L'Union européenne a coupé l'accès aux contenus des médias russes RT et Sputnik.

© Illustration : Martin Vidberg

Un an après l’invasion de l’Ukraine : que deviennent RT et Sputnik ?

Privé de canaux de diffusion en Occident, l'appareil de propagande médiatique internationale de la Russie traverse la crise la plus importante de son histoire. Alors que l'information fait face à un nouveau rideau de fer, les médias d'influence russes semblent désormais regarder vers l'Afrique.

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« Tous les comptes [bancaires] de RT France ont été bloqués en France. Les voilà, la liberté, l’égalité et la fraternité », raillait Margarita Simonian sur son compte Telegram, le 20 janvier dernier. La patronne de RT revenait sur les effets des sanctions adoptées par l’Union européenne (UE) en décembre 2022, qui ont ciblé, entre autres, TV-Novosti, la maison-mère du réseau russe international. Après le gel consécutif de ses fonds par la Direction générale du Trésor français, la rédaction délocalisée de RT en France a annoncé la cessation imminente de ses activités.

L’événement reflète la reconfiguration en cours de l’influence médiatique de la Russie depuis le 24 février 2022. La prophétie provocatrice prononcée en 2015 par le cinéaste serbe Emir Kusturica, pour qui « la troisième guerre mondiale pourrait advenir si le Pentagone bombarde la chaîne Russia Today », ne s’est certes pas réalisée ; mais la conflictualité générée par l’agression militaire russe de l’Ukraine ne s’en est pas moins transposée, au-delà du champ de bataille, dans l'espace informationnel mondial [qui mêle espaces cyber, numériques et médiatique, NDLR]. Un an après le début de l’invasion, quelles sont les répercussions de cette « guerre de l’information » sur le paysage médiatique de la Russie, son audiovisuel extérieur et ses moyens de propagande internationale ?

Des médias russes transnationaux évincés en Occident

La volonté de saper les capacités d'influence de l’État agresseur russe après son invasion de l’Ukraine s’est rapidement imposée comme une priorité parmi les sanctions émises par les pays occidentaux, avec en ligne de mire les médias d’État russes internationaux RT et Sputnik. Le Conseil de l’UE a adopté, dès le 2 mars 2022, un règlement visant à lutter contre les « actions de propagande » mises en œuvre par l’État russe pour « justifier et soutenir son agression de l’Ukraine ». Si le texte n’interdit pas leur production de contenus, cette décision a conduit à la suspension temporaire de l’ensemble des canaux de diffusion de RT et Sputnik au sein de l’Union et à leur déplateformisation, entraînant une chute drastique de leurs activités sur les réseaux sociaux et de leurs audiences en Europe (de 12 millions à 350 000 visites mensuelles totales entre janvier 2022 et janvier 2023 pour le site de Sputnik en français, selon SimilarWeb).

Les conséquences de cette suspension ont varié selon les antennes de RT et Sputnik. En France, la rédaction de Sputnik a placé son bureau parisien en liquidation judiciaire. RT avait, jusqu’ici maintenu sa rédaction francophone à Boulogne-Billancourt, en dépit du départ de plus d’un tiers de ses effectifs salariés (notamment parmi ses figures les plus visibles) et sous-traitants, ainsi que de l’arrêt de ses journaux télévisés et de la plupart de ses émissions. RT France avait également saisi le Tribunal de l’UE d’un recours en annulation du règlement du 2 mars 2022, en vain.

En Allemagne, où la chaîne de télévision RT DE avait déjà été interdite début février 2022 à la suite d’un imbroglio juridico-technique et d'une tentative de manœuvre avortée, la double rédaction berlinoise de RT — RT DE et l’agence Ruptly — a dû faire face à des départs massifs après le 24 février. Et depuis la fermeture de sa société « RT DE Productions GmbH » début février 2023, la gestion du site germanophone de RT est entièrement relocalisée en Russie.

La fermeture annoncée de RT France marquerait ainsi la fin de la décentralisation du réseau RT dans les pays occidentaux, après l’arrêt, en mars 2022, des activités de RT America, abandonnée par ses plateformes de distribution, et de RT UK, à la suite de la révocation définitive de la licence accordée par l’Ofcom, le régulateur britannique. Cet essaimage aux États-Unis et en Europe avait été amorcé en janvier 2010 avec le lancement de RT America, dans le contexte du « reset » russo-américain de l’ère Obama-Medvedev.

La production des programmes et contenus du réseau RT n’est désormais plus supervisée, dans sa grande majorité, que depuis le siège de la rue Borovaïa à Moscou. Si les sanctions de l’UE ont incontestablement entamé les capacités de diffusion de RT et Sputnik, la situation augure aussi l’apparition d’une ligne éditoriale encore plus désinhibée et propagandiste, affranchie de ses entités régulatrices européennes.

L'information face à un nouveau rideau de fer

En Russie, la guerre s’est accompagnée d’un accroissement du contrôle de l’information sans précédent depuis l’effondrement de l’Union soviétique. La loi votée en urgence par la Douma le 4 mars 2022, qui criminalise la diffusion d’ « informations délibérément mensongères » sur l’armée russe et proscrit de facto l’emploi des mots « guerre » et « invasion » pour qualifier « l’opération militaire spéciale », a amplifié un climat d’autocensure déjà largement répandu parmi les journalistes russes. Le texte a achevé le démantèlement du paysage médiatique russe indépendant, avec autant de conséquences sur la capacité des Russes à s’informer correctement sur le conflit. Sous la pression ou par peur des représailles, ses principales rédactions (Dojd’, Ekho Moskvy, Novaïa Gazeta, etc.) ont dû cesser leurs activités ou délocaliser leurs rédactions hors de Russie.

La loi russe du 4 mars a contribué à réduire les flux informationnels entre la Russie et les pays occidentaux et approfondir la partition de leurs espaces médiatiques. Plusieurs chaînes de télévision occidentales (CNN, ARD, RTVE, RAI, etc.), anticipant des difficultés, ont choisi de suspendre leurs activités en Russie après son adoption, rejoignant la Deutsche Welle, dont le bureau moscovite avait été fermé début février en représailles à l’interdiction de RT DE en Allemagne. Accusés de diffuser des infox sur le conflit, les réseaux occidentaux possédant des services russophones, comme la BBC, Voice of America, RFE/RL, Euronews et RFI, ont été bloqués en Russie par le régulateur Roskomnadzor.

Le processus de « souverainisation » de l’internet russe entamé fin 2018 s’est aussi accéléré, avec des restrictions d’accès aux grandes plateformes américaines (Twitter, Facebook, Instagram). S’agissant de Facebook, Roskomnadzor a invoqué la « discrimination » dont RT et Sputnik y faisaient l’objet pour justifier son blocage. Sur décision d’un tribunal moscovite, l’organisation Meta a même été reconnue comme « organisation extrémiste », après que l’entreprise de Mark Zuckerberg eut établi une exception à sa politique de modération en tolérant « l’expression de sentiments violents » à l’égard de l’envahisseur russe. Le 4 mars, Margarita Simonian avait elle-même comparé Facebook à une « armée étrangère » agissant en toute impunité sur le territoire russe. Une illustration de la représentation intrinsèquement conflictuelle de l’espace informationnel qui domine à Moscou.

Le jeu du chat et de la souris 

Durant la guerre froide, la compétition entre l’Union soviétique et les États-Unis trouvait son prolongement dans la sphère médiatique et la création de ce que Tristan Mattelart a appelé des « chevaux de Troie audiovisuels ». Les deux rivaux agissaient tantôt de manière offensive, pour franchir le rideau de fer et rallier les opinions étrangères à leurs orientations idéologiques par les ondes de Radio Moscou ou Voice of America, tantôt de manière défensive, par des techniques de brouillage propre à la guerre électronique. Moscou engloutissait un budget considérable pour perturber la diffusion des radios américaines au sein du bloc socialiste.

Aujourd’hui, des millions d’internautes russes cherchent à enjamber ces nouveaux murs informationnels, pour accéder aux plateformes occidentales ou à des sites censurés par Roskomnadzor. La Russie s’est ainsi hissée, entre mars et juillet 2022, à la deuxième place, derrrière l’Inde, des pays enregistrant le plus grand nombre de téléchargements de VPN, alors qu’elle n’était que seizième juste avant l’invasion. Au point que le régulateur tente depuis de bloquer certains services de VPN et le réseau TOR. De leur côté, les médias internationaux suspendus ou bloqués dans l’UE et en Russie — pour des motifs du reste différents — incitent leur audiences à télécharger des VPN, comme Sputnik ou le service russophone de la BBC.

RT et Sputnik ont également adopté une autre stratégie : le recours à des sites miroirs. Ceux-ci leur permettent de contourner le blocage de leurs sites web par les fournisseurs d’accès à internet européens, sans que les internautes aient besoin d’installer un VPN. Certains de ces sites miroirs ont été créés avant l’invasion puis actualisés juste après les sanctions européennes, comme « fra.mobileapiru.com » (650 000 visites totales [VT] en décembre 2022) et « russieactuelle.fr » (45 000 VT). D’autres ont été enregistrés par la suite, comme « swentr.site » (RT en anglais) et « rtde.me » (RT en allemand) le 5 mars 2022 ou « sputnikportal.rs » (Sputnik Srbija) et « sputniknews.lat » (Sputnik Mundo) les 22 et 27 avril 2022.

Sites miroirs des réseaux RT et Sputnik accessibles en France sans VPN en janvier 2023 – liste non exhaustive (Source : registres Whois)
Sites miroirs des réseaux RT et Sputnik accessibles en France sans VPN en janvier 2023 — liste non exhaustive (Source : registres Whois).

Ce type de pratiques souterraines, comparées par Anton Shekhovtsov à des « méthodes de partisans » dans l’espace informationnel, pourraient se multiplier afin de permettre à RT et Sputnik de continuer à atteindre leurs audiences européennes, historiquement prioritaires pour les deux réseaux.

Un tournant africain ?

L’enregistrement du site miroir « sputniknews.africa » le 3 août 2022 est emblématique de la volonté de RT et Sputnik de se redéployer vers des espaces plus accessibles et prometteurs, après leur éviction du marché médiatique occidental. Après avoir cessé de produire des contenus entre le 4 mars et le 21 juillet 2022, Sputnik France a fait peau neuve pour devenir Sputnik Afrique et internationaliser son identité éditoriale, en ciblant davantage l’immense bassin d’audience d’Afrique francophone. Son activité s’organise désormais entre le siège de Rossia Segodnia, sa maison-mère à Moscou, et ses correspondants et partenaires étrangers, notamment africains. Les audiences sont encore basses (870 000 VT en décembre 2022), mais la part des audiences africaines de Sputnik augmente : en décembre 2022, la Côte d’Ivoire, le Mali et le Burkina Faso se plaçaient aux 3e, 4e et 5e places des pays de provenance du trafic web du site « sputniknews.africa » (avec 22 % de part du trafic cumulé), derrière la France (28 %) et le Canada (12 %).

Après plusieurs mois d’atermoiements, la rédaction francophone de RT pourrait être tentée de suivre la même trajectoire après sa restructuration et la réallocation de son budget, avec un siège à Moscou et des bureaux en Afrique. RT avait annoncé en février 2022 le projet  d’un nouveau bureau à Nairobi, semble-t-il avorté, avant de communiquer en juillet sur l’ouverture d’un hub en Afrique du Sud. Afin de favoriser le partage de contenus, plusieurs accords de coopération ont été signés par RT avec des médias africains, y compris militants ou « contre-hégémoniques ». Parmi eux,  la web-télé « panafricaine » Afrique Media, située à Douala (Cameroun), est connue pour sa ligne ouvertement pro-russe.

L’intérêt accru des deux médias pour l’Afrique se reflète aussi, depuis mai 2022, dans le volume des contenus produits. C’est ce que révèlent une analyse lexicométrique, réalisée à partir des contenus audiovisuels anglophone de RT, BBC News et Al Jazeera, et une analyse volumétrique des articles publiés par Sputnik en français à partir du tag « Mali ». Dans les deux cas, de nettes augmentations sont constatées ces derniers mois, parallèlement au renforcement de l’influence russe en Afrique.

Fréquence des termes « Africa » ou « African » prononcés à l’antenne de BBC News, d’Al Jazeera et de RT, exprimée en % du temps d’antenne, entre mars 2018 et janvier 2023. ( Source : Television Explorer, GDELT).
Fréquence des termes « Africa » ou « African » prononcés à l’antenne de BBC News, d’Al Jazeera et de RT, exprimée en % du temps d’antenne, entre mars 2018 et janvier 2023. (Source : Television Explorer, GDELT).
Volume mensuel d’articles publiés sous le tag « Mali » sur le site de Sputnik France/Sputnik Afrique. Le site francophone de Sputnik a cessé de produire des contenus entre le 4 mars et le 21 juillet 2022.
Volume mensuel d’articles publiés sous le tag « Mali » sur le site de Sputnik France/Sputnik Afrique. Le site francophone de Sputnik a cessé de produire des contenus entre le 4 mars et le 21 juillet 2022.

Le continent européen n’est toutefois pas complètement abandonné dans la stratégie d’influence médiatique russe. RT a ainsi lancé, en novembre 2022, un nouveau site en serbo-croate, RT Balkan. Une chaîne de télévision jumelle est annoncée pour 2024. RT Balkan enregistre déjà des audiences significatives en Serbie (1,7 M de VT en décembre 2022), considérée comme le pays d’Europe méridionale le plus proche de Moscou,  et rejoint ainsi la très populaire version serbe de Sputnik.

Capture d’écran du site RT Balkan le 3 février 2023.
Capture d’écran du site RT Balkan le 3 février 2023.

Confronté à la crise la plus importante de son histoire, l’appareil de propagande médiatique internationale de la Russie, très affaibli, entame sa mue depuis le 24 février 2022 pour justifier sa raison d’être auprès de l’État actionnaire russe, conserver ses audiences les plus fidèles et conquérir de nouveaux publics. Les choix entrepris témoignent d’une réorientation partielle des capacités d’influence « douce » de la Russie vers le « Sud global » (Global South) ou « non-Occident » (Ne Zapad en russe), où son soft power est significatif, alors que l’invasion de l’Ukraine a durablement compromis son rayonnement dans les pays occidentaux, y compris, selon le Pew Research Center, parmi les publics européens traditionnellement les plus réceptifs aux positions russes.

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