Entretien d'Emmanuel Macron et des trois membres du Grand Continent.

Trois membres de l'équipe du Grand Continent interviewent le président de la République Emmanuel Macron, le 12 novembre 2020.

© Crédits photo : Illustration : Lucile Farroni.

C’est l’histoire d’une newsletter d’étudiants devenue un titre incontournable du débat public

Avec Le Grand Continent, une bande d’intellos pas encore trentenaires redonne le goût de l’Europe et bat en brèche le discours sur l’inexorable fin des revues.

Temps de lecture : 11 min

Un entretien avec le président de la République est presque toujours une impasse journalistique. Un chef de l’Etat maîtrise sa parole et ceux qui l’interrogent donnent rarement l’impression de mener les échanges : on pointe leur manque de pugnacité, on les accuse de servilité. En même temps, le pouvoir les contamine de son importance, leurs confrères leur prêtent de l’influence et le média qui les emploie fait l’événement : il est « repris » et cité par ses concurrents. C’est une irrésistible tentation. Alors, au service de presse de l’Élysée, les demandes d’interviews s’amoncellent. Si nombreuses que personne n’en tient la comptabilité. 

Conseillère chargée de la communication internationale, Anne-Sophie Bradelle a donc l’embarras du choix lorsque s’impose l’idée d’une interview pour exposer la vision du monde post-Covid d’Emmanuel Macron. Pourtant, elle propose un titre qui n’était candidat à rien : Le Grand Continent. Ses collègues de la cellule diplomatique ont repéré depuis plusieurs mois cette revue en ligne exigeante et moderne domiciliée à Normale Sup. Rédigée en plusieurs langues, elle est animée par de jeunes universitaires désireux d’organiser une conversation à l’échelle européenne. 

Doctrine

L’entretien a lieu le jeudi 12 novembre 2020. Face au bureau présidentiel, trois fauteuils ont été disposés à bonne distance — on s’épargnera le port du masque. Ramona Bloj, Gilles Gressani et Mathéo Malik ont parfaitement compris ce qu’on attend d’eux : amener Emmanuel Macron à développer les thèmes abordés sept semaines plus tôt à l’Assemblée générale des Nations unies. Faut-il blâmer la visioconférence ? Son discours n’avait pas produit l’écho escompté. 

Les trois intervieweurs, 81 ans à eux trois, ont préparé dix questions pointues. Sur l’autonomie stratégique, l’Europe-puissance, la disruption du multilatéralisme. « Est-ce que la souveraineté westphalienne peut coexister avec l’urgence climatique ? », demandent-ils aussi. C’est sûr, on n’aurait pas lu ça dans un quotidien. 

Pendant une heure et demie, en bras de chemise, Emmanuel Macron déroule ses réponses. Les trois jeunes gens ne relancent pas le président, ne le font pas réagir à l’actualité ; ils ne se prennent pas pour des journalistes. « C’est très important qu'il y ait dans les médias des entretiens pour interroger Macron sur la distance entre ses mots et ses actes, pose Gilles Gressani, le directeur éditorial du Grand Continent. Mais c'est aussi important de permettre aux grands décideurs de développer des éléments de doctrine, de dire quel est leur cap, leur vision profonde des choses. La politique n'est pas simplement une question de gestion. »

Échelle

Quatre jours plus tard, la transcription de l’entretien est en ligne, tout comme de multiples extraits vidéo sous-titrés. Plus de 400 000 lecteurs se penchent sur ces échanges — en français, en italien, en espagnol, en allemand, en polonais ou en anglais. « En Italie, tous les journaux ont consacré au moins un article à cet entretien ; il a aussi été commenté dans les émissions du soir à la télé et à la radio », se félicite Gilles Gressani. Un peu partout, des intellectuels qui avaient reçu le texte sous embargo publient des réponses, des critiques, des analyses. Le retentissement est considérable.

À Vienne, Le Grand Continent compte au moins un lecteur fervent : le nouvel ambassadeur de France en Autriche. Ancien recteur de l’académie de Paris, Gilles Pécout est attentif à la croissance de cette revue depuis ses débuts. « J’ai été prof à Ulm vingt-deux ans. J’en ai vu, des projets montés par des étudiants. Mais rien de comparable avec Le Grand Continent. C’est tout à fait exceptionnel. »

Les animateurs de la revue se voient bien publier, au cours des prochains mois, des entretiens similaires avec d’autres chefs d’Etat ou de gouvernement. Mais ils ont déjà fait la démonstration de leur intuition d’origine : « Un même contenu peut animer une conversation de fond à l'échelle continentale. »

Affiche et livre du Grand Continent.
Affiches pop et débats aux invités prestigieux : les débuts du Grand Continent. Illustration : Lucile Farroni.

Au printemps 2017, Gilles Gressani est un étudiant brillant et frustré. Fils d’une prof d’histoire de l’art et d’un haut fonctionnaire, tous deux italiens, il a quitté sa Vallée d’Aoste et a intégré Normale Sup — cette école dont le concours, vingt ans plus tôt, a échappé par deux fois à Emmanuel Macron. Il est frustré parce qu’il ne sait pas quoi lire le matin. Il est curieux du monde et se désole qu’on le lui raconte si mal dans la presse : « On connaît beaucoup mieux les dynamiques internes du Parti socialiste français que celles du Parti communiste chinois. C'est un problème. » 

Il se dit aussi qu’un jour ou l’autre, il faudra que quelqu’un se dévoue pour sauver l’Europe. « Dès qu'on prononce le mot Europe, il y a tout de suite cet imaginaire très procédurier. Un peu comme si, pour parler de la France, on parlait uniquement de l'actualité du Conseil d'État. C'est normal qu'on ne soit pas particulièrement excité. Il faudrait faire sortir l'Europe des affaires européennes. »

Risk

Rue d’Ulm, le jeune homme s’aperçoit qu’il n’est pas seul à ruminer ce genre d’idées. Ils sont quelques-uns à dévorer religieusement Foreign Affairs et à se passionner pour les grandes transformations politiques. Ils trouvent les revues françaises moribondes, l'université ennuyeuse, le débat public médiocre. Ils n’ont pas envie de devenir profs ni de s’enfermer dans une discipline. Ils fantasment un lieu à l’intersection du monde académique, du pouvoir et des médias. Alors — c’est aussi simple que cela — ils décident de le créer.

Avec trois copains, Gilles Gressani fonde le Groupe d’études géopolitiques (GEG) et commence à publier une newsletter — très longue et dépourvue de liens — envoyée le dimanche matin. C’est la première brique du futur Grand Continent. « Quand on dit géopolitique, les gens pensent à une carte de la Méditerranée avec des pipelines de gaz russe. Mais on s’intéresse bien plus aux phénomènes culturels et aux représentations », précise Mathéo Malik. L’objet est suffisamment stimulant pour que des copains de copains s’agrègent au projet dès les premières semaines. Ils se répartissent les pays à suivre comme on joue à Risk. Ils s’impriment des cartes de visite pleines de titres ronflants. Les voilà tous directeurs de quelque chose. Sur LinkedIn, ils troquent leur statut d’élève contre celui de cadre de think tank

Pizzas Crudaiola

Le mardi soir, dans les locaux de l’École normale supérieure (ENS), ils organisent un temps de discussion autour de la dernière Lettre du dimanche. Les premières semaines, ils sont une vingtaine. Il y a là quelques rejetons de familles où l’on est normalien de père en fils — deux des arrière-petits-fils de Lacan amènent un frisson people. Mais le rendez-vous attire aussi des élèves de Polytechnique et de Sciences Po. C’est le cas de Ramona Bloj. Aussi timide qu’efficace, cette étudiante roumaine devient en quelques semaines un pilier du GEG.

Au sein de cette assemblée de jeunes gens talentueux, les idées d’articles fusent. Les discussions se poursuivent à L’Arrivederci, rue Gay-Lussac, autour de pizzas Crudaiola — une base de sauce tomate, de la burrata et, très légèrement chauffé, un peu de jambon de Parme. Là, dans cette communion européenne, ils se racontent qu’ils forment une nouvelle République des Lettres. Des amitiés se scellent, des couples se forment. Repue, la troupe s'enfonce dans la nuit et écume les bars du quartier, ivre du sentiment d’admiration mutuelle qui plane au-dessus d’elle. 

Une tablée d'étudiants à la pizzeria l'Arrivederci.
Une tablée d'étudiants à l'Arrivederci, rue Gay-Lussac, dans le 5ème arrondissement de Paris. Illustration : Lucile Farroni.

Rue d’Ulm, les affiches qui annoncent les Mardis du Grand Continent tranchent avec le style de la maison. Très colorées. Très pop. En un mot : instagrammables. Aux débats spontanés des débuts ont succédé des tables rondes aux invités de plus en plus prestigieux. « Ce n’est pas très difficile de convaincre une personnalité de faire une conférence à l’ENS », admet Pierre Ramond, un des quatre fondateurs du GEG. Encore faut-il qu’elle reparte enthousiaste. « On a toujours mis un point d’honneur à ce que les salles soient bondées », glisse Pierre Ramond. En plus des affiches bigarrées, le groupe d’étudiants ne lésine pas sur la distribution de flyers ni sur les chaînes de SMS aux amis. 

Caresse pour l'ego

Cette éthique du surbooking est une caresse pour l’égo des conférenciers. Ils repartent rajeunis et s’empressent de signaler à leurs collègues ces jeunes gens à l’intelligence si vive qui savent encore honorer les maîtres. « Je suis frappée par leur culture au milieu de l’ignorance crasse d’aujourd’hui, témoigne Élisabeth Roudinesco. Ils sont passionnés de tout, hors des divisions habituelles. Et ils ne manquent pas de culot. Leur ambition me rappelle la mienne en 1968. » La biographe de Freud et de Lacan avait repéré Gilles Gressani dans le public venu assister, à l’ENS, à son séminaire d’histoire de la psychanalyse. Elle le trouvait « brillantissime ». Ils ont sympathisé. 

Au printemps 2018, Le Grand Continent invite tour à tour cinq stars de la pensée à livrer leur vision de l’Europe. Aux côtés de Toni Negri, Thomas Piketty, Patrick Boucheron et Myriam Revault d’Allonnes, Élisabeth Roudinesco est l’une des têtes d’affiche de ce cycle de conférences. « On valorise des escrocs dans les médias. Eux, c’est différent : ils vont chercher les meilleurs. Dans mon domaine, je suis la meilleure. En histoire, ils ont pris Boucheron, c’est le meilleur. »

Démonstration de force

Ces conférences sont retransmises dans quinze villes européennes et à New York. Dans chaque ville, à l’issue de la leçon magistrale, un autre penseur répond au propos face au public local. Pour monter ce dispositif, Ramona Bloj a pu compter sur les copains stagiaires dans le réseau des Instituts français ou ceux qui poursuivent leur doctorat dans les meilleures universités d’Occident. 

Cet événement est une démonstration de force et de professionnalisme. « Ils ont aussi montré leur capacité à renouveler le propos sur l’Europe, et à proposer quelque chose de très éloigné de l’image grise que l’on s’en fait trop souvent », souligne l’éditrice Pauline Kipfer. Responsable de la collection Champs chez Flammarion (et elle-même normalienne), elle a été tellement emballée qu’elle a proposé à l’équipe du Grand Continent de réunir ces conférences dans un petit livre jaune.

Edouard Baer et Baptiste Roger-Lacan au micro de Radio Nova.
Édouard Baer et Baptiste Roger-Lacan au micro de la radio Nova. Illustration : Lucile Farroni.

Chemise rouge, veste noire et antisèches sous les yeux, Baptiste Roger-Lacan a pris place dans le studio de la radio Nova. Édouard Baer, l’animateur de la matinale, est un des meilleurs amis de son père, le dramaturge Fabrice Roger-Lacan. Il a invité le jeune homme à présenter les deux newsletters du GEG — une lettre du lundi s’est ajoutée à celle du dimanche. « La question de l’échelle est primordiale, plaide Baptiste Roger-Lacan. Si on reste entre Français, Italiens, Allemands, à tirer dans notre coin à l'échelle nationale, on est foutus. »

Cette « question de l’échelle » pertinente, c’est la ligne éditoriale du Grand Continent. « Ce qui nous intéresse, ce n'est pas tant l'Europe en tant que telle, c'est d’aborder des questions qui se posent à l'échelle continentale », résume Gilles Gressani. Ils ont ainsi publié un long entretien dénonçant l’imposture intellectuelle de Michel Onfray. « Le cas et le symptôme Onfray peuvent intéresser hors de France parce qu'il y a des personnages analogues un peu partout, expose Mathéo Malik. On a aussi fait un entretien avec l’essayiste italien Diego Fusaro. Ils ont clairement un air de famille. »

DJ 

Sur le site du Grand Continent, où leurs différentes initiatives ont fini par fusionner au printemps 2019, ils publient volontiers des textes d’auteurs avec lesquels ils ont de profonds désaccords. « On a publié un texte de Yoram Hazony. C’est un grand théoricien du nationalisme qui inspire Orban et Salvini. Si on veut comprendre la logique de fond derrière les transformations en cours, c’est nécessaire de le lire », estime Gilles Gressani. Ils veulent faire entendre toutes les voix sans se situer eux-mêmes politiquement. Comme ils ont le sens de la formule, ils disent : « On ne veut pas être structurés mais structurants ».

À la fin du long texte de Yoram Hazony, une note précise : « Une version de cet essai est parue dans le Wall Street Journal. » Gilles Gressani justifie : « Ce serait absurde de ne vouloir publier que de l’inédit. Aujourd'hui, le bon modèle de musicien, c'est le DJ plutôt que le compositeur. Il y a déjà beaucoup de sons dans la nature et ce n'est pas forcément utile de les reproduire ex-nihilo. C'est beaucoup plus utile d'aller les chercher et de les mettre dans une playlist. »

Cri d'alarme

C’est ce qu’ils font. Dès qu’ils repèrent un texte qu’ils jugent excellent, ils en sollicitent les droits de traduction ou suggèrent une adaptation. En mars 2020, alors qu’Emmanuel Macron vient d’encourager les Français à continuer à sortir au théâtre, ils reprennent ainsi le cri d’alarme publié sur Facebook par un médecin italien de Bergame : « La guerre a littéralement explosé et les combats sont ininterrompus jour et nuit ». Le texte sonne comme une sidérante prophétie. Et sous l’afflux soudain de dizaines de milliers de visiteurs, le site de la revue tombe. 

Dans la foulée, ils lancent un Observatoire du Covid : une multitude de cartes, de graphiques et d’analyses qui permettent de comparer l’évolution de la pandémie dans toutes les régions d’Europe. « Comparer la situation des pays dans leur ensemble n’aidait pas les responsables à prendre des décisions, explique Ramona Bloj. Regarder les régions permettait de s’apercevoir qu’il y avait plus de cas en Bavière qu’en Italie du sud ou d’organiser des transferts de part et d’autre du Rhin. » La « question de l’échelle », toujours. 

Prototype

Fournir du fond sans négliger les logiques de viralité. Pour ça aussi, ils ont une formule : « Réconcilier le temps du tweet avec le temps du livre ». Ils ont compris qu’il fallait envisager le numérique « non pas comme un moyen mais comme un contexte » pour proposer une revue de notre temps. Ils veulent une revue nerveuse, où chaque article peut être un prototype. Ils laissent à d’autres le loisir de pleurer sur la mort des Temps Modernes, de Vacarme, ou du Débat

Dans leur bureau avec vue sur la cour intérieure de l’ENS, Mathéo Malik, Ramona Bloj et Gilles Gressani sont tous trois penchés sur leur ordinateur. Le Grand Continent, c’est une quinzaine de personnes mobilisées chaque jour, une cinquantaine par semaine. Il y a un process pour chaque tâche. Ils travaillent sur l’application Notion, communiquent sur Discord. Ils évitent les e-mails et les réunions. Ils n’ont pas de temps à perdre.

Pacte

Ils considèrent que le Grand Continent s’est hissé au rang de revue de référence en France. Au cours de l’année 2021, ils espèrent atteindre le même statut en Allemagne, en Espagne, en Italie, en Pologne. Pour eux, c’est très clair : « Si on gagne ce pari, de fait, on devient la revue de référence du débat continental ». Et alors, ils commenceront enfin à exister face à Foreign Affairs, Foreign Policy, The Atlantic, toutes ces mythiques revues américaines qui les ont fait rêver.

D’ici là, il faudra avoir trouvé un vrai modèle économique. Ils préparent une offre payante mieux structurée. Pour l’instant, ils gagnent leur vie ailleurs. Ramona Bloj est responsable des études d’un autre think tank, la Fondation Robert-Schuman. Mathéo Malik écrit des discours. Gilles Gressani est chargé de cours à Sciences Po et fait passer des colles aux classes prépa d’Henri IV. « Pour le moment, expose-t-il, on fonctionne avec une espèce de pacte interne : si ça marche, ce sera le lieu de travail idéal. » Ramona Bloj lève la tête de son ordinateur. Elle sourit en silence, semble hésiter, puis, lentement, elle articule : « C’est déjà l’endroit idéal. »

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