Création de Benjamin Tejero illustrant la propagande russe.

© Illustration : Benjamin Tejero

Guerre de l’information : quatre enseignements du conflit en Ukraine

La guerre ne se déroule pas uniquement sur les champs de bataille. Le conflit qui oppose la Russie à l'Ukraine se joue aussi sur le terrain de l'information. Les opinions publiques mondiales sont au cœur de ce combat, où l'usage des réseaux sociaux fait des internautes de potentiels relais de l'un ou l'autre camp. Décryptage en quatre points des leçons de cette « guerre de l'information ».

Temps de lecture : 9 min

« La guerre [en Ukraine] n’est pas seulement menée par les soldats sur le champ de bataille ; elle l’est aussi dans le champ informationnel afin de gagner les cœurs et les esprits des populations », affirmait le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell le 9 février, à l’occasion de la présentation d’un rapport de ses services sur les manipulations et interférences informationnelles contre les pays de l’Union européenne.

La diffusion de « narratifs », autrement dit de récits, est en effet devenue un élément central de la guerre, avec deux enjeux : maintenir des opérations sous le seuil de l’agression ouverte, tout en mobilisant les populations. Un an après l’invasion russe de l’Ukraine, voici les quatre principaux enseignements que l’on peut tirer en matière de « guerre de l’information ».

1 — La stratégie russe dans la continuité des campagnes précédentes

Depuis l’annexion de la Crimée en 2014, jusqu’aux interférences dans les élections de 2016 aux États-Unis et de 2017 en Europe, en passant par l’intervention militaire russe en Syrie à partir de 2015, la stratégie informationnelle russe s’appuie une constante : multiplier les « narratifs » afin d’instiller une confusion permanente au sein des sociétés ciblées, et ainsi affaiblir la résistance des populations et élites dirigeantes. Un exemple, le bombardement par les forces armées russes de la maternité de Marioupol, en mars 2022, s’est ainsi accompagné de multiples récits farfelus instrumentalisés par le Kremlin : l’établissement aurait hébergé un bataillon nationaliste, qui aurait utilisé les femmes comme « boucliers humains » ; la femme enceinte blessée évacuée serait une « dangereuse combattante » ; à moins qu’il ne s’agisse en réalité d’une « influenceuse déguisée », etc. Destinés à nier toute responsabilité de la Russie, ces multiples récits ont attisé un relativisme à tout crin qui a alimenté les divisions des classes politiques occidentales vis-à-vis de la Russie.

De même, l’invasion de l’Ukraine n’a fait qu’accélérer l’isolation de l’espace informationnel russe, engagée depuis la fin 2018. Le régime russe a fermé ou contraint à l’exil les dernières fenêtres de libertés médiatiques nationales, incarnées par la chaîne TV Dojd ou la radio Echo de Moscou. Ces actions ont achevé le démantèlement d’un écosystème médiatique indépendant en Russie. Les grandes plateformes numériques sont aussi visées : quand le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov envisage de rendre Google et Meta (Facebook) responsables d’ « incitation à la guerre », ou lorsque la rédactrice en chef de RT Margarita Simonyan compare les plateformes américaines présentes en Russie à « des armées étrangères qui [nous] tirent dessus », c’est aussi bien pour exprimer un complexe obsidional constant en matière informationnelle que pour assécher les flux d’informations entre la Russie et l’Occident.

Le choix des mots pour désigner l’ennemi s’est en revanche révélé assez inefficace sur la scène internationale. Le vocabulaire employé par les autorités russes pour justifier l’invasion — une « junte nazie et toxicomane » à Kiev responsable d’un « génocide » à l’encontre des populations russophones du Donbass —, soit des termes historiquement et juridiquement connotés, a eu pour objectif de saisir l’adversaire, le gêner et le crisper afin de parasiter les débats. Ce ton affranchi de tout complexe et du respect des codes diplomatiques traditionnels a, certes, capté l’attention médiatique internationale pendant la phase initiale de l’invasion. Mais sur la durée, il s’est révélé improductif étant donné l’outrance même des propos tenus.

Plus notable, la Russie recourt de plus en plus à des intermédiaires pour mener sa guerre informationnelle, pour l’essentiel via certains pays d’Afrique subsaharienne francophone. Bien documentée, l’implication de Wagner en Centrafrique, au Mali ou au Burkina Faso s’est renforcée depuis l’agression russe de l’Ukraine. Quasi-concomitant du déclenchement de l’invasion russe, le retrait par la France de la mission Barkhane au Mali avait déjà signalé l’affairisme de Wagner à agiter le sentiment antifrançais et à mobiliser les foules locales via les réseaux sociaux. Pour propager les discours prorusses et antifrançais, Wagner a recours à des acteurs locaux : des personnalités de la société civile et/ou des mouvements qui, de Bangui à Bamako en passant par Ouagadougou, sont rémunérés pour faire le service-après-vente russe. Pour Moscou, elle vise à courtiser les pays émergents, en jouant sur le ressentiment vis-à-vis des puissances occidentales.

La guerre de l’information telle que pratiquée par la Russie dans le cadre de son agression de l’Ukraine est restée peu couronnée de succès. Le ton outrancier de sa propagande l’a même parfois desservie sur le terrain : la lettre « Z » peinte sur les tanks et véhicules russes a facilité leur ciblage par les forces russes en Ukraine… La difficulté russe à contourner une contre-réponse ukrainienne efficace a pris un tournant plus physique : l’armée russe cherche à rendre inopérantes les infrastructures de communication du pays soit par des bombardements, soit par des cyberattaques.

2 — Contre-propagande ukrainienne efficace

Très peu analysée dans la phase initiale du conflit avec la Russie (2014-2017), la réponse informationnelle ukrainienne à l’agression russe éclaire sur la double stratégie de Kiev : maintenir sur la durée une mobilisation nationale contre l’adversaire russe et s’assurer un soutien constant de l’Occident, tout en provoquant un isolement croissant de la Russie.

La personne même du président Volodymyr Zelensky explique en partie le succès ukrainien dans cette guerre de l’information. Performer et communicant habile, Zelensky a jusqu’à présent et régulièrement utilisé toute information disponible pour présenter la version ukrainienne de la guerre et démystifier celle propagée par la Russie et sa nébuleuse médiatique d’influence. Ses premières vidéos personnelles, diffusées en direct depuis les rues de Kiev, avaient pour objectif de placer l’emphase sur la bravoure et l’unité nationale dans une guerre d’autodéfense.

La plus grande réussite ukrainienne, celle qui a aussi fait l’objet du plus d’efforts, est d’avoir converti ses succès d’influence auprès des acteurs les plus influents du système international en protection efficace du pays. Depuis un an, l’Occident n’a pas tari son soutien à l’Ukraine : livraisons d’armes, partage de renseignements, aide humanitaire. À cet égard, depuis les massacres de Boutcha révélés en avril 2022, la documentation des crimes de guerre russes, menée conjointement par Kiev, ses partenaires occidentaux et certaines plateformes technologiques comme Microsoft ou Clearview AI, ont contribué à cimenter la résistance ukrainienne et à resserrer la cohésion transatlantique.

Plus largement, Kiev a mené une guerre médiatique qui a efficacement représenté le pays en victime (ce qu’il est) et la Russie en agresseur (ce qu’elle est) qui doit payer le prix de son invasion. Le récit ukrainien est structuré autour de cinq principaux thèmes : la juste cause de l’autodéfense du pays ; la ténacité de la résistance ukrainienne ; la barbarie de l’opération russe ; la stratégie militaire russe erratique ; et le besoin urgent de l’Ukraine de pouvoir disposer d’équipements militaires suffisants, performants et sophistiqués.

Le sabotage, en avril 2022 en mer Noire, d’un des bâtiments les plus importants de la flotte de guerre russe (le croiseur Moskva), a ainsi été amplement utilisé par les autorités ukrainiennes pour illustrer les faiblesses militaires russes et la détermination de Kiev contre son agresseur. Depuis 2014, l’Ukraine a appris des stratégies informationnelles russes, tout particulièrement en matière de subversion (action visant à affaiblir le pouvoir et à démoraliser les citoyens) et de déception (travestissement volontaire de la réalité dans le but de gagner un avantage compétitif).

Sur le terrain, les initiatives de l’armée ukrainienne pour démoraliser l’envahisseur et aboutir à la reddition d’unités russes ont été régulières et créatives, jouant parfois sur le registre du sarcasme à l’encontre de l’ennemi. En témoigne le lancement d’une hotline et chaîne Telegram (« Je veux vivre ») que les soldats russes engagés sur le théâtre ukrainien peuvent télécharger pour se rendre, moyennant l’assurance d’être traités dans le respect des conventions internationales.

Bien identifiées, les capacités russes à combiner attaques informatiques et effets dans la sphère informationnelle représentent un défi de taille pour l’Ukraine, à plus forte raison lorsque Moscou a, dans les territoires occupés en Ukraine orientale, rerouté le trafic internet via ses propres points d’interconnexion du réseau et ainsi à travers son propre régime de censure.

3 — Les populations à la fois cibles et actrices du conflit

La guerre en Ukraine a accéléré une tendance déjà palpable dans de précédents conflits : le rôle des populations. Depuis plus de quinze ans, les smartphones et les réseaux sociaux ont donné les moyens à des populations civiles de faire entendre leurs discours et leurs revendications. Non-armée au sens conventionnel du terme, la guerre informationnelle complexifie les conflits du XXIe siècle en brouillant la distinction entre soldats de métier et combattants occasionnels.

Soumises à des flux d’informations importants, les populations civiles sont exposées sur les réseaux sociaux à quantité d’images fortes — bombardements de Marioupol, massacres de Boutcha et d’Izioum, siège du site d’Azovstal — qui permettent à l’adversaire (russe) de diluer l’authentique dans la confusion, voire de créer des faux (témoignages, posts sur les réseaux sociaux, contenus vidéos, etc.) qui peuvent devenir des productions virales.

Depuis février 2022, le champ de bataille est documenté en temps réel, en partie par les populations civiles. Un flux ininterrompu d’images et de témoignages provenant directement des camps ukrainien et russe se déverse ainsi sur les réseaux sociaux. Jamais les citoyens-spectateurs n’avaient été autant immergés dans un conflit.

Toute cette production de données contribue à développer l’investigation en sources ouvertes (OSINT), également facilitée par l’imagerie satellitaire fournie par quantité d’acteurs privés du spatial (Maxar Technologies, Capella Space ou encore Planet). Celle-ci a non seulement permis d’informer Kiev sur les opérations au sol, mais aussi de mobiliser les opinions publiques. Twitter est devenu une agora incontournable pour de nombreuses communautés de spécialistes de renseignement en sources ouvertes (OSINT), de passionnés, de collectifs d’investigation en ligne comme Bellingcat et Meduza, de grands titres de presse comme le New York Times, et d’Ukrainiens, documentant le conflit quotidiennement voire en live, « ubérisant » en quelque sorte le traitement médiatique classique d’une guerre — une information à horaire rituel, descendante et « éloignée » des populations subissant une offensive militaire.

L’Ukraine concrétise le pouvoir conféré aux populations par ce nouveau type de renseignement. Si l’on a rapidement mesuré l’atout de — toujours — disposer d’une supériorité conventionnelle sur le champ de bataille, la guerre en Ukraine est également un conflit centré sur les sociétés, dans lequel les capacités militaires de pointe constituent un facteur de première importance mais peut-être pas le plus décisif dans l’issue de la guerre. Les données disponibles sur Google Maps offrent au premier venu des informations qui n’étaient, il y a encore quinze ans, à la portée des seuls services de renseignement militaire dans le monde. Au-delà de l’intérêt de cartographier et de compiler des données sur le positionnement des forces russes en Ukraine et aux alentours, l’OSINT ou du moins l’utilisation qui en est faite, permet de contribuer au récit de la guerre, en influençant son déroulement et sa perception par les divers publics.

4 — Les canaux d’influence démultipliés et partiellement privatisés

Lors de la première phase du conflit ukrainien, à partir de 2014, Facebook, Twitter et YouTube apparaissaient comme les canaux privilégiés pour lancer et diffuser des opérations informationnelles. Dix ans plus tard, il faut compter sur de nouveaux vecteurs de propagation de la désinformation. L’application de messagerie instantanée Telegram est devenu un canal indispensable en même temps qu'un prolongement du théâtre des opérations. La structure même de l’application en fait un outil particulièrement adapté à la communication de masse : les chaînes (publiques ou privées) peuvent avoir un nombre illimité de membres et les groupes jusqu’à 200 000, quand WhatsApp et Signal accueillent respectivement jusqu’à 256 et 1 000 membres dans leurs groupes. En moins de douze mois, le nombre de groupes en lien avec la guerre y a été multiplié par dix. L’un des principaux canaux anglophones prorusses, « Intel Slava Z », cumule aujourd’hui 417 000 abonnés. En langue russe, « Rybar » totalise plus de 1,2 million d’abonnés : la chaîne emploie dix personnes pour un coût de 50 000 dollars par mois. L’écosystème informationnel russe se montre particulièrement actif sur Telegram, où il échappe relativement à la modération de ses contenus.

Parmi ces « chaînes » Telegram, des correspondants militaires ultra-nationalistes se distinguent par leur liberté de ton à l’égard de la conduite des opérations, critiquant les négligences du commandement russe ou enjoignant le Kremlin à durcir l’affrontement avec l’Occident. Souvent présents au plus près des lignes de front dans le Donbass, certains d’entre eux partagent des images atroces tout en insistant particulièrement sur le supposé « néo-nazisme » des élites ukrainiennes. Les termes qu’ils utilisent à ce propos, comme le mot clé « ukro-nazisme », ont pu à certains moments s’écarter de la sémantique utilisée dans les discours officiels russes. Les contenus diffusés par cet écosystème servent notamment à légitimer l’invasion auprès des minorités russophones locales.

TikTok, plus connue pour son utilisation ludique, est devenue une plateforme intégrée à l’appareil informationnel du Kremlin qui y a vu, avant la mise en conformité du réseau social avec les sanctions internationales visant Moscou, un moyen aisé pour atteindre plus massivement la jeunesse qu’avec YouTube. En mars 2022, l’opération #DavaïZaMir (#PourLaPaix) avait été démasquée : des dizaines d’influenceurs récitaient face caméra le même texte justifiant l’invasion par le souhait de la Russie d’« arrêter un génocide ».

De manière plus générale, cette guerre démontre qu’un État agressé mais bien préparé sur le terrain informationnel est en mesure de répondre de façon satisfaisante. Le concours des plateformes systémiques du numérique à l’effort de guerre informationnelle ukrainien, via la démonétisation des algorithmes des médias d’État russe, leur exposition de la désinformation du Kremlin et leur adhésion aux sanctions internationales, constitue un autre aspect de cette guerre de l’information – partiellement « privatisée ».

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