos émissions ont un lien très fort avec leur public. Dans le cas du podcast Every Little Thing,  tout le contenu vient des auditeurs et des auditrices : ils posent des questions, l’équipe y répond.

Vous avez longtemps travaillé pour des radios à but non-lucratif (WNYC Radio et New York Public Radio) avant d’arriver chez Gimlet. En quoi les publics sont-ils différents ?

L’un des défis de la radio publique, c’est que son audience est très urbaine, aisée et blanche. Le podcast trouve en partie son origine dans des émissions comme This American Life [programme de la radio publique de Chicago créé en 1995 et disponible en podcast depuis 2006, NDLR], qui ont une audience traditionnelle de la radio publique. Mais j’ai vu des choses très différentes une fois arrivée à Spotify. L’audience est beaucoup plus large, bien plus jeune et très diverse. Il y a de nombreux types de podcasts, et presque autant de niches d’audience. À tel point que je parle de nos différents publics comme de « clusters », caractérisés par leurs affinités et les types de contenus qu’ils écoutent.

L’une de nos missions, en plus de diversifier notre audience, est aussi de voir où se trouvent les intersections. C'est-à-dire : comment créer des programmes qui touchent ces différents publics. Par exemple, nos podcast de faits divers ne sont pas typiques des contenus du même genre. Il y a un gros travail sur le storytelling, pour faire en sorte que nos auditeurs qui prêtent beaucoup d’attention à cet aspect des programmes se mettent à l’écouter aussi. Mais ça marche aussi dans l’autre sens : il s’agit également d’intéresser notre public fan de faits divers à des histoires avec un storytelling très travaillé.

On assiste à un engouement pour les podcasts de faits divers. Envisagez-vous de développer ce marché porteur ?

Je pense qu’il faut garder une programmation variée et équilibrée, nous ne voulons pas parler uniquement de crimes. Nous nous sommes lancés dans les faits divers l’année dernière, c’était notre premier pas dans cette direction. Mais ça a été le fruit d’une réflexion de fond. Nous nous sommes demandé ce qui pouvait différencier notre programme des autres. Un de nos objectifs chez Gimlet est de proposer des histoires avec des personnages aux liens très forts, tout en évoquant un contexte plus global. Nous ne sommes pas juste sur des reportages qui se borneraient à « x a tué y dans la ville z ». C’est un effort que nous fournissons dans plusieurs émissions : Welcome to your Fantasy, Stolen, Conviction… Tout cela correspond à une volonté d’expérimentation plus grande au niveau de la programmation. Le public pour les podcasts de faits divers est vorace et féminin, il est abonné à beaucoup de podcasts différents. Lorsqu’il découvre une nouvelle émission, il va lancer le dernier épisode en date puis écouter tous les autres.

Quelle place occupent vos publics lorsque vous réfléchissez à un nouveau programme ?

Nous nous intéressons bien entendu à la composition de notre public lorsque nous créons une émission, mais ce n’est pas la priorité. Il y a tout d’abord la question de notre stratégie globale, il faut que le podcast y trouve sa place. Comme tout le monde, nous regardons ce que font nos compétiteurs. Nous nous demandons aussi si l’émission peut permettre à des voix nouvelles ou trop peu représentées de sortir du lot. Plusieurs de nos podcasts les plus récents ont été produits avec cette idée en tête, comme Stolen [deux saisons, chacune s’intéresse à une affaire en lien avec le traitement des populations indigènes, NDLR], Resistance [émission de témoignages et de reportages centrée sur le parcours et les expériences d’afro-américains, NDLR] …

Imaginez : un nouveau sujet émerge, les gens s’y intéressent, de nombreux podcasts se créent autour de lui. Privilégiez-vous la création d’un programme de A à Z sur ce sujet, ou l’acquisition d’un podcast déjà existant ?

Cela dépend de l’opportunité. Par ailleurs, les acquisitions se font principalement au niveau des partenariats de Spotify. Chez Gimlet, nous créons trois types d’émissions : celles produites intégralement en interne, celles que nous développons sur la base d’une proposition extérieure, et enfin les podcasts co-produits avec une autre structure de production, comme Crooked et Pinapple Street. Dans ce dernier cas, ils nous contactent avec une idée. Cela reste leur production, et nous apportons surtout de l’aide pour la distribution, le marketing ainsi que quelques touches éditoriales.

Parfois des situations hybrides se présentent. Des personnes sans véritable expérience de l’audio, mais avec de très bonnes idées viennent nous voir. Notre équipe de producteurs, d’ingénieurs du son travaillent avec elles, avec comme objectif de les aider et de les former. Encore une fois, nous essayons de ne pas mettre tous nos œufs dans le même panier. Gimlet est une entreprise avec des équipes et des ressources à gérer, nous devons faire attention.

Netflix a stoppé le projet de 2e saison de la série « Drôle », arguant que ses audiences les premières semaines avaient été décevantes. Décidez-vous de l’avenir d’un podcast sur un temps aussi court ?

C’est moins rigide que ça, tout dépend de l’émission. Nous avons accès, étant une filiale de Spotify, à de nombreuses données de qualité. C’est un avantage certain, mais ça nous amène aussi à une question complexe : à quoi ressemble le succès ? Il n’y a pas de cadre d’analyse que l’on essaierait de répliquer pour toutes nos émissions. On ne peut pas, par exemple, regarder de la même façon un podcast conclu en un certain nombre d’épisodes et un programme développé sur plusieurs saisons.

Soyons réalistes : il est très difficile, dans la configuration actuelle du marché, de lancer un podcast et de s’attendre à ce qu’il marche bien dans sa première année. Nous faisons tout pour qu'il grandisse, mais nous regardons ses chiffres et les courbes de croissance. Dans le cadre d’un podcast « saisonnier », nous regardons si son audience monte, stagne ou chute d’une saison à l’autre. Avec nos équipes et les émissions, nous réfléchissons à des moyens de faire vivre le podcast d’une saison à l’autre pour fidéliser les auditeurs. Mais prédire l’objectif pertinent à atteindre pour une émission en particulier reste compliqué.

Avez-vous un exemple en tête ?

Prenons Mogul, un podcast musical que nous avons gardé trois ans. Nous nous sommes demandé si cela avait du sens de le conserver, s’il fonctionnait correctement. Nous avons regardé la stratégie plus globale de Spotify, si leurs podcasts musicaux marchent ou non, combien ils coûtent à produire, etc. Dans le cas présent, après avoir regardé tous ces éléments, nous avons décidé de stopper Mogul.

Réfléchir à l’arrêt d’un podcast, c’est aussi se demander s’il y a de meilleures alternatives. Certaines émissions ont du mal à marcher, même si vous tentez des choses. Il faut donc se repasser le film et établir un diagnostic. Récemment, nous avons eu des entretiens avec les équipes de nos différents programmes, pour voir quels épisodes avaient marché et comprendre pourquoi. S'agit-il du sujet ? De l’effort marketing ? Parce qu’un autre podcast en a parlé ? Il y a de nombreux leviers pour le développement de l’audience et lorsque toutes ces possibilités ont été explorées, peut-être vaut-il mieux arrêter le podcast et employer ses ressources pour quelque chose de plus excitant et innovant.

Il y a quelques années, Gimlet a produit un podcast de fiction, Homecoming, remarqué à sa sortie, adapté par la suite en série télévisée à succès. Voir le podcast comme la base de développements potentiels, pour la télévision et le cinéma notamment, est une réflexion de plus en plus répandue. L'intégrez-vous dans votre stratégie ?

Ce n’est pas notre priorité lorsque nous développons une nouvelle émission, même si nous y pensons, bien entendu. Par ailleurs, c’est beaucoup plus adapté aux fictions. Je dirais que c’est le champ où nous expérimentons le plus. Selon moi, il n’y a pas encore eu de hit pour ces podcasts dans l’industrie, tout le monde essaie de trouver la bonne formule. De notre côté, nous allons continuer de tenter des choses.

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