Google, géant indivisible

Google, géant indivisible

Par quel biais attaquer le monopole de Google ? Le Parlement européen propose de désolidariser le moteur de ses services. Nous avons mis à nu Google pour voir si c'est possible.
Temps de lecture : 9 min

Le 27 novembre 2014, le Parlement européen a adopté un texte pour le moins surprenant dont l’application stricte conduirait Google à « séparer » le moteur de recherche de ses autres services commerciaux. Autrement dit, si cette résolution était traduite en action par la Commission, qui détient le monopole de l’initiative législative, la firme Google serait divisée sur le territoire européen en au moins deux entités distinctes et parfaitement hermétiques : la première chapeautant le moteur généraliste Google Search, la seconde orchestrant l’ensemble des autres activités de la firme. Cette issue semble en définitive assez peu probable, et le texte voté n’est peut-être pour le Parlement qu’une façon de prévenir Google qu’il surveille de près ses agissements. Quoi qu’il en soit, il est impossible de comprendre cette affaire sans resituer le moteur généraliste Google Search dans la stratégie globale de la firme à laquelle il appartient.

Infographie Google
Le moteur n’est pas simplement la première activité de l’entreprise de Mountain View, il est aussi son cœur, sa tête pensante, le service autour duquel tout le reste est agrégé : les autres services, les employés, les actionnaires. Le moteur de recherche est comme le corps d’un couteau suisse sans lequel les différents outils ne pourraient pas tenir ensemble : vous pouvez enlever, casser ou délaisser un outil, mais vous ne pouvez pas vous passer du manche du couteau(1).

La firme Google a pratiqué une stratégie de diversification verticale en enchâssant les outils de recherche les uns dans les autres, pour réaliser ce que les fondateurs de la firme, Larry Page et Sergey Brin, appellent « un moteur de recherche universelle ». C’est ce qui crée les conflits d’intérêts qui ont conduit le Parlement à adopter ce texte symbolique. D’autre part, Google pratique la diversification horizontale en créant ou en achetant des services dont on pourrait croire à première vue qu’ils n’ont rien à voir avec le moteur de recherche ; mais en regardant de près, on s’aperçoit que le moteur est bel et bien l’épicentre de cette stratégie de diversification concentrique, à laquelle les données servent de carburant et dont le marché de la publicité est la source de financement.

La recherche universelle

résultat de recherche google ina globalLe moteur Google Search ne peut pas traiter toutes les requêtes pareillement. Les ingénieurs s’en sont notamment aperçus le 11 septembre 2001. Alors que l’effondrement des Twin Towers était relayé en direct par les chaînes de télévision du monde entier, et que les stations radio avaient interrompu leurs programmes pour commenter la catastrophe, les internautes effectuant sur Google Search la requête « World Trade Center » étaient redirigés vers des pages qui ne mentionnaient pas les attentats en cours(2). Dans les mois qui suivirent, un employé de Google, Krishna Bharat, décida de spécifier un champ d’indexation où ne seraient intégrés que des sites identifiés au préalable comme étant spécialisés dans le traitement de l’information d’actualité(3). Sur ces sites, les robots d’indexation de Google appelés crawlers, chargés de prendre connaissance du contenu, augmenteraient la fréquence de passage de sorte que le moteur puisse indexer les articles quelques minutes après leur publication. C’est ainsi que Google Actualités vit le jour. Dès lors qu’une requête serait effectuée par un internaute sur le moteur de recherche généraliste, et que le dispositif identifierait qu’elle était possiblement liée à un événement d’actualité, un transfert serait proposé depuis la liste de résultats produite par le moteur généraliste Google Search vers une liste produite par le moteur spécifique Google Actualités. Le fait de proposer à l’internaute de transférer sa requête vers un type de contenu spécifique permettrait de spécifier la nature du besoin d’information et de maximiser ainsi les chances de satisfaire ce besoin.

La firme appliqua la même recette à d’autres types de contenus. Grâce à une stratégie combinant développement interne et croissance externe, Google mit notamment en place les moteurs spécialisés « Images », «  Vidéos », « Scholar » (contenus académiques), « Maps » (localisations et les itinéraires), « Books » (livres), « Shopping » (e-commerce), « Flight » (horaires de vols), « Movies » (horaires de cinéma). Chacun de ces outils s’est vu attribuer une adresse URL permettant aux internautes de se rendre directement sur l’un d’entre eux pour effectuer une requête. Tous les outils de recherche sans exception furent mis à disposition des internautes gratuitement. D’autre part, les ingénieurs de Google paramétrèrent le moteur généraliste de façon à ce qu’il interroge systématiquement les moteurs spécifiques et qu’il puisse suggérer à l’internaute un transfert à chaque fois que cela lui semblerait pertinent. En outre, ils firent en sorte que le moteur généraliste puisse afficher directement dans ses résultats les principales informations remontées par les moteurs spécifiques. Dans le cas où ces informations suffiraient à répondre à la requête de l’internaute, celui-ci n’aurait même pas à effectuer un transfert vers le moteur spécifique. C’est ce qu’on appelle la « recherche universelle » : Google Search ambitionne de pouvoir répondre à tout type de requête. Il est de moins en moins généraliste et de plus en plus complet, attentif à des spécificités qu’un moteur unique, ne communiquant pas avec des sous-moteurs, ne serait pas en mesure de traiter.

Des conflits d’intérêts

Google Search est en situation de quasi-monopole dans l’Union européenne avec plus de 90 % des parts de marché. Mais les moteurs spécifiques de Google, quant à eux, ont des concurrents. Kelkoo est un concurrent de Google Shopping, Expedia de Google Flights, Allociné de Google Movies, ViaMichelin de Google Maps. Dès lors, le fait d’intégrer les moteurs spécifiques au moteur généraliste pourrait constituer un abus de position dominante : utiliser le monopole de Google Search pour concurrencer déloyalement les homologues de Google Shopping, Google Flights, Google Movies, Google Maps, etc. Cette situation n’est pas sans faire penser à l’affaire ayant valu à Microsoft une amende de près d’un demi-milliard d’euros réclamée par la Commission et confirmée par la Cour de justice de l’Union européenne, cela parce que l’entreprise avait utilisé sa position dominante sur le marché des systèmes d’exploitation pour concurrencer déloyalement les acteurs du marché des lecteurs multimédia, en installant par défaut Windows Media Player sur les ordinateurs clients du système d’exploitation Windows.


Les reproches adressés à Google sont intéressants à rapprocher de ceux qui ont été autrefois adressés à Yahoo!. De 2004 à 2009, Yahoo! avait la particularité d’être à la fois un moteur de recherche et un éditeur de contenus. La firme était alors en proie à un conflit d’intérêts évident : son moteur devait-il privilégier les résultats produits et hébergés par Yahoo!, ou bien traiter les pages de Yahoo! sur le même plan que les éditeurs concurrents, quitte à perdre un trafic précieux ?(4). Google fait face à un dilemme similaire : son moteur doit-il conduire l’internaute intéressé par les horaires de cinéma vers le site Allociné ou doit-il le conduire vers Google Movies ? Le conflit d’intérêts diffère cependant de celui de Yahoo! en cela que l’information concernant les horaires d’une séance de cinéma est vraie ou fausse, elle est aussi publique et extrêmement factuelle Dans le même ordre d’idées, les informations concernant les horaires de vol, les prix des biens de consommation, les localisations et les itinéraires ne sont pas réellement « produites » par Google, mais  seulement « relayées » par le moteur de recherche sans qu’aucun autre traitement éditorial n’ait lieu que celui qui consiste à classer et à afficher les informations. L’internaute qui se rend sur Google veut savoir le plus rapidement et le plus facilement possible à quelle heure atterrit cet avion, à quelle heure est projeté ce film, comment se rendre à l’université, etc. Peu importe la source tant que l’information est exacte et facile d’accès. Google rend donc service aux internautes en leur donnant accès gratuitement et rapidement à des informations publiques et factuelles depuis la page de résultats de Google Search ; mais la firme se substitue alors au service rendu par des concurrents qui, eux, n’ont pas la chance d’avoir un moteur généraliste en position dominante, et qui, d’autre part, ont besoin de Google Search pour attirer du trafic sur leurs pages.

Une diversification concentrique

Tout en développant les services liés à son moteur de recherche, la firme Google a également investi de nombreux autres marchés, comme celui de la messagerie électronique (Gmail), des agendas (Agenda) de la mesure de trafic (Analytics), des navigateurs (Chrome) des réseaux sociaux (Google Plus), du paiement en ligne (Checkout), du stockage de photos (Picasa), des suites bureautiques (Documents) des systèmes d’exploitation (Android pour les téléphones, Chrome OS pour les PC).

Google n’a pas cessé de créer de nouveaux services et de les rendre disponibles gratuitement. Soit l’entreprise les développait en interne, soit elle achetait des entreprises pour plusieurs dizaines, parfois plusieurs centaines, de millions de dollars. Si les services ne recevaient pas l’adhésion des internautes, ils étaient abandonnés. Mais lorsqu’ils étaient plébiscités, ils étaient pleinement et durablement intégrés à la stratégie Google : des synergies étaient développées visant à lier les services les uns aux autres et à faire de l’ensemble un tout cohérent.

Le point commun de l’immense majorité des services développés par Google est de permettre de récolter des données. Google moissonne les traces numériques pour mieux comprendre qui sont les internautes, ce qu’ils font, où ils sont, ce qu’ils veulent, comment ils se portent (l’état de leur santé) et quelles relations ils entretiennent les uns avec les autres. Cela lui vaut d’être continuellement dans le viseur des autorités chargées de veiller au respect de la vie privée. Outre les avantages procurés par ces données sur le marché de la publicité, cette moisson méthodique permet d’affiner les résultats du moteur de recherche. C’est ce qui fait dire à certains observateurs que le vrai métier de Google est moins celui de concevoir des algorithmes que de récolter des données pour nourrir ces algorithmes(5).

 En échange de services gratuits, les internautes laissent Google monnayer des données les concernant  
Contrairement au moteur de recherche, de nombreux services développés par Google exigent qu’on s’identifie en créant un compte personnel pour pouvoir les utiliser. Les listes de résultats adressées par Google Search à l’utilisateur de Gmail, Google Agenda, Google Plus, etc., pourront ainsi être personnalisées. Le navigateur Chrome permet quant à lui de mieux comprendre les parcours de navigation des internautes. Grâce au système d’exploitation Android, Google peut suivre les internautes en mobilité, ailleurs que dans le seul cadre de l’ordinateur connecté à Internet. Le projet « Google Glass » poursuit le même objectif : accompagner l’individu partout. Les données récoltées par les différents services sont traitées et recoupées de façon à enrichir ce que Google appelle « l’expérience utilisateur » tout en donnant de la valeur aux services monnayés par la firme sur le marché de la publicité. En échange de services extrêmement qualitatifs et gratuits, les internautes laissent Google enregistrer et monnayer des données les concernant.

L’intermédiation sur le marché de la publicité

La firme Google est le plus important acteur mondial du marché de la publicité en ligne, mais elle n’y est pas pour autant en position de monopole. Elle a de sérieux concurrents desquels elle doit se démarquer (par exemple la régie Ligatus). Sur ce marché, Google pratique la vente directe, en proposant aux annonceurs d’afficher des publicités sur les pages de résultats de son moteur et sur les pages de certains de ses services qui ne sont pas directement liés à la recherche, comme Gmail. Google est également un intermédiaire : la firme lie des partenariats avec des éditeurs en distribuant sur les pages de leurs sites web les annonces de ses clients annonceurs ; les revenus sont alors partagés entre l’éditeur et Google.

Le fait de détenir un moteur de recherche est, là encore, central. Google Search permet de connaître les besoins d’information exprimés par un internaute, et de distribuer des publicités en rapport avec ce besoin sur les pages de Google directement, ou bien sur les pages des éditeurs partenaires du réseau de syndication.

L’activité d’intermédiation pose à nouveau certains problèmes de concurrence : la firme utilise-t-elle la position monopolistique de son moteur de recherche pour être plus attractive sur le marché de l’intermédiation publicitaire ? Autrement dit, Google Search sert-il d’argument auprès des annonceurs, qui préfèreraient distribuer des publicités chez les éditeurs partenaires de Google simplement parce que Google a aussi un moteur de recherche qui lui permet de mieux connaître les besoins et les centres d’intérêt des internautes ?

Un démantèlement nuisible pour Google mais aussi pour les internautes

En resituant le moteur Google Search dans la stratégie globale de son propriétaire, on comprend pourquoi certains peuvent souhaiter que le texte voté au Parlement donne lieu à une action de la part de la Commission européenne, qui conduirait à séparer Google en deux entités distinctes. On comprend également pourquoi un tel démantèlement est impossible du point de vue de Google. Les services sont liés les uns aux autres en un même Tout dont le moteur est l’épicentre, les données le carburant et la publicité la source de financement. Le résultat est une machine socio-économico-technique dont il n’est certes pas aisé de réguler la machination. Toutefois, le projet de démantèlement semble être un aveu de faiblesse de la part des parlementaires, résultat d’une mauvaise compréhension, plutôt qu’une solution crédible.

Il ne faut pas oublier que Google rend gratuitement de nombreux services aux internautes, et que si ce sont les intérêts de la population qu’il s’agit de défendre, et non ceux de quelques acteurs estimant que Google les concurrence déloyalement, le dossier devrait être étudié à partir des questions suivantes : Où se trouvent les intérêts des internautes ? Que fait et que devrait faire la firme Google pour satisfaire ces intérêts ? Comment s’assurer qu’elle ne leur nuise pas sans l’empêcher de continuer à leur rendre gratuitement de nombreux services extrêmement qualitatifs et à innover pour améliorer et compléter ces services ?

Références

Ken Auletta, Googled. The End of the World as We Know It Penguin Books, 2010.

Bernard GIRARD, Une révolution du management - le modèle Google, M21, 2008.
 
Bernhard RIEDER, Guillaume SIRE, « Conflicts of Interest and Incentives to Bias: A Microeconomic Critique of Google’s Tangled Position on the Web », New Media & Society, vol. 16, n°2, p. 195-211, 2014.
 
Guillaume SIRE, Bernhard RIEDER  « Dans les ramures de l’arbre hypertexte, Analyse des incitations générées par l’opacité du moteur Google », French Journal for Media Research, n°3, 2015.
 
Siva VAIDHYANATHAN, The Googlization of everything: (and why we should worry), Berkeley / Los Angeles, University of California Press, 2011.
 
Elizabeth VAN COUVERING, « The History of the Internet Search Engine: Navigational Media and the Traffic Commodity », in : Zimmer M., Spink A. (dir), Web Search. Multidisciplinary Perspectives. Berlin / Heidelberg, Springer,2008, p. 177-206.
 
David A.VISE, The Google Story: inside the hottest business, media and technology success of our time, New York, Random House, 2005, 336 p.

Richard W. WIGGINS, « The Effects of September 11 on the Leading Search Engine », First Monday, vol. 7, n°10, 2001.

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Crédits photos :
Captures d'écran de la page d'accueil de Google et d'un résultat de recherche.
Google et le logo Google sont des marques déposées de Google Inc., utilisées avec l'autorisation de leur propriétaire.
(1)

Bernard GIRARD, Une révolution du management - le modèle Google, M21, 2008.

(2)

Richard W. WIGGINS, « The Effects of September 11 on the Leading Search Engine », First Monday, vol. 7, n°10, 2001.

(3)

David A.VISE, The Google Story: inside the hottest business, media and technology success of our time, New York, Random House, 2005

(4)

Elizabeth VAN COUVERING, « The History of the Internet Search Engine: Navigational Media and the Traffic Commodity », in : Zimmer M., Spink A. (dir), Web Search. Multidisciplinary Perspectives. Berlin / Heidelberg, Springer,2008, p. 177 206.

(5)

Siva VAIDHYANATHAN, The Googlization of everything: (and why we should worry), Berkeley / Los Angeles, University of California Press, 2011.

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